"Et si la mixité n’était pas toujours et partout le meilleur moyen de promouvoir l’égalité et la justice sociale ? Sans hésiter à prendre à rebrousse-poil un certain nombre des conceptions les plus ancrées en matière d’éducation, de logement ou de politique de la ville, Éric Charmes défend une approche pragmatique de la mixité. Mais comment faire société si les espaces publics se rétractent ? Le débat est ouvert.
Les idées comme des lieux de croisement et de mélange, les villes sont aujourd’hui regardées comme les théâtres d’une désagrégation du lien social [1]. Les plus aisés mettent de plus en plus explicitement en scène leur volonté de se tenir à l’écart des pauvres, avec notamment le développement des ensembles d’habitation privés et sécurisés (les gated communities). Les quartiers populaires, de plus en plus pauvres, deviennent pour leur part ce que certains sociologues n’hésitent plus à appeler des ghettos [2]. Cette ségrégation soulève de fait de graves problèmes. Les habitants des quartiers les plus pauvres souffrent ainsi d’un accès dégradé aux services et aux équipements urbains. Ils subissent également des inégalités dans l’accès à l’éducation, ce qui met en péril un projet central de nos sociétés, assurer l’égalité des chances. À plus long terme, la ségrégation menace les vertus politiques de la vie urbaine, les villes perdant leur capacité d’exposition à la différence et donc leur capacité à nourrir le lien social.
Pour lutter contre la ségrégation, la réaction immédiate consiste à favoriser la mixité dans les quartiers d’habitation. Cette idée a fortement influé sur les politiques récentes, particulièrement lorsque la gauche était au pouvoir, avec comme point culminant l’obligation faite aux communes de disposer d’au moins 20 % de logements sociaux en vertu de la loi dite « Solidarité et renouvellement urbains » de 2000. Le succès de cette idée a été d’autant plus grand que le mélange social résonne avec des valeurs républicaines fondamentales. La mixité permettrait en effet l’intégration citoyenne et tiendrait à l’écart les tentations communautaristes. Les positions ont cependant évolué dernièrement, notamment chez Ségolène Royal, qui a dénoncé « l’hypocrisie » du discours sur la mixité sociale. Certains ont vu dans ses propos une illustration du caractère droitier de son positionnement politique. Nous ne nous livrerons pas ici à une exégèse de son discours, mais les vertus prêtées à la mixité sont de plus en plus contestées par les spécialistes de l’urbain, y compris parmi les plus à gauche ; de plus en plus de chercheurs considèrent que l’enjeu est avant tout la solidarité redistributive et que cette solidarité ne passe pas nécessairement par un mélange social plus ou moins imposé. Plusieurs arguments justifient ce point de vue. Nous nous bornerons à en expliciter les principaux.
En exposant ces arguments, notre objectif n’est pas de remettre en cause la valeur de la mixité comme expérience urbaine. Ceux que la presse appelle les « bobos », et qui embourgeoisent les quartiers anciennement populaires des villes, disent tous leur plaisir de vivre dans des quartiers mélangés et animés. Par ailleurs, pour l’actuel gourou de la « créativité », Richard Florida, le mélange est source d’inspiration, d’idées nouvelles, de remise en cause des a priori… Bref, il stimule la « créativité » et est bénéfique au dynamisme des villes [3]. Soit. Mais il s’agit ici de discuter les effets supposés de la mixité sur l’intégration sociale et sur le « faire société », et plus largement de permettre l’ouverture d’un débat sur cette question à gauche. En effet, la valeur de la mixité est si profondément enracinée dans les esprits qu’il est parfois difficile de débattre de ses effets réels. Celui qui critique la mixité est vite soupçonné de vouloir faire prévaloir les intérêts individuels (la possibilité de choisir librement son école par exemple) sur les intérêts collectifs. La discussion est d’autant moins ouverte que l’actuel Président de la République a été le maire de l’une des communes les moins vertueuses en matière de construction de logements sociaux et que le gouvernement, à travers Christine Boutin, ministre du Logement et de la Ville, s’efforce d’assouplir les contraintes imposées par la loi Solidarité et renouvellement urbains. Critiquer la mixité actuellement, ce serait donc se ranger aux côtés de la droite et du Président de la République. Pourtant, sans adhérer aux valeurs (relativement confuses au demeurant) portées par Nicolas Sarkozy, on peut discuter des politiques visant à promouvoir la mixité et même, de la mixité comme valeur.
Les effets de la ségrégation à l’école
Il est difficile de discuter de la mixité sans parler de l’école. Sans entrer dans le détail de la volumineuse littérature récente, nous livrerons les éléments les plus importants du débat. Tout d’abord, les effets négatifs de la ségrégation sont avérés, du moins pour les élèves d’origine modeste. Mais, et cela peut paraître paradoxal, les effets bénéfiques des politiques favorisant la mixité restent limités et ne sont pas systématiques. Par exemple, les élèves de milieu défavorisé ressentent d’autant plus négativement leur situation sociale que leur lycée est favorisé [4]. Ces difficultés d’intégration tempèrent les effets plutôt positifs de la mixité, notamment les effets d’entraînement sur le travail scolaire. Des enquêtes conduites aux États-Unis montrent par ailleurs que moins la présence d’un élève d’origine modeste dans un établissement favorisé résulte d’un choix (comme dans le cas d’une politique visant à promouvoir la mixité), moins les résultats sont positifs [5].
En outre, certains des outils supposés garantir la mixité à l’école ont des effets qui éloignent de l’objectif visé. Ainsi, lors de la récente remise en cause de l’étanchéité de la carte scolaire par Nicolas Sarkozy, de nombreuses voix se sont élevées à gauche pour contester un nouveau coup porté à la mixité sociale. Pourtant, outre le fait que la carte scolaire n’a pas été conçue à son origine pour défendre la mixité [6], l’obligation pour les enfants d’être scolarisés dans l’établissement de leur quartier n’est guère favorable à la mixité, au contraire même. Ainsi, l’étanchéité de la carte scolaire tend à renforcer la ségrégation qu’on veut combattre. En effet, l’obligation de devoir fréquenter un établissement mal réputé dissuade certaines familles d’emménager dans la zone de recrutement concernée. Du coup, à la ségrégation scolaire s’ajoute la ségrégation spatiale [7].
De manière complémentaire, les contraintes imposées par la carte scolaire s’imposent avant tout aux ménages qui ne disposent pas du capital social nécessaire pour les contourner ou qui ne peuvent pas choisir leur lieu de résidence. Ces ménages sont d’abord ceux des couches populaires ou des couches moyennes inférieures [8]. Les couches moyennes supérieures ont alors beau jeu de défendre une mixité imposée, quand elles peuvent s’en affranchir en recourant à l’école privée ou en jouant de leur connaissance du système pour contourner la carte scolaire [9]. À l’entrée au collège, un tiers des familles ne scolarisent pas leur enfant dans le collège public du secteur, soit en l’inscrivant dans un établissement privé (20 % des cas), soit en l’inscrivant dans un autre collège public (10 % des cas). Ