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GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2012, 207 p., ISBN : 978-2-84303-223-3.
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Entretien avec Jean-Pierre terrail
Skhole : Le projet de « l’école commune » consiste dans l’édification d’un cursus unique de 3 à 18 ans, au sein duquel, au nom d’un refus de toute « sélection » et « concurrence », très peu de place semble être laissé à la diversité des parcours scolaires. Cette uniformisation assez radicale, et l’exigence d’égalité qui la sous-tend, ne sont-elles pas poussées trop loin ? Plus précisément, ne vous paraît-il pas nécessaire et légitime que l’école publique tienne compte, plus que ce ne semble le cas dans l’ouvrage, des différences individuelles en termes de rythmes d’apprentissages, de « tempéraments », d’aspirations personnelles et familiales ? Pour le dire autrement, une école « démocratique » n’est-ce pas aussi une école « libérale », au sens d’une institution qui doit garantir en son sein la possibilité d’une certaine liberté ou marge de manœuvre individuelle et ne pas s’imposer à tous sous la forme contraignante d’un modèle unique ?
J-P Terrail : L’objection nous est faite de temps en temps, et elle ne laisse pas à chaque fois de m’étonner. A-t-on reproché à Jules Ferry, parce qu’il rendait obligatoire un cursus unique à l’école primaire, de chercher à effacer les « différences individuelles » ? Ou à René Haby de vouloir tout uniformiser parce qu’il imposait le collège unique ? Et la critique plus tard d’un collège qui serait trop exclusivement conçu comme « antichambre du lycée » serait-elle jamais venue sans la persistance d’un échec massif des premiers apprentissages ? Car là était le problème, et non dans un manque de respect des libertés individuelles.
Il suffit pour s’en convaincre de regarder les faits : le « libre choix » du rejet de l’école au collège est toujours la conséquence d’un décrochage précoce, le « libre choix » de l’orientation vers l’enseignement professionnel est imposé dans 80% des cas par l’institution et pour les 20% restant l’orientation est encore, de façon très dominante, consécutive à une scolarité difficile depuis le CP.
C’est là ma première remarque : les alternatives au cursus d’enseignement général qui sont aujourd’hui ouvertes à nos adolescents portent la marque de la contrainte et non de la liberté de choix. « Si les jeunes avaient le choix, il y aurait très peu d’élèves dans les LP » notait B. Charlot il y a déjà plus de dix ans[35]. La façon dont les familles ouvrières ont accompagné historiquement l’ouverture des possibles scolaires est tout à fait remarquable à cet égard : elles sont passées en quelques décennies de l’idée qu’à l’école les enfants feront « ce qu’ils peuvent » à l’idée qu’ils doivent y faire « ce qu’ils veulent ». Et, marquant bien leur conviction que la liberté de choix va de pair avec la prolongation des études, elles sont quasiment neuf sur dix à souhaiter qu’ils entrent dans l’enseignement supérieur[36].
En ce sens, notre projet de munir tous les élèves, à dix-sept ans, d’un bagage de culture commune leur ouvrant toutes les orientations ultérieures possibles, représente pour chacun un gain considérable de liberté individuelle par rapport aux orientations précoces et contraintes (qu’il s’agisse de filières ou de sections au sein des filières).
Reste bien sûr, et ce n’est pas une mince affaire, à déterminer le contenu de ce bagage de culture commune. Le programme du tronc commun est conçu pour garder ouverts tous les choix de pré-orientation en année terminale de lycée : c’est là pour nous la pierre de touche qui doit présider à sa conception. C’est du même coup ce qui indique la marge de jeu qui sera affectée au libre développement des goûts et des facultés individuels : « Au long de leurs études, les élèves pourront développer plus particulièrement leurs savoirs et leurs savoir-faire dans tel ou tel domaine de prédilection, et l’institution scolaire leur en offrira la possibilité. Mais ces investissements spécialisés ne pourront s’opérer au détriment des matières du tronc commun » (L’École commune, p. 37).
Skhole : Pourriez-vous préciser en quoi consisteraient ces possibilités d’approfondissement, étant donnés les contraintes qui pèsent d’ores et déjà sur les emplois du temps des élèves et le principe selon lequel elles ne « pourront s’opérer au détriment des matières du tronc commun » ?
