PROJET: la double traduction du mot projet en allemand: Entwurfindique l’idée d’ouverture et de découverte que l’on jette devant soi alors que Projekt exprime une planification. Il en est de même en anglais avec les termes Purpose et Project. « Ëtre jeté dans le monde qui est projet". Conceptualisé par M. Heidegger, 1927, puis par la philosophie existentialiste, « l’homme est d’abord un certain projet qui se vit subjectivement, rien n’existe préalablement à ce projet: l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être", J.P. Sartre, 1946, ce concept devient central au XX’ siècle. Si nous reprenons l’étymologie, -pro: en avant; jaetare: jeter les bases, établir, poser: une « philosophie de l’action» émerge, spécifique à l’être humain, seul capable d’envisager l’avenir par un acte de conscience.
Conduite orientée intentionnellement vers un but, le projet, c’est le trajet; le but est le chemin. En psychologie, « on peut réserver le terme de projet aux intentions d’avenir correspondant à des buts précis, situés suffisamment loin dans le futur et pour lesquels le sujet a une conscience minimale des parcours à suivre et des moyens à mettre en oeuvre.», M. Huteau, 1992.
Toutefois la capacité à saisir les opportunités et à produire des projets est socialement située. Elle est même scolairement déterminée. Les élèves qui ont un projet scolaire déterminé sont ceux qui réussissent bien et se trouvent dans des filières valorisées. C’est ce constat qui donne tout son sens aux interventions pédagogiques d’aide à l’élaboration du projet. C’est aussi l’esprit de la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989, qui place l’élève et son projet au centre du dispositif scolaire.
La possibilité de formuler des projets suppose qu’un certain nombre de compétences cognitivo-affectives soient réunies, réalisant les conditions d’une maturation psychologique suffisante. Ces compétences, telles que la construction du temps achevée, la maîtrise de la logique des possibles et des probables, l’élaboration d’une représentation de l’environnement et de soi différenciée et intégrée, se construisent progressivement dans le temps réalisant un scénario développemental à plusieurs étapes:
– Avant sept ans au le syncrétisme des désirs. Avant sept ans, la distinction soi-autrui et soi-environnement s’effectue difficilement. L’affectivité égocentrique domine cette période de la vie. L’enfant vit dans le présent et considère le monde professionnel comme un ensemble indéterminé. Les choix professionnels s’assimilent à des jeux de fiction; ils correspondent à la recherche d’un plaisir immédiat.
– Sept-onze ans ou l’investigation de l’environnement. Cette période se caractérise à la fois par la socialisation et l’avènement de la pensée opératoire: « C’est en incorporant toujours plus d’éléments cognitifs dans ces structures simples que sont les classifications et les sériations que le sujet s’approprie le monde (et) … c’est .en construisant sa représentation du monde que le sujet élabore sa représentation de soi.», M. Huteau, 1976. Les représentations professionnelles des enfants de cet âge sont fragmentaires, partiales, égocentriques; elles sont en outre pauvres. L’univers· des métiers est restreint. M. Huteau démontre que les enfants de 11-12 ans ne sont capables d’énumérer que qUiltre-vingt-dix métiers. Les représentations professionnelles s’organisent selon une bipartition masculin-féminin. La « bi-catégorisation asymétrique de sexe» C.Morin, 1992, apparaît précocement (5-6 ans) et ce, indépendamment de la distribution des rôles au sein du foyer.
– Douze-quatorze ans ou l’investigation de soi. L’adolescence constitue une crise d’identité qui se résout dans une nouvelle prise de conscience de soi. « L’adolescence est une quête pour soi, une recherche de l’identité qui se fait au-dedans et audehors, en soi-même et chez autrui.» H. Rodriguez Tomé, 1972. Sur le plan des opérations formelles, le passage du concret à l’abstrait va « permettre à l’individu de se détacher de sa vision perceptive présente dans laquelle est plus ou moins confiné l’enfant, pour se mouvoir dans le possible et inactuel et par conséquent pour devenir apte à faire des projets.», J. Piaget & B.lnhelder, 1955.
– À partir de quatorze ans ou l’émergence des projets professiannels personnalisés. L’adolescent va devoir organiser les éléments de connaissance de soi et de l’environnement en les exprimant à travers des rôles sociaux et/ou professionnels. La hiérarchisation des valeurs est une conquête tardive qui va permettre à l’adolescent de justifier ses conduites, de se fixer des buts, de porter des jugements sur le monde, de hiérarchiser sesattentes en intégrant le « principe de réalité» (très archaïque loi de nécessité). L’émergence d’un projet professionnel permet de répondre au problème de la destinée sociale: à quoi est-ce que je peux servir? J. Guichard, 1993,a montré que les projections dans l’avenir dépendent des expériences socialement déterminées que vit l’adolescent, en particulier au sein de l’organisation scolaire et universitaire. Tout se passe comme si le jeune lycéen ou étudiant se fondait sur le jugement qu’il est amené à construire en situation. L’interrogation sur le projet pose, en dernière analyse, la question du sens de l’expérience scolaire. J. Y. Rochex, 1992, adresse une mise en garde devant l’inflation de discours et de pratiques qui visent à ne justifier la scolarité que par sa fonction de préparation de l’avenir social et professionnel. En
effet, cela peut enfermer les jeunes d’origine populaire dans un rapport au savoir et à l’école ne leur permettant pas de comprendre le sens du savoir. Cette instrumentalisation du savoir par les voies de l’orientation est à l’origine de bon nombre de malentendus sur le bien fondé de l’élaboration d’un projet d’avenir, présentée comme une injonction adressée à la jeunesse scolarisée.
