Qu’est ce qui explique le déclin de l’Ecole française tel qu’il est mesuré par Pisa ? Pour Denis Meuret, professeur de sciences de l’éducation à l’université de Bourgogne, ce n’est pas à cause de l’idéologie soixante-huitarde. C’est bien au contraire l’échec des réformes imaginées en 1968 qui amène l’Ecole là où elle en est. Dans un nouvel ouvrage, « Pour une école qui aime le monde », il explique que c’est le logiciel même de l’Ecole française, son Modèle Politique d’Education, qu’il faut changer. Et il répond aux questions du Café.
« Si tout porte à croire que le système scolaire québécois est meilleur que le notre, c’est parce que… on l’a mieux gouverné dans la période récente et parce qu’on a réussi à y formuler… un récit sur l’école qui en permet ce bon gouvernement ». Ce ne sont pas tant les politiques qui sont fautifs que les intellectuels qui ont été incapables de faire évoluer le projet éducatif français.
Pour introduire cette thèse, Denis Meuret analyse deux événements : le rapport Parent au Québec dans les années 1960 et le colloque d’Amiens en France, en 1968. Alors que le Québec réussissait à appliquer la réforme portée par la commission Parent, la France a été impuissante à donner réalité au colloque d’Amiens. Et depuis nous empilons, les uns après les autres, les rapports dans une remarquable impuissance.
L’ouvrage compare les évolutions des systèmes éducatifs français et québécois depuis les années 1960 , les deux récits sur l’Ecole et les deux gouvernements de l’Ecole. Si en France la volonté de changement est bien présente sur le terrain, l’absence d’un Modèle Politique d’Education porteur de ce changement bloque toute évolution.
Alors que V Peillon tente une « refondation » de l’Ecole et , par exemple, une réforme du métier enseignant, Denis Meuret apporte un éclairage international précieux sur ce que pourrait être un autre modèle pour l’Ecole.
Denis Meuret : « L’élite française est plus fautive que la société »
« Un changement de modèle est la seule chance de faire entrer l’Ecole (française) dans un processus d’amélioration ». Denis Meuret s’en explique dans cet entretien où il définit ce que pourrait être ce nouveau Modèle politique d’éducation.
Dans un ouvrage précédent vous avez opposé deux cultures scolaires ou deux modèles scolaires ceux de Durkheim et Dewey. Dans ce nouveau livre vous évoquez plutôt deux modèles de politique d’éducation, le français et le québécois. Est ce à dire que tous deux partagent le même modèle culturel ? Pourquoi ce glissement ?
Dans l’ouvrage que vous évoquez, la notion de Modèle Politique d’Education était déjà au centre de mon propos. Cette notion se distingue de celle de modèle culturel (ou national) en insistant sur le fait que ce qui apparaît après coup comme la « culture » scolaire d’un pays procède bien souvent d’un geste particulier, l’écriture d’un récit qui décrit les fins de l’école et la forme qui en découle. Si ce récit s’impose, il devient le Modèle Politique d’Education du pays. Ce modèle est « politique » pour deux raisons. D’abord parce qu’il indique quel citoyen l’école doit produire pour quel régime politique : le citoyen enclin à l’échange de la démocratie américaine, le citoyen capable d’autodiscipline et du souci de l’intérêt général de la République française, le citoyen de la démocratie multiculturelle et solidaire que la «Révolution Tranquille » a installé au Québec il y a près de 50 ans. Ensuite parce que ce modèle prendra effet seulement si le public y adhère et si cette adhésion fait que le gouvernement de l’école s’en inspire.
Autrement dit ce qu’est l’école dans un pays ne dépend pas, en tous cas pas principalement, de traits d’une « culture » nationale plus ou moins immuable, mais de savoir si quelqu’un ou quelques uns dans ce pays sont capables d’en proposer une vision, une version, capable d’orienter de façon cohérente son gouvernement. J’essayais de montrer dans le précédent livre que, au début du XXème siècle, Durkheim en France et Dewey aux Etats-Unis avaient réussi à doter leurs écoles respectives d’un tel modèle. J’essaie de montrer dans celui-ci que, dans les années soixante, la Commission Parent, au Québec, a réussi une opération du même ordre, tandis que le colloque d’Amiens, en France, y a échoué – et que on peut trouver là l’origine de ce mauvais gouvernement de l’école que je suis loin d’être le seul à diagnostiquer en France.
S’il y a une originalité à ma position, ce serait d’incriminer de ce mauvais gouvernement moins les politiques eux-mêmes que les intellectuels qui ne leur ont pas fourni un récit sur lequel appuyer le gouvernement de l’école dans le monde d’aujourd’hui. En vérité, je trouve que, compte tenu de l’absence de récit de ce type, les politiques, qui ont voulu et organisé, contre les intellectuels et les personnels de l’école, l’ouverture du second degré, le collège unique et autres réformes qui ont fait du bien au pays, n’ont pas démérité tant que cela. J’ajoute qu’il fait partie de la notion de Modèle Politique d’Education qu’un pays peut en changer. C’est ce changement que j’ai voulu étudier au Québec.