J-P Terrail : « Les contraintes qui pèsent d’ores et déjà sur les emplois du temps » sont une chose. La mise en œuvre de nos propositions en impliquerait un réexamen complet. Tout reste ici à déterminer précisément, à commencer par le contenu du tronc commun, dont la conception doit laisser place au temps nécessaire aux « investissements spécialisés ».
Le tronc commun devrait se centrer sur les apprentissages indispensables pour laisser ouvert le choix des orientations professionnelles à partir de 18 ans (la technologie, l’éducation artistique et sportive étant inclues dans ces apprentissages). Pour chaque registre de savoir, on cherchera le meilleur compromis entre ce qu’il faut apprendre si l’on doit se spécialiser dans ce registre, et ce qu’il faut en maîtriser pour pouvoir, en tant qu’adulte non spécialiste, se confronter aux pratiques et discours qui mettent en jeu les savoirs concernés dans la vie sociale. Et l’organisation du cursus, la conception des dispositifs pédagogiques, l’articulation entre mise en commun et travail individuel devraient être pensées en sorte de réduire au mieux l’écart entre le temps dévolu à ces apprentissages et le temps de mise en activité intellectuelle effective et efficace : il y a certainement beaucoup à réfléchir et à gagner sur ce plan.
Quant aux investissements spécialisés, ils pourraient se réaliser au moins pour une part dans le cadre même de l’institution scolaire, dont le rôle de foyer d’activité intellectuelle et culturelle serait affirmé et développé. Nous disposons à cet égard de l’expérience des sections spécialisées (type classe musicale, ou sport-étude, voire même classes à option lourde en lycée), où la pratique d’une matière privilégiée ne semble pas nécessairement pénaliser les études générales, et dont il conviendrait de tirer les meilleurs enseignements. De façon générale, dans cette perspective, la mise en place de l’école commune devrait favoriser le rapprochement entre l’école, en tant que lieu de diffusion et transmission des savoirs et savoir faire, des lieux où se produisent ces savoirs (enseignement supérieur et recherche) et où s’élaborent et se mènent les pratiques culturelles, artistiques, sportives.
Skhole : Sans nécessairement reconduire le principe des sections, ne serait-il pas intéressant de mettre en place, à partir d’un certain niveau, une forme de tronc commun en partie modulaire, permettant de choisir une « dominante » ouvrant à un enseignement plus approfondi de certaines matières pendant plusieurs années ?
J-P Terrail : Comme je l’ai souligné, l’essentiel à notre sens est de garder ouvertes toutes les possibilités de choix d’orientation à l’entrée en terminale, quels qu’aient été les « investissements spécialisés » antérieurs. C’est le rôle des apprentissages du tronc commun. Celui-ci n’a donc pas à inclure des investissements qui vont au-delà d’une mission qui est déjà assez lourde comme cela.
Qui plus est, le projet de transmettre à tous les jeunes un même ensemble de ressources intellectuelles ouvrant à dix-huit ans les mêmes possibilités d’orientation professionnelle, est la marque de fabrique de l’école commune. C’est avec lui que se joue la rupture avec la dynamique inégalitaire de l’école actuelle. Dans un contexte culturel si profondément imprégné des thématiques de la diversité des aptitudes et de l’inégalité des intelligences, laisser quelque porte ouverte au retour en arrière risquerait fort d’être fatal à la rupture : le mort serait trop empressé de saisir le vif.
Il ne me paraîtrait donc pas raisonnable de faire en sorte que le tronc commun ne soit que relativement commun. Mais je le répète, le footballeur précoce, le mathématicien de génie, l’amoureux de la littérature ou des langues étrangères, le passionné de musique devraient en effet pouvoir trouver, mais hors du tronc commun, de quoi cultiver leurs intérêts particuliers, chaque fois que possible dans le cadre même de l’institution scolaire. C’est l’une des fonctions dévolues à notre proposition de développer dans tous les établissements, en liaison avec les enseignements disciplinaires du tronc commun, des activités fondées sur les usages sociaux et culturels des savoirs enseignés à l’école.
