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L’ouvrage de Laurent Davezies, professeur au CNAM et spécialiste d’économie régionale et urbaine, a pour ambition de replacer les difficultés que connaît actuellement la France dans le cadre d’un triple éclairage : régional, mettant en évidence un morcellement du territoire entre espaces aux dynamiques opposées ; politique, ce morcellement ayant des conséquences sur la vie démocratique au travers du renforcement des populismes et du vote en faveur de l’extrême droite ; prospectif, car ces éclairages laissent entrevoir plusieurs scénarios selon les choix qui peuvent être faits par les décideurs en matière d’allocation des ressources publiques.
Le point de départ de La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale est le constat d’une des caractéristiques du "modèle social français": grâce à des transferts financiers, la France a réussi jusqu’à présent à maintenir une certaine égalité entre régions riches et régions moins favorisées, alors que le tissu sociologique et la réalité productive des territoires est très diverse. Toutefois, cet état des lieux est questionné par la situation des finances publiques et par les enjeux nouveaux que posent la conciliation entre égalité territoriale et efficacité économique.
La crise financière et ses conséquences socio-économiques
Dans la première partie de l’ouvrage, Laurent Davezies montre bien comment la France a été impactée par la crise, quoique plus épargnée que ses voisins européens. Marquée par l’arrêt de créations d’emplois davantage que par des destructions de postes, elle touche inégalement le territoire, frappant davantage le secteur industriel et les secteurs moins qualifiés. Combinant ainsi analyses macroéconomiques et données microéconomiques, il explique combien la géographie du choc est très marquée : à côté d’espaces métropolitains dynamiques, une France en déclassement et désindustrialisée peine à rester dans le jeu. Trois symptômes de cette situation sont développés : les évolutions pénalisantes de l’emploi salarié privé, l’emploi masculin peu qualifié comme première victime de la crise et le vote FN sur-représenté dans les territoires en difficulté (en particulier le nord-est de la France et les villes moyennes des zones périurbaines).
La crise des finances publiques et ses conséquences sur le "modèle social français"
Etayé par de nombreuses statistiques et des comparaisons entre régions françaises, le constat principal de l’auteur consiste ici en un rappel des effets redistributifs des budgets publics. Grâce à la solidarité nationale, les remèdes aux inégalités socio-économiques que constituent les salaires publics et les prestations sociales permettent de lisser des différences persistantes entre territoires.
A titre d’exemple, on peut comparer le poids dans le PIB national et la part du revenu brut des ménages, en tant qu’il constitue un comparatif entre ce qu’une région produit et ce dont ses habitants bénéficient : ainsi, si l’Ile-de-France a un poids de 29% dans le PIB de la France, son poids dans le revenu brut des ménages est de 22% ; à l’inverse, la Picardie a un poids de 2,4 dans le PIB national mais elle reçoit 2,9% du revenu brut des ménages français. Selon les zones d’emploi, les salaires publics peuvent représenter 8 à 25% du revenu des ménages, les prestations sociales de 9 à 28% et les pensions de retraite de 10 à 42%. Les transferts entre territoires permettent donc de garantir une certaine péréquation, même si celle-ci est menacée par l’endettement public et que cette situation peut fragiliser des territoires plus dépendants de la puissance publique.
Allier croissance et égalité territoriale, solidarité et dynamisme économique
L’auteur note qu’il existe malgré tout plusieurs France en dépit des mécanismes redistributifs. Quatre idéaux-types sont mis en évidence : des territoires marchands dynamiques (40% de la population, essentiellement au sein des métropoles), des territoires non marchands dynamiques (40% de la population, essentiellement là où sont concentrés les salariés du secteur public et les retraités), une France marchande non dynamique (10% de la population, notamment les secteurs mis à mal par la mondialisation) et une France non marchande non dynamique (10% de la population, maintenue à flot grâce aux revenus de la solidarité nationale).
Dans ce contexte, la baisse tendancielle de la croissance et les tensions sur les budgets publics questionnent les modalités traditionnelles de redistribution. Les ressources devenant moins abondantes avec des besoins sociaux toujours plus importants, il convient pour la puissance publique de renouveler son appréhension de ces problématiques. Pour cela, l’auteur désigne plusieurs directions :
– bien séparer dynamisme productif et qualité de vie : en effet, certains territoires sont peu dynamiques mais leur population exprime une qualité de vie meilleure que des territoires économiquement plus performants ;
– la redéfinition de la notion d’égalité territoriale. Hormis les zones les plus en marge (zones rurales enclavées et banlieues en difficulté), cette notion doit selon l’auteur davantage s’entendre en termes d’aide aux populations plutôt qu’aux territoires. Bien entendu, des zones géographiques doivent continuer à faire l’objet d’une attention accrue, mais c’est la population qui y vit qui doit faire l’objet de l’aide la plus conséquente (exemple : passage du paradigle des zones franches à celui des emplois francs) ;
– ce dernier point permet de faire le lien avec une des solutions présentées dans l’ouvrage, la mobilité résidentielle. En effet, on constate une discordance entre la réalité des mobilités et ce que les réalités socio-économiques incitent à considérer : si 11% des cadres ont changé de départements dans les cinq dernières années, c’est le cas de 4% des ouvriers. Ce sont donc les populations les plus « insérées » qui « font leur marché » sur le territoire, quand les ouvriers qui subissent davantage les difficultés économiques sont les plus « prisonniers » de leurs territoires. La puissance publique doit donc oeuvrer pour accompagner et organiser les mobilités, fournissant ainsi l’occasion d’expérimenter sur les territoires de nouvelles formes de solidarité décentralisées.
Un ouvrage didactique et riche d’enseignements, quoique parfois économiciste
Laurent Davezies signe là un ouvrage qui fait date dans l’analyse des équilibres et déséquilibres territoriaux en temps de crise. Statistiques abondantes, comparaisons entre territoires pertinentes, le livre rend bien compte de la complexité de la recherche de l’égalité territoriale. Un seul bémol peut-être, mais qui tient à la formation de l’auteur : le penchant économiciste de l’analyse.
Certes, les phénomènes économiques constituent une explication majeure des phénomènes décrits et le redressement productif une des solutions aux problèmes présentés. Mais une analyse plus approfondie sur les plans historique, sociologique et démographique aurait eu l’avantage de fournir des angles de compréhension plus divers, avec des éclairages rendant davantage compte de l’imbrication indissociable de ces différentes dimensions dans la construction des territoires et leurs évolutions. Il n’en demeure pas moins que ce livre est un ouvrage singulier dans la mesure où il interroge de façon novatrice le présent et la pérennité des mécanismes de solidarité qui prévalent en France depuis plus d’une trentaine d’années