Peut-on vraiment parler d’un modèle politique français d’éducation ? On a plutôt l’impression qu’il n’y a pas de consensus politique sur l’école?
Il y a bien un modèle politique français d’éducation, durkheimien si l’on veut, qui, après avoir apporté beaucoup à l’école française, la handicape aujourd’hui où, entre autres, on s’insère moins dans la société par sa morale que par ses connaissances et ses compétences, où ce sont moins les superstitions et les idées fausses qui menacent la République que la peur de l’avenir, du nouveau, de l’autre qui fragilisent la démocratie. La persistance de ce modèle donne une particulière autorité au conservatisme qui s’oppose, dans les journaux ou dans les rues, à des réformes nationales pourtant souhaitables, et, dans le quotidien des établissements scolaires, à leur mise en œuvre. Mais l’obsolescence du modèle durkheimien fait qu’il a surtout aujourd’hui ce rôle négatif. Il n’est plus capable, en particulier, de doter les enseignants actuels d’une vision cohérente de l’école. Une enquête sur 700 enseignants du secondaire qui essayait de savoir où la conception de l’école des enseignants français se situait entre Dewey et Durkheim a montré d’une part une fréquence légèrement plus grande des positions durkheimiennes, d’autre part qu’il y avait seulement 16 % de durkheimiens cohérents et résolus, mais encore moins (2%) de deweyens cohérents et résolus, et que la plupart empruntaient, selon la question posée, à l’un ou à l’autre modèle (1) . Cette diversité est l’une des formes du désaccord sur l’école. Quant à la politisation, j’y vois une instrumentation habile des politiques par les partisans du modèle. Au Québec, coexistent des dispositifs combattus ici par la droite au nom de la résistance au laxisme pédagogique de la gauche et d’autres combattus ici par la gauche au nom de l’asservissement de la droite à la logique néo-libérale. Bref, les partisans du modèle sont très bons pour mobiliser chaque camp contre les entorses que l’autre pourrait vouloir faire au modèle.
Qu’est ce qui caractérise le modèle québécois par rapport au notre ?
S’agissant disons de l’esprit général du modèle, je vous répondrai ce qu’indique le titre du livre. L’école québécoise aime le monde où elle introduit ses élèves, la société démocratique multiculturelle et solidaire du Québec, tandis que l’école française conçoit souvent sa mission comme d’apprendre aux élèves à résister aux tendances anomiques du monde moderne au nom des vraies valeurs et de la vraie culture. Luc Ferry, quand il était ministre, a fait beaucoup pour qu’il en soit ainsi. Pourtant, la société française est à bien des égards aussi démocratique et solidaire que la société québécoise, mais l’école a besoin en France, de penser qu’elle « sauve » la société de ses tendances délétères et les individus de la déchéance. S’agissant des dispositifs scolaires en œuvre, la différence la plus significative m’a paru être ce qui est fait pour les élèves en difficulté, avec là bas une plus grande capacité à penser que tout le monde peut apprendre et aussi qu’on peut apprendre hors de la classe d’où résulte, m’a-t-il semblé, une collaboration plus affirmée, une plus grande confiance entre les enseignants et les personnels qui prennent en charge les élèves en difficulté.
Quel modèle permettrait de mieux lutter contre la croissance des inégalités scolaires ?
Les inégalités scolaires sont loin d’augmenter dans tous les pays. De 2003 à 2012 en maths, par exemple, l’influence de l’origine sociale sur le score PISA est stable en moyenne dans les pays de l’OCDE (PISA 2012 results, vol2) alors qu’elle a augmenté fortement en France. Si je puis tourner la question en « lequel des deux modèles, français ou québécois, est le plus capable de lutter contre les inégalités scolaires ? », et utiliser PISA pour vous répondre, la réponse est clairement : le modèle québécois. Les inégalités scolaires sont plus faibles au Québec qu’en France. Elles étaient déjà plus faibles qu’en France à PISA 2000, alors qu’à cette date, les inégalités étaient plutôt plus faibles en France que dans la moyenne des pays de l’OCDE. (Les commentaires se sont déchainés à ce sujet à l’occasion de PISA 2012, mais l’inéquité de notre école obligatoire s’est, selon PISA, fortement dégradée entre PISA 2003 et PISA 2006, elle reste plutôt stable, à un niveau en effet intolérable, depuis). A PISA 2012, le premier décile, c’est-à-dire le score au dessous duquel se situent les 10% des élèves les plus faibles, est significativement plus élevé au Québec qu’en France, de 37 points en compréhension de l’écrit, de 47 points en mathématiques et de 39 points en sciences, ceci sur une échelle où, rappelons le, ce qu’on apprend en une année scolaire représente environ 40 points. L’inégalité des scores entre les plus forts et les plus faibles est plus faible au Québec. Je n’ai pas trouvé les chiffres de 2012 pour le Québec sur l’influence de l’origine sociale sur le score mais, dans l’ensemble du Canada, cette influence est, pour les deux indicateurs qui la mesurent, la pente et la proportion de variance expliquée, environ deux fois moins forte qu’en France. Sur d’autres indicateurs d’équité, la proportion de décrocheurs par exemple, la situation en France et au Québec est voisine, sans doute légèrement meilleure au Québec, mais, quant aux compétences des élèves, d’après PIRLS comme d’après PISA, il n’y a pas photo, comme on dit.