Skhole : D’autre part, la suppression pure et simple du redoublement, que vous proposez, ne suppose-t-elle trop rapidement résolue la question des différents rythmes individuels d’apprentissage, en prétendant pouvoir emmener tout le monde au même rythme tout au long d’un seul et même curriculum : le redoublement n’est certes pas non plus satisfaisant à cet égard, mais ne faut-il pas prévoir tout de même des dispositifs ad hoc permettant de répondre à ces différences ? Enfin, si le « tronc commun » est trop « commun », ne risque-t-il pas de dériver rapidement, dans les faits, vers le minimum d’un « socle commun », faute d’offrir suffisamment de possibilités d’adaptation individuelle (de rattrapage comme d’approfondissement) ?
J-P Terrail : Non seulement en effet le redoublement n’est pas une solution « satisfaisante », mais il s’avère, enquête après enquête, pénalisant pour les intéressés qui auraient connu un meilleur cursus sans y être soumis, et cela d’autant plus qu’il intervient précocement. Prenons la fin du CP : parmi les élèves identiquement « faibles » ceux qui redoublent arriveront en fin de CE1 en moins bonne posture que n’y sont parvenus l’année d’avant ceux que l’on n’avait pas fait redoubler. Voilà un excellent indicateur empirique de ce que le vieillissement biologique est une chose, l’activité intellectuelle une autre.
Certes les apprentissages s’inscrivent dans la durée, mais leur temps n’est pas celui de supposés « rythmes biologiques » qui seraient propres à chacun. Il n’y a pas plus d’enfants qui, au plan intellectuel, seraient par nature « rapides » ou « lents » que d’enfants qui seraient « abstraits » ou « concrets », la lenteur ou la concrétude n’étant que les faux nez de difficultés d’apprentissage non surmontées. Il n’y a aucune raison qui exclurait par principe la possibilité que tous les élèves de l’école commune parviennent au terme du tronc commun en s’étant appropriés le bagage de culture commune (pas le socle commun, qui voue au seul marché du travail peu qualifié, mais celui qui ouvre tous les possibles professionnels à 18 ans). Je ne tiens pas compte ici des enfants affectés d’un handicap physique ou mental qui brouille sérieusement leur capacité d’activité intellectuelle, ceux-ci ne dépassant pas, par expérience internationale, 2 à 3% de la population.
À un moment donné, sur contenu donné, certains comprennent, d’autres pas. La question posée est celle de modes de conduite des apprentissages qui permettent de surmonter la difficulté, sachant que la règle éthique fondamentale de l’école commune consiste, pour les enseignants à ne pas accepter de ne pas se faire comprendre, pour les élèves à ne pas accepter de ne pas comprendre. On peut bien sûr concevoir, pour ne laisser personne au bord du chemin, qu’une aide particulière soit à tel ou tel moment, sous la responsabilité du maître et sans retirer le bénéficiaire de sa classe, apportée à tel ou tel élève.
Skhole : Quant à la nature de la formation dispensée à l’école, le projet du GRDS engage la totalité des élèves dans un cursus étendu essentiellement centré sur les matières de l’enseignement général, en repoussant à l’année de Terminale toute possibilité d’orientation technologique et professionnelle. En droit comme en fait, peut-on sérieusement envisager de maintenir tous les élèves dans la seule voie générale durant 15 ans ? N’est-ce pas d’une part irréaliste ou intenable, même en supposant réformés les « systèmes d’apprentissage » en vigueur, et d’autre part, n’est-ce pas refuser aux élèves la possibilité de choisir d’autres voies qu’ils jugeraient pourtant plus conformes à leurs aspirations ? Une telle valorisation de l’enseignement général ne conduit-elle pas implicitement à dévaloriser les formations technologiques et professionnelles, dont la place, les enjeux et les intérêts nous paraissent peu pris en compte dans l’ouvrage ?
J-P Terrail : Vous n’aurez pas manqué de remarquer que nous ne parlons pas d’enseignement général mais de « culture commune » et d’un « baccalauréat de culture commune » (L’École commune, p. 107). Ce choix n’est pas anodin : il indique précisément, alors même que le contenu de ladite « culture commune » reste largement à déterminer, notre volonté de ne pas l’identifier aux programmes actuels des sections d’enseignement général. Notamment en donnant à la culture technique une tout autre place dès les débuts du cursus. Nous venons de mettre en ligne sur notre site deux études évoquant l’histoire de l’enseignement technique en France, celui d’Yves Lequin constatant pour sa part, en le déplorant, que « centrale pour l’humain, la technique est marginale dans l’école » française au long des deux derniers siècles. Et l’une de nos premières propositions concernant la culture commune, qui sera publiée dans la prochaine période, portera sur la part que devrait y prendre un enseignement rénové de la technique et de la technologie[37].