En dépit de l’inflation du vocable de « projet", notamment dans la littérature pédagogique de l’Éducation nationale, dès le début des années quatre-vingt, B. Latour, 1992, a montré que les projets ne réussissent pas par leurs qualités intrinsèques, mais par leur capacité à se contextualiser ou se décontextualiser. Il ne suffit pas d’avoir une bonne idée, il faut que des acteurs traduisent et donc, d’une certaine manière, trahissent le projet en l’intégrant dans leurs propres systèmes de référence. Les travaux de l.P. Dupuy ,ur « le temps du projet» (distinct du « temps de l’histoire") soulignent l’importance des phénomènes d’auto organisation et d’auto-transcendance, Colloque de Cerisy-Iasalle, 2007. l’omniprésence de la figure du projet dans la décennie des années 1980-90 a fait éclore une multiplicité de typologies des projets. Parmi celles qui prennent en compte la dimension des buts professionnels ou scolaires, on peut citer Paroles de lycéens de R. Boyer, A. Bonnoure, M. Delclaux (INRP, 1991) où 5 types sont clarifiés:
1. les projets uniquement professionnels. Ils sont plus ou moins précis, renvoient souvent à des modèles.
2. les projets à la fois professionnels et relatifs à des modes de vie (sociabilité, position sociale) et à des possessions d’objets. Ces projets concernent principalement les garçons des classes moyennes.
3. Des projets caractérisés par une forte interrogation sur les relations entre vie professionnelle et vie familiale. Ils sont surtout portés par les filles.
4. Uniquement chez les filles, on voit apparaître des projets où les buts familiaux dominent: les rôles d’épouse et de mère anticipés l’emportent sur les rôles professionnels.
5. Enfin, on rencontre, tant chez les filles que les garçons, des projets où buts personnels et buts professionnels sont intégrés de manière équilibrée. Il y a aussi des jeunes qui n’ont pas de projet, ce sont ceux qui vivent douloureusement
des situations familiales difficiles et dont l’échec scolaire est sévère, L’autre jeunesse, jeunes stagiaires sans diplôme, C. Dubar et alii, 1987. Comment développer une pédagogie du projet d’avenir qui ne soit pas une simple pédagogie de l’adaptation fonctionnelle? J. Vassileff, 1992, en mettant l’accent sur la démarche de projection (dans l’avenir, le présent, le passé mais aussi sur autrui et sur soi) dans la mise en oeuvre d’un authentique projet existentiel, souligne la nécessité de la cohérence intérieure de la personne. la pédagogie du projet se donne comme principale finalité l’accroissement du potentiel d’autonomie des personnes. le projet prend le statut de processus par lequel l’individu gère, psychologiquement, la nécessité pour lui d’ajuster ses aspirations à ses capacités et aux opportunités offertes, mais en même temps aussi, la possibilité d’optimiser ses chances de réussite par la mise en oeuvre de stratégies adaptées, R. Ballion, 1993.
L’idée d’inscrire le projet de l’élève, « au centre du système éducatif» comme préalable à l’investissement scolaire, a donné lieu à des réserves, F. Dubet, 1991, B. Charlot et alii, 1992. Projet et réussite ne sont pas dans une relation de causalité linéaire univoque. les textes du 3 juillet 1995 et du 5 septembre 1996 insistent sur la place première des apprentissages pour les relier progressivement au projet d’orientation. l’utilité supposée du projet pour l’efficience de l’investissement scolaire ne peut se réduire à un utilitarisme étroit. C’est désormais la compréhension par chaque jeune du sens des apprentissages qui devient la question centrale concernant l’orientation. Dans une école et une société en crise, le défi de l’orientation c’est: « donner du sens à l’école », M. Develay, 1996. « Que sont nos projets devenus?» … Une étude comparative des « réalisateurs », c’est-à-dire des personnes déclarant être parvenues au terme d’un projet de formation qu’elles avaient envisagé, et les « non-réalisateurs », montre l’importance dans un itinéraire de vie, de l’articulation entre une attitude de soutien de l’environnement (familial, professionnel et de formation) et une représentation positive de soi, M. Peylet, 1995. l’analyse des stratégies de projets à l’adolescence indique une corrélation entre estime de soi élevée et stratégies centrées sur la poursuite du but. la problématique dominante du projet dans la culture contemporaine a fait évoluer les conceptions et les pratiques d’orientation.