On est toujours surpris de la surdité de la société française face aux messages sur l’Ecole comme le récent Pisa. Comment expliquez-vous cela ?
Votre question est bien durkheimienne! Ce serait la faute de la (surdité de la) société si l’école va mal! En fait, je n’ai pas d’instrument pour mesurer la surdité de la société française, mais certains sondages que je cite dans le livre, ou le développement (très dangereux à mon sens) des cours particuliers privés ou encore la croissance des demandes d’inscription dans les établissements catholiques témoignent de ce que ladite société est moins confiante qu’auparavant dans les grandioses vertus de l’école Républicaine. Mais, vous avez sans doute raison, le modèle durkheimien a joué un grand rôle dans l’installation de la République dans ce pays et, pour cette raison, continue de susciter dans le public une certaine adhésion, qui contribue à expliquer son pouvoir de nuisance. En fait, de la société, émergent des messages favorables à une école qui aime davantage le monde. J’inclus parmi eux les multiples initiatives locales prises par des enseignants, des directeurs d’école ou des chefs d’établissement en faveur d’un enseignement qui s’adresse davantage à tous, mais ces initiatives ne sont pas organisées, fédérées par un nouveau modèle. L’élite française est plus fautive que la société.
L’Ecole française est elle réformable ? Pourquoi ? Qui pourrait le faire ?
Première réponse : L’école française a évolué, elle a bougé, elle n’est pas immobile. Deuxième réponse : elle l’a souvent fait à reculons, en ayant le sentiment qu’elle perdait son âme à des évolutions pourtant bénéfiques, non seulement pour l’économie, mais aussi pour la cohésion et la culture de la société (l’ouverture du second degré, par exemple). Selon moi, c’est parce qu’aucun récit n’a été capable de lui montrer la cohérence et le caractère bénéfique de ces changements, justifiés trop souvent seulement par les « besoins » de la société et de l’économie et pas assez par la mission même de l’école : faire grandir, permettre aux élèves de développer leur personnalité propre et d’agir mieux sur le monde.
Si un tel récit avait fédéré, organisé, rassemblé, mis en perspective tous les changements qui se sont produits, s’il avait fait qu’ils soient mis en œuvre plus réellement, et que quelques autres s’y ajoutent, nous dirions que l’école française a été réformée. Les exemples étrangers montrent d’ailleurs que ce sont les réformes globales, portées au plus haut niveau de l’exécutif et du législatif, qui ont le plus de chances de réussir. A ce sujet, je signale les questionnaires remplis par les chefs d’établissement à l’occasion de PISA 2012 et qu’on peut consulter sur l’interactive PISA data base du site de l’OCDE. On peut y lire que les chefs d’établissements estiment à 80 % que les enseignants de leur école ont un moral élevé –c’est une bonne nouvelle- , qu’ils estiment plus souvent en France qu’ailleurs que la résistance des enseignants au changement pose problème. On peut surtout y lire que le plus grand écart entre les établissements français et les autres de l’OCDE ne s’observe pas à ce propos mais à propos de la régulation, beaucoup plus faible dans ce pays qu’ailleurs, ce qui contribue sans doute à expliquer les réponses sur la résistance au changement. Comme il semble que la régulation ait disparu des écrans du ministère, il y a peu de chances, cependant, que la situation évolue en ce domaine.
Propos recueillis par François Jarraud
Denis Meuret, Pour une école qui aime le monde. Les leçons d’une comparaison FRance – Québec (1960-2012)). Paideia, Presses universitaires de Rennes, ISBN 978-2-7535-2857-4
Notes :
1 Meuret, D. & Lambert, M., 2011, Les buts et les conditions de l’enseignement selon les enseignants du second degré, Education & Didactique, 5(1).
Voir aussi
L’école française n’est pas gouvernée
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