Les élèves attirés par ce domaine de l’activité humaine ne se sentiront pas moins à leur place, dans le cursus de l’école commune, que ceux que leurs goûts portent plutôt vers les maths, les lettres ou l’histoire. Ils s’y sentiront en tout cas certainement beaucoup mieux que ceux qui sont aujourd’hui orientés vers l’enseignement professionnel, et dont B. Charlot indique qu’« ils n’investissent fortement le LP que lorsqu’ils le perçoivent comme un lieu (…) offrant une seconde chance, constituant un détour pour réussir quand même ses études »[38].
Vous suggérez que la mise en place d’un tronc commun jusqu’à un bac de culture commune pourrait poser un problème éthico-politique, de par son caractère contraignant, et soulever si ce n’est pas le cas des difficultés pratiques. Mais qui pourrait contester la légitimité d’un cursus scolaire qui ne lèse personne, puisqu’il donne à tous les élèves les moyens de choisir réellement leur avenir professionnel ? Et pour ce qui est de la pratique, on observera que les enfants des classes populaires (celles qui fournissent l’essentiel du public de l’enseignement professionnel et technologique), dès lors qu’ils entrent normalement dans les apprentissages de la culture écrite, n’ont dès aujourd’hui de cesse, sans exception, de continuer dans l’enseignement général, celui qui offre les plus larges possibilités de choix culturels et professionnel.
Le vrai problème n’est donc pas là. C’est celui de la crédibilité d’une amélioration massive de l’efficacité pédagogique. A défaut, l’idée d’un tronc commun devient utopique, on le comprend aisément. Mais l’inverse est vrai : sans tronc commun, il est utopique d’espérer une telle amélioration. Cet aspect de notre réflexion est moins attendu, et c’est une thèse que nous avons parfois du mal à faire entendre.
On pourrait dire les choses ainsi. La construction de l’école unique, à partir du décret Berthoin de 1959, met en avant le principe de la diversité des aptitudes des élèves, et organise l’institution autour d’une mission centrale : éprouver les élèves, évaluer leurs aptitudes, et gérer les parcours scolaires en conséquence[39]. On sait ce qu’il advient de cette mise en concurrence, dont l’impact sur les inégalités sociales face à l’école est sans appel. Un aspect de cet impact est le suivant. Face aux difficultés d’apprentissage rencontrées par les élèves des classes populaires, notre système éducatif propose une diversité de réponses : la mauvaise note, le redoublement, le regroupement des élèves faibles dans des classes d’adaptation, dans des classes de niveau, dans des sections ad hoc type SEGPA, et finalement dans les filières de l’enseignement professionnel, au mieux technologique.
L’inefficacité cognitive de ces modes de traitement institutionnels de la difficulté intellectuelle est plus qu’avérée. Pour autant ils sont complètement intégrés dans la culture professionnelle des enseignants, au point de structurer en profondeur, et inconsciemment, l’organisation et la gestion de l’acte d’enseignement. Ils sont à leurs yeux un recours complètement naturel, et incontournable, puisqu’ils s’attendent chaque année à ce qu’une partie de leurs élèves se retrouvent en difficulté plus ou moins significative.
Il nous paraît complètement déraisonnable d’imaginer que l’école pourrait être démocratisée sans que cette culture de l’échec soit sérieusement battue en brèche. Et cela n’aura pas lieu tant que les conditions institutionnelles qui ont permis son épanouissement resteront en place, et qu’il ne sera pas clairement posé que la difficulté intellectuelle ne se traite pas par la disqualification de l’élève, mais exclusivement par le travail pédagogique et l’amélioration des apprentissages cognitifs.
