Depuis 2005, une trentaine d’Universités Populaires de Parents se sont créées en France, à l’initiative d’un mouvement parental et éducatif: l’Acepp. Ces universités permettent aux parents de contribuer à la recherche en sciences de l’éducation, mais aussi de redynamiser leur territoire et d’en devenir des portes-paroles aguerris.
A peine le groupe installé et l’animatrice arrivée, Sakina s’est déjà emparée du marqueur. Elle inscrit sur le tableau blanc la question de recherche du groupe: «En quoi le milieu dans lequel l’enfant grandit influence-t-il sa réussite?». L’animatrice, Odile, entre dans la pièce et plaisante: «Ah bien je vois que je ne vais pas avoir besoin de travailler, puisqu’elles font mon job!».
Ce jeudi d’octobre, les membres de l’Université populaire de parents d’Aulnay, un groupe de recherche composé de parents des quartiers populaires, encadré par un universitaire et des animatrices de l’Acepp (l’Association des collectifs enfants parents professionnels), se retrouvent pour préparer un séminaire national. Il s’apprêtait à réunir à Nice les quelques 300 parents et 30 universités populaires de parents ou «UPP» du réseau.
«Désindividualiser» les «maman-chercheuses»
Pour ce grand événement, les six mamans-chercheuses –toutes des femmes– ont prévu un panneau de présentation de leur groupe. Elles s’interrogent sur ce qu’elles doivent y inscrire. «Peut-être indiquer d’où l’on vient et où est Aulnay?», demande l’une. «Attends, si on met qu’on est du 9-3 ça va tout casser! Je préfère qu’on mette ‘Ile-de-France’. Je vais dans le Sud j’ai ma réputation à tenir!» répond l’autre, mi-sérieuse, mi-blagueuse.
Les expertes, toutes excitées à l’idée de ce séminaire, découvrent ensuite leur billet d’avion. Certaines sautent de joie à l’idée de s’envoler «pour la première fois» et de rencontrer les autres parents-chercheurs.
L’UPP d’Aulnay en est à sa deuxième année. Les mamans-chercheuses ont pour l’instant réalisé une trentaine d’entretiens, qui doivent encore être analysés. La première année, elles ont avancé toutes seules, échangeant sur les problèmes qu’elles ont rencontrés dans leur vie personnelle. Une phase exploratoire nécessaire, selon Emmanuelle Murcier, chargée de la coordination au sein des UPP, pour que leur réflexion prenne une dimension collective, se «dépsychologise» et se «désindividualise».
Avant «tout le monde parlait de parentalité mais il y avait plein de stéréotypes et on ne donnait jamais la parole aux parents»
Emmanuelle Murcier, chargée de la coordination au sein des UPP
«C’est en parlant de choses concrètes et personnelles qu’on s’arme pour le collectif», explique Martine Fourier, docteur en sciences de l’éducation et militante éducative, qui aide une autre UPP, celle de Grigny-Viry. Les parents sont encadrés pendant toute cette phase par un ou deux animateurs. Puis le groupe choisit un universitaire –pour Aulnay, il s’agira de Didier Lapeyronnie– qui va les aider à élaborer une question de recherche. Une sélection qui se transforme parfois en véritable «entretien d’embauche», comme le fait remarquer avec humour Martine Fourier, qui souligne leurs exigences fortes sur l’éthique et la rigueur.
Le but des UPP? Changer le regard sur la parentalité et sur les quartiers populaires, «qualifier et légitimer» les savoirs des parents, tout en les rapprochant des institutions et en «renforçant leur pouvoir d’agir». L’idée a été lancée en 2005, en réaction au discours ambiant sur les parents démissionnaires. A cette époque, on ébauche des politiques de sanctions à l’égard des parents dont les enfants sont absents de l’école, en supprimant les allocations familiales notamment, une loi abrogée depuis. «Tout le monde parlait de parentalité mais il y avait plein de stéréotypes et on ne donnait jamais la parole aux parents», se souvient Emmanuelle Murcier.