M. Croizier, 1994, discerne les trois étapes d’une évolution non achevée:
– Dans une conception psychométrique, l’orientation est conçue comme une procédure de triage, au vu des seules performances scolaires. l’élève est absent du dispositif, l’expert lui désigne sa place: on peut parler de projet par défaut.
– Ultérieurement, le système scolaire s’est vu contraint de négocier avec l’élève ses choix d’orientation: l’élève est amené par la médiation de l’adulte-informateur à trouver sa place, c’est-à-dire le projet-produit qui convient le mieux à ses intérêts et possibilités.
– Enfin dans une conception écologique (dans le sens où elle s’intéresse aux conditions d’existence du sujet et de ses rapports à l’environnement), le projet devient processus. le métier n’est plus à saisir mais à construire. Conçu ainsi, le projet est une démarche de réappropriation par l’élève de son destin, dessein scolaire, professionnel et existentiel. la démarche de projet paraît ainsi être une réponse aux exigences nouvelles issues de l’environnement économique et social. Elle implique pour l’école la mise en place d’une éducation à l’orientation. les méthodes éducatives en orientation permettent de proposer aux individus de mettre en perspective les stéréotypes sur soi et sur l’environnement social des filières de formation et des débouchés professionnels, tout en suscitant la créativité en matière d’activités nouvelles (Mise en oeuvre de stages d’aide à la création d’entreprise, par exemple). le projet permet aussi l’acquisition de compétences professionnelles. Cependant le projet personnel de vie est au-delà de tous les plans de carrière contribuant à sa définition et en aucun cas ne se réduit à la définition d’un simple objectif opérationnel. Un projet d’orientation réaliste mérite-t-i! toujours le nom de projet ou, s’il est vraiment réaliste, est-ce encore le projet du jeune? Qu’il s’agisse de projets souhaités, désirés, légitimés ou prescrits, portés, porteurs ou à porter, les projets orientent le sujet dans son devenir (pour le meilleur ou pour le pire). D. Martuccelli, 2004, constate que si le projet est parfois si douloureux, c’est bien parce que c’est par le récit du "choix» que s’opère l’acceptation du "destin ». L’injonction générale à se mettre en projet: une figure de la domination avec les risques de "disqualification des sans projets» C.Lemoine, 2002 ? lP. Boutinet, 2004, met en évidence la dimension anthropologique du projet (sujet, objet, trajet, rejet et sujet) entendue comme nécessité vitale: " L’existence humaine ne peut être séparée des réalisations significatives qu’elle va engendrer. Ces réalisations qui concrétisent "expérience humaine sont auparavant pour bon nombre d’entre elles intériorisées, réfléchies, anticipées et orientées, à travers le mécanisme du projet », mais aussi comme mythe fondateur du changement à l’ère post-moderne: "Le projet y est considéré comme une forme transitoire ajustée à un monde en réseau au sein d’un environnement lui-même connexionniste ». Le maître mot n’est plus" Apprendre à être» (E. Faure, UNESCO,1972) mais apprendre à savoir devenir dans une société en mutation accélérée. Des travaux plus récents tendent à montrer dans le cadre scolaire en particulier, combien l’injonction au projet peut se révéler, d’une part, paradoxale tant le choix s’est parfois fait sous la contrainte et, d’autre part, infondée tant la focalisation sur un projet, surtout professionnel, peut faire passer l’apprenant à côté de ce qui sera central pour sa réussite, à savoir la construction d’un rapport positif aux savoirs enseignés. L’invocation permanente de la nécessité d’" avoir un projet» traduit un volontarisme excessif dans son exigence à tout vouloir maîtriser, orienter ou réorienter. Consciente de tous ces écueils, la Commission C.Thélot, 2004, plaide en faveur de la nécessité "d’aider les élèves à
construire un projet éclairé sur la base d’un nouveau dossier scolaire individualisé» (ch.3). Au niveau universitaire, les textes officiels portant sur la réforme du LMD, 2002, recommandent notamment au niveau de la licence des parcours types de formation, organisés de manière à "permettre aux étudiants d’élaborer progressivement leur projet de formation, et, au – delà, leur projet professionnel. Ils facilitent ainsi leur orientation ». Sur un plan plus général, le "projet de vie» c’est ce que je veux être, dans un rôle social qui requiert mon adhésion. Les projets d’avenir féminins et masculins reproduisent-ils des différences sexuées? Le projet de vie place le citoyen comme acteur déterminé et déterminant de son avenir personnel. Il est la direction et le sens de la vie.
~ Destin; Élève en difficulté; Étudiant; Filière de formation; Rôle; …