C’est pour rendre possible cette indispensable mutation culturelle que nous proposons ce projet d’école commune qui mérite, lui, d’être effectivement qualifié de « refondation » du système éducatif . Nous ne référons pas la diversité des performances scolaires au principe de la diversité des aptitudes. Nous partons de la conviction, non pas posée comme un acte de foi militant, mais étayée par l’investigation théorique et la recherche empirique, que tous les enfants disposent à six ans des ressources intellectuelles leur permettant d’entrer normalement dans la culture écrite, ce que nous appelons l’égalité des intelligences[40]. Et nous proposons de les conduire tous au terme du tronc commun, l’institution scolaire ayant mission non plus d’organiser la sanction des faibles mais de mobiliser toutes ses ressources au service de la formation des enseignants et de leur travail pédagogique. On voit bien ici en quoi la dynamique de la démocratisation ne saurait se passer du tronc commun : la suppression de toute possibilité de mise à l’écart des élèves en difficulté invite les enseignants à se mobiliser exclusivement sur le travail pédagogique et peut seule créer les conditions de la mutation de la culture de l’échec en culture de la réussite de tous.
Ce tronc commun, dernière remarque, serait-il de nature à « dévaloriser les formations professionnelles et technologiques » ? Il implique de toute évidence leur évolution. Mais en quoi le fait d’accueillir des élèves intellectuellement bien mieux formés, un peu plus âgés, ayant réellement choisi leur cursus de professionnalisation, habitués depuis les débuts de leur scolarité à considérer la technique et le travail productif comme des objets d’étude parfaitement légitimes, pourrait-il dégrader ces formations ou les déconsidérer ?
Skhole : Vous semblez considérer que la distinction entre filières ne peut aboutir qu’à une hiérarchisation entre elles et au bout du compte à des effets inégalitaires de sélection et d’orientation, comme c’est de fait le cas : n’est-il pas cependant pas possible et plus raisonnable d’envisager une réforme en profondeur des filières professionnelles et technologiques, et des passerelles entre elles et l’enseignement général, plutôt que leur pure et simple fermeture jusqu’à l’âge de 18 ans ? N’y a-t-il pas aussi des enfants heureux en filière professionnelle, et qui ne l’étaient pas ou plus dans le cursus général, ici en France comme dans d’autres pays (l’Allemagne est souvent citée en exemple sur ce point) ?
J-P Terrail : Les filières de l’enseignement professionnel sont actuellement dévalorisées, à la fois parce qu’elles accueillent un public exclu de l’enseignement général, et parce qu’elles débouchent sur des postes marqués par la dévalorisation des métiers manuels, la médiocrité des salaires et la précarité de l’emploi. Nous proposons la seule réforme susceptible de contribuer efficacement à leur revalorisation, en leur assurant un public qui s’est librement déterminé, et qu’une forte qualification met en position d’obtenir, dans le monde professionnel, un statut, un salaire, et des conditions de travail sensiblement améliorés.
Skhole : Vous insistez à juste titre selon nous sur les liens essentiels entre école et culture écrite, et sur l’importance des « technologies intellectuelles » au contact desquelles se forment les compétences cognitives relevant de la « raison graphique ». Cependant, le projet de « l’école commune » ne semble pas tenir compte de ce qui apparaît à bon nombre comme un tournant technico-culturel d’envergure, celui du passage du « monde sur papier » (Olson) au « monde sur écran », dont les implications sont nombreuses, tant sur les plans économique et « sociétal » (diffusion massive des NTIC, en particulier chez les jeunes) que sur le plan cognitif voire épistémologique (ouvrant sur une nouvelle époque, encore incertaine, du savoir et de l’écriture). Etant donnée l’importance qui peut être accordée à ces transformations pour les systèmes scolaires dans leur ensemble, n’est-il pas indispensable aujourd’hui d’en tenir compte dans le cadre d’une réflexion sur les évolutions de l’école ? Pouvez-vous préciser les positions du GRDS à l’égard de la manière dont l’institution scolaire doit faire face à ce nouveau contexte de la « révolution numérique » ?