La frustration des parents
A l’origine de l’implication des parents dans le projet, on trouve souvent une frustration vis-à-vis de l’école et un sentiment de ne pas être écouté. Chantal, maman-chercheuse depuis 2008 et d’origine portugaise, raconte ainsi comment son fils, au moment du choix des voeux après la classe de troisième, a failli être envoyé en bac pro «gros oeuvre» contre son gré. Elle avait pourtant précisé à l’enseignant que ce n’était pas son choix, détaille-t-elle, et avait signé le papier sans s’inquiéter, attendant la discussion promise par le professeur.
«Ils ont rempli le papier avec les voeux sans rien me dire, puis m’ont dit que c’était parce que j’étais portugaise et qu’il trouverait donc plus facilement du travail. Mais si on avait voulu qu’il soit dans le bâtiment, avec les oncles et la famille qui travaillent dans le secteur, pas besoin d’aller en bac pro justement!» se récrie-t-elle, avant d’ajouter, encore bouleversée:
«C’est vraiment honteux! Imaginez ceux qui ne parlent pas Français, ils ne peuvent même pas se défendre!».
Au final, après sept visites des parents à l’inspection générale, son fils sera réorienté en bac pro vente. Mais trop tard, quelque chose est brisé désormais, une blessure d’orgueil et d’amour propre comme en connaissent trop souvent les quartiers populaires.
Réinventer les regards
Parce qu’ils vivent ces frustrations, ces incompréhensions au quotidien, les parents des UPP sont capables d’avoir un regard différent de celui des autres chercheurs sur le sujet. «Elles ont trouvé des choses que je n’avais lues nulle part ailleurs», explique Martine Fourier.
«Leur étude montre qu’il existe de fortes discordances entre les attentes des familles populaires et les enseignants. Elles ont trouvé par exemple que pour les enseignants, le fait que certains parents ne maîtrisent pas la langue ou soient dans la précarité n’était pas considéré comme ayant une incidence sur le suivi des devoirs».
51% des parents des UPP étant eux-même immigrés ou de parents migrants, ils sont plus attentifs à ces «petites choses» qui se nichent dans la langue et que les institutions ne remarquent plus. Comme le fait par exemple de «convoquer» à une réunion, plutôt que d’y «inviter».
Enjeux de pouvoir
La question du pouvoir est omniprésente dans leurs recherches, et dans leurs discussions. Comme ce jour-là, au premier étage d’un des immeubles du quartier de la Grande Borne, où a lieu une réunion de l’UPP Grigny-Viry. Un quartier érigé à la fin des années 1960, aujourd’hui classé en zone urbaine sensible et tristement célèbre pour son taux de chômage élevé et pour s’être enflammé pendant les violences urbaines de novembre 2005.
«Attention à ne pas être instrumentalisés»
Orkia, maman-chercheuse
Dans la pièce triste, les parents remplissent l’espace de leur gaieté. Sur la table des pâtisseries, du thé, du café qu’on s’échange entre deux sourires et éclats de rire. Elles discutent de leurs projets à venir. Faudrait-il impliquer des parents pour qu’ils deviennent traducteurs à l’école, puisque l’école en manque? «Attention à ne pas être instrumentalisés», remarque Orkia. «Il faut que vous soyez reconnus en tant que parents et pas en tant que simples bénévoles!», appuie Martine Fourier.
Elles aimeraient obtenir un espace au collège Jean Vilar à Grigny pour réunir régulièrement les parents de l’établissement, discuter de différentes thématiques liées à la parentalité et «créer une dynamique».
Faire des parents des acteurs
L’UPP de Grigny-Viry a fini ses recherches mais se réunit toujours autour de projets communs. Car le travail ne s’arrête pas avec là, comme pour la plupart des UPP. «L’idée, c’est vraiment de permettre aux parents d’être de réels acteurs citoyens, d’accéder à des espaces symboliquement forts et d’être des forces de propositions auprès des institutions et des élus», explique Emmanuelle Murcier. C’est une «démarche ascendante», résume-t-elle.
