In La Presse – Le Soleil – le 9 février 2014 :
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(Québec) Comme un récit pressenti depuis la nuit des temps, comme une légende que notre époque réclame, Le chant de la terre innue porte en lui l’espoir d’une joie retrouvée. Jean Bédard a ressenti le besoin d’écrire ce neuvième roman parce que le temps de la réconciliation avec la nature est venu et que, pour lui, cette réconciliation passe nécessairement par la redécouverte de la culture ancestrale des premiers peuples.
L’auteur Jean Bédard
La démarche dont il est question ici n’a rien à voir avec le folklore. Elle transcende même la dimension culturelle. On dirait que l’auteur s’est laissé pénétrer par le génie lyrique de l’immensité silencieuse du Nord québécois et qu’il a cherché à exprimer le caractère sacré de sa beauté. L’objectif qu’il s’est donné paraît si fabuleux qu’on s’étonne qu’il soit parvenu à l’atteindre.
Ce succès force l’admiration. On a l’impression de pénétrer, un peu comme dans un rêve, le coeur même du mystère de la vie. De participer à un élan universel, en route vers la plénitude et l’absolu.
Plus concrètement, on pourrait dire que c’est le récit fondateur du peuple du Nitassinan que Jean Bédard a recueilli dans Le chant de la terre innue. Une sorte de cosmogonie innue, si vous préférez. Or, le récit en question appartient à la tradition orale. Imaginez la difficulté de la tâche.
Oubliez les vieux refrains de la rencontre de l’Europe et des premiers peuples. «Je ne voulais pas faire un livre anthropologique, indique l’auteur. Je suis philosophe. J’ai voulu faire un livre source. Il reste que c’est une aussi rencontre d’une certaine façon, parce que je ne suis pas Innu. Et même si je l’avais été, le degré est si différent par rapport à la culture orale que ç’aurait été aussi difficile. On change complètement d’univers.»
L’auteur a dû s’adapter, se laisser prendre par cette culture et la laisser l’habiter, assez pour être forcé d’écrire autrement. Cette conversion, amorcée d’une manière inconsciente il y a sans doute déjà bien des années, a donné naissance à une expression poétique nouvelle, d’une richesse aussi remarquable qu’évocatrice, au point de donner à ce nouveau livre un style radicalement différent de celui de ses livres précédents.
D’un simple lever du jour, jaillira une cascade d’images: «L’aube souleva la toison de la nuit. Sa peau fine, jaune et brumeuse, se déchirait sur les épinettes, Le roc de notre clairière se mit à luire; une muqueuse de poisson luisait sur ses reins rosis. […] La grande bouche du jour montrait son gosier rauque qui s’éraillait dans l’air tiède.»
Le discours emprunte à l’occasion des accents prophétiques et visionnaires. «Nous étions un vieux peuple aux yeux fatigués. Les montagnes ne bougeaient plus, tout s’était figé, le grand tambour ne chantait plus, car nous ne savions plus contempler le mouvement des rochers. […] Alors, le peuple mangeait sans intérêt, vivait sans connaître sa place; l’acceptation devenait de la soumission, les disputes se multipliaient, on réclamait des chefs…» Jean Bédard en convient, on peut voir dans ce récit une métaphore de la société occidentale en rupture avec la nature.
Les envolées qu’il met dans la bouche de certains personnages feront par ailleurs penser à des psaumes. «Qui suis-je au levant? Qui suis-je au couchant? Pourquoi devrais-je porter tout ce poids? Vous qui n’avez plus d’épaules, ni de front, ni de cou pour soulever ce que l’Innu doit manger dans son voyage, et ses outils, et ses armes de chasse, pourquoi concentrez-vous sur moi tout ce fardeau? Vous, le passé, pourquoi me faites-vous porter, seule, l’avenir?», chantera la jeune Shashauan, le jour où la fertilité fera d’elle une femme.
Une raison de vivre
«Il faut laisser chanter la vie en nous, croit l’écrivain. Voilà ce que signifie le chant de la terre. Les personnages principaux, ce sont les éléments, les montagnes, les rivières, les animaux. Ce sont eux qui agissent à travers les êtres humains. Dans la culture des premiers peuples, la vie n’est pas donnée gratuitement. Les hommes et les femmes doivent l’arracher. Ils doivent trouver très rapidement une très bonne raison de vivre. Voilà donc pourquoi partir à la conquête de la joie n’est pas un luxe, mais une nécessité.»
Cette joie, conclut-il, se trouve dans la capacité de sortir d’un monde tout petit où les arbres ne sont que des arbres pour participer à l’immense beauté de la nature tout entière.