J-P Terrail : Le GRDS n’a pas de position sur cette question, et j’avancerai seulement quelques observations banales et modestes : les spéculations les plus brillantes sur l’impact de la révolution numérique sont une chose, mais nous disposons encore de bien peu de connaissances précises pour tenir des propos un peu assurés, tellement nous manquons de recul et tellement le nouveau continue de surgir à tout moment. Personne n’avait imaginé tout ce qu’internet changerait dans nos usages, la mesure même de ce changement reste très approximative, quant à appréhender toutes ses conséquences… Prenons l’exemple de nos sites : les textes que nous y insérons reçoivent un nombre de visites sensiblement plus important que les revues ou les ouvrages dans lesquels ils auraient pu être imprimés n’auraient compté d’acheteurs et même de lecteurs. Mais nul ne sait si ces textes sont lus sur écran ou passent par l’imprimante, et n’est capable de différencier les modalités et l’impact de la lecture sur écran, sur une sortie d’imprimante, sur un ouvrage préparé pour l’imprimerie, ce qui change dans l’activité intellectuelle qui s’en empare et qui s’y confronte, etc.
Concernant l’enseignement, la révolution numérique ne dévalue certainement pas les objectifs de transmission des savoirs réflexifs de la culture écrite. Les NTIC ne suscitent pas seulement l’inflation que l’on sait de l’univers des images auxquelles nous sommes exposés, elles assurent aussi, internet tout particulièrement, une formidable promotion de l’écrit. Une grande partie des savoirs humains est désormais à portée de clics, accessible à tous et de partout, en-dehors même des lieux traditionnels de production et de distribution de la connaissance. Une formation intellectuelle solide, qui permette à chacun de déchiffrer les images et les textes, de tracer son chemin dans la forêt des savoirs élaborés, de participer à la vie des idées, est un impératif absolu si nous voulons vivre demain dans une société démocratique, donc humainement vivable.
La transmission des savoirs élaborés au plus grand nombre reste plus que jamais l’objectif incontournable de nos systèmes éducatifs, mais quid des façons de transmettre ? Les jeunes générations sont celles qui portent le changement, promeuvent les nouveaux usages, en subissent l’impact de plein fouet. L’école va inévitablement changer en conséquence. Déjà les nouvelles techniques – l’ordinateur, le tableau interactif, etc. – commencent à investir les salles de classe. Il est certainement indispensable que l’école tire le meilleur de ces outils. Sans oublier toutefois que ce ne n’est pas l’outil qui apprend à penser, et que la mise à disposition d’un ordinateur dès le plus jeune âge ne remplacera pas une bonne méthode de lecture. Sans oublier non plus que la maîtrise de l’outil n’est pas une simple affaire de savoir-faire : on se rappellera à cet égard comment les employées de bureau titulaires d’un bac général se sont plus facilement adaptées au micro-ordinateur que les sténos-dactylos titulaires du CAP.
Le zapping télé, les jeux vidéo modifient sensiblement les facultés d’attention des jeunes (nous-mêmes adultes devons nous réadapter au rythme beaucoup plus lent des films qui ont pris un tout petit peu d’âge). L’école doit certes y prêter attention. Sans oublier que les enfants, dès 3 ans, passent une bonne partie de leur temps… à l’école. Celle-ci doit-elle dès lors adopter à son tour une pédagogie « zapping » censée adaptée à la modernité, ou utiliser son impact pour habituer aussi les enfants à d’autres rythmes, plus propices à la réflexion, au travail intellectuel ?
Skhole : L’ouvrage laisse de côté la question des programmes et s’en justifie. Pourriez-vous nous en dire davantage sur les travaux du GRDS sur ce plan : les grandes orientations, les matières concernées, les éventuels projets en cours de rédaction ?
J-P Terrail : Après avoir réfléchi aux caractéristiques générales de ce que pourrait être une école plus démocratique, engagé l’examen de différents aspects de cette dernière (dispositifs pédagogiques dans l’élémentaire, formation des enseignants), nous voudrions en effet avancer sur les contenus, sur la culture commune à transmettre aux jeunes générations. Notre objectif n’est évidemment pas de trancher, nous n’en aurions pas la force même si nous l’envisagions, mais de constituer une sorte de bibliothèque de l’état des réflexions sur la question dans les grands domaines des savoirs scolarisables, bibliothèque qui serait mise à disposition de tous et permettrait d’alimenter l’indispensable débat démocratique sur ce que nous voudrions que l’école transmette à nos enfants.
Plutôt que de démarrer d’emblée sur le "ce qu’il faudrait faire", objet d’inévitables polémiques, il nous a paru préférable de commencer par faire le point, discipline par discipline, de l’histoire récente des savoirs scolaires et des débats auxquels elle a donné lieu. Nous l’avons fait pour l’enseignement technique, nous publierons dans les mois qui viennent de semblables bilans pour les autres disciplines, le travail est en cours avec la collaboration à chaque fois de spécialistes de ces dernières.
Nous souhaitons développer parallèlement notre réflexion sur des aspects d’intérêt commun de l’affaire : la question des compétences, sur laquelle nous avons commencé à publier, celle de l’organisation générale du cursus et de la place des différents registres de savoirs, etc. Les collaborations intéressées sont bienvenues, on peut facilement prendre contact avec le GRDS sur notre site…
Skhole : Que pensez-vous des orientations de V. Peillon et de la consultation lancée cet été ? Y avez-vous été convié ? Avez-vous le sentiment que la « refondation » envisagée par le Ministre pourrait aller à certains égards au moins dans un sens voisin de celui que vous proposez vous-même ?
J-P Terrail : Non, le GRDS n’a pas été convié à cette consultation. Cela ne me paraît pas très étonnant, dans la mesure où l’objectif qui lui a été assigné semble rester assez modeste. Nous donnons à la « refondation » de l’école un tout autre sens que le ministre, même si en effet certaines orientations affichées nous paraissent aller dans le bon sens (donner la priorité à la réforme de l’enseignement élémentaire, repenser, revaloriser et financer la formation des enseignants, notamment). Comme je l’ai souligné dans l’entretien croisé que j’ai mené avec lui dans Télérama (n° 3270 du 12-9-2012), la démocratisation effective de l’école nous paraît passer par l’abandon, et non par l’amélioration, de la politique du socle commun de connaissances et de compétences, lequel restera inévitablement, quel qu’en soit le contenu précis, la marque d’une école à deux vitesses. Mais Vincent Peillon, homme affable, courtois et intelligent, m’a paru soucieux de ne fâcher personne au point d’hésiter à devenir le grand ministre de l’éducation nationale que nous serions nombreux à soutenir !
[1] Le GRDS, fondé en 2008, et qui rassemble des chercheurs professionnels et non-professionnels, publie ses travaux notamment sur son site : http://www.democratisation-scolaire.fr/
[2] GRDS, L’école commune, Propositions pour une refondation du système scolaire, La Dispute, Paris, 2012.
[3] Op. cit., p. 105.
[4] Op. cit., p. 11.
[5] L’introduction rappelle que si l’ouverture du secondaire a élargi l’accès aux niveaux supérieurs de l’enseignement, elle n’a guère réduit l’inégalité des chances dans les parcours scolaires, ni les effets de reproduction sociale. Cf. Op. cit., p. 8-9.
[6]Op. cit., p. 13.
[7]Op. cit., p. 10.
[8] Cette prise de position repose en dernière instance sur une analyse des capacités cognitives fondamentales – disons, d’un mot, rationnelles – offertes par la maîtrise du langage oral chez tout enfant en âge pré-scolaire. Cf. Jean-Pierre Terrail, De l’oralité, essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2008.
[9] Op. cit., p. 64.
[10] Op. cit., p. 29. Les pages 28 à 33 sont consacrées à convaincre, sans toujours y parvenir, de la « crédibilité d’une école sans notes ».
[11] Op. cit., p. 13.
[12] Le changement d’appellation pour les deux premiers degrés est justifié dans l’ouvrage par le souci d’orienter clairement le curriculum en direction de son terme – le bas en vue du haut : l’école « enfantine » devant rompre avec un certain « maternalisme » de l’actuelle école maternelle, et l’école « première » être nettement conçue comme devant préparer à l’enseignement secondaire (Op. cit., p. 40 n. 16).
[13] « La spécificité actuelle du collège est, dans cette perspective, appelée à disparaître. » (Op. cit., p. 112), « la vocation du collège unique à constituer “l’antichambre“ du lycée unique étant ainsi fortement affirmée. » (Op. cit., p. 41).
[14] Op. cit., p. 105.