Les différents colloques auxquels les membres de Grigny-Viry ont participé pour exposer leurs résultats ont permis de nouer des partenariats avec la ville, certains parents-experts participant ensuite à des groupes de travail avec le conseil municipal, d’autres donnant leur avis lors de l’évaluation des programmes de réussite éducative. L’UPP Grigny-Viry a ainsi créé une association en juin 2013 et prépare un forum où des professionnels seront invités. Une «petite révolution» pour les institutions avec lesquelles elles travaillent qui voient leurs «bénéficiaires» prendre la parole et se transformer en acteurs du changement, comme l’explique dans une brochure de l’association François Dubouchet, directrice de service dans un conseil général:
«Même s’il y a des résistances, les professionnels de l’action sociale changent leur perception, voient les usagers différemment».
Reconstruire les parents
Le travail des parents-chercheurs change les institutions et les transforme d’abord eux-mêmes. «Avant, je donnais toujours raison au professeur. Grâce au chemin accompli je suis plus à l’écoute de mes enfants, j’essaie de comprendre ce qui ne va pas», explique Sabah, qui ajoute que les UPP lui ont aussi appris à être «plus positive» et à «mieux accepter les mauvaises notes de ses enfants». «Je jugeais les parents, je pensais que c’était de leur faute. Maintenant je les comprends mieux», lâche Esmahane, membre de l’UPP de Grigny-Viry.
Avant, on m’appelait Madame ‘oui’. Maintenant j’arrive à dire ‘non’!
Marie-Claude, maman-chercheuse
Surtout, chaque membre convient avoir une meilleure confiance en lui. Emmanuelle Murcier parle quant à elle d’une «dignité retrouvée»: «Les parents sont amenés à dépasser leurs craintes. Ils mettaient les institutions sur un piédestal et ils se rendent compte que ce sont des gens comme vous et moi. Après cela, ils ne s’adressent plus aux enseignants de la même manière et se sentent moins stigmatisés».
«Aujourd’hui je sais que ma parole compte», abonde en ce sens Chantal. «Avant, on m’appelait Madame ‘oui’. Je disais oui à tout, maintenant j’arrive à dire ‘non’!», confie quant à elle Marie-Claude. «J’ose dire les choses plus franchement», estime Halim.
Preuve de cette confiance retrouvée, une bonne partie des membres de l’UPP qui étaient sans activité ont retrouvé du travail ou sont en formation. Sabah, qui était mère au foyer, est aujourd’hui animatrice pour la ville de Grigny. Esmahane a passé un brevet professionnel Jeunesse et sport et travaille désormais comme médiatrice, pour prévenir le décrochage scolaire. Chantal a suivi une formation de coordinatrice de projets: «Les UPP m’auront appris cela: c’est tout au long de la vie qu’il faut se former».
Leur parcours est à l’image des quelques 300 parents de la trentaine d’UPP du réseau, des femmes en grande majorité (il n’y a qu’11% d’hommes), dont un tiers est au départ sans emploi, 15% sont en situation d’illettrisme et 39% ont un niveau de diplôme inférieur à la troisième. Et pourtant, à rebours des préjugés, ces parents-chercheurs sont capables non seulement de contribuer à la recherche en sciences de l’éducation, mais aussi de redynamiser leur territoire et d’en devenir des portes-paroles aguerris. Ils sont invités dans de nombreux colloques en France et à l’étranger et courtisés par les institutions qui se disputent leur expertise. Le Parlement européen les a invités à Bruxelles en 2012 et ils ont même franchi les murs dorés de Sciences-Po. «Ce que nous proposons, c’est un véritable retournement de pensées», commente Emmanuelle Murcier. Le projet donne une leçon d’enthousiasme et d’audace: il suffit en effet parfois de changer de perspective sur une situation pour changer la situation elle-même.