[15] Op. cit., p. 49 à 101. C’est le chapitre le plus développé, si l’on excepte le chapitre final, consacré à l’examen de certaines « idées reçues » à propos de l’école, qui ne porte plus sur le projet de « l’école commune » en lui-même.
[16] Op. cit., p. 54.
[17] Op. cit., p. 51.
[18] Op. cit., p. 36. Cf. aussi, Op. cit., p. 130 n. 2 : « La culture écrite concerne tout ce qui s’appréhende directement parla voie de l’écrit mais aussi toutes les formes d’activités intellectuelles ou physiques dont les contenus sont profondément instruits, travaillés par l’écrit. A cet égard l’oral à l’école est amplement informé par la culture de l’écrit. »
[19] Op. cit., p. 57-79.
[20] Op. cit., p. 55.
[21] Op. cit., p. 63-64. Le GRDS s’illustre depuis longtemps déjà dans la promotion de nouvelles méthodes de lecture, notamment à travers la publication et l’expérimentation probante d’un manuel de lecture fondé sur ces principes, intitulé Je lis, j’écris. Un apprentissage moderne et culturel de la lecture, Les Lettres Bleues, 2009. Cf. également : Geneviève Krick, Janine Reichstadt et Jean-Pierre Terrail, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, Gallimard, Paris, 2007 ; J. Reichstadt, Apprendre à lire, l’enjeu de la syllabique, L’Harmattan, Paris, 2011.
[22] Auteur notamment de Echec et maths, Seuil, Paris, 1973, et de nombreux autres ouvrages consacrés à la didactique des mathématiques.
[23] Le « numérique » n’étant pas réductible au « quantitatif », le « géométrique » n’étant pas réductible au « figuratif ».
[24] Op. cit., p. 77.
[25] Op. cit., p. 98.
[26] C’est l’objet du chapitre intitulé « La formation des enseignants : quels maîtres pour une école démocratique ? », Op. cit., p. 119-146.
[27] « Améliorer l’efficacité de la transmission ne peut être que le fait d’enseignants qui maîtrisent les connaissances qu’ils transmettent, qu’il s’agisse des formes savantes de ces connaissances, ou de leur forme curriculaire, les savoirs scolaires. La qualité de la formation disciplinaire et didactique des futurs enseignants est donc tout simplement décisive. », Op. cit., p. 121.
[28] Ce cursus unifié de formation et de recrutement des enseignants de « l’école commune » est détaillé p. 143-145, Op. cit.
[29] Op. cit., p. 117.
[30] Op. cit., p. 117.
[31] « la tâche de l’école est de construire chez les élèves un nouveau rapport au langage, celui qu’induit la culture de l’écrit, un rapport réflexif impliqué dans les premiers apprentissages de la raison graphique que sont ceux de la lecture et de l’écriture, moments fondamentaux d’objectivation du langage. », Op. cit. p. 131. L’expression de « raison graphique » est sans doute empruntée à l’anthropologue Jack Goody. Cf. l’extrait de son œuvre éponyme, publié ici : http://skhole.fr/node/165
[32] A propos du psychologue et pédagogue russe Lev Vygotski, nous renvoyons à la « série » qui lui est consacrée sur skhole.fr : http://skhole.fr/node/170
[33] Op. cit., p. 105.
[34] Cf. Op. cit. p. 66 et p. 131, où il est question de « technologie » et d’ « outillage » intellectuels.
[35] Bernard Charlot, Le rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Anthropos, Paris, 1999, p. 336.
[36] Voir Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles, La Dispute, Paris, 2010.
[37] Voir Yves Lequin, L’occultation de la technique dans l’enseignement français, http://www.democratisation-scolaire.fr/?p=144 ; et Isabelle Harlé, L’enseignement de la technologie de 1960 à nos jours : réformes et débats, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?arti….
[38] Bernard Charlot, op. cit., p. 338.
[39] Rappelons que le décret Berthoin porte la scolarité obligatoire à 16 ans et prépare l’entrée de tous les jeunes dans le secondaire. En « unifiant » ainsi le primaire et le secondaire, il internalise une sélection sociale qui s’opérait largement jusque-là à l’extérieur de l’école.
[40] Voir Jean-Pierre Terrail, De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute, Paris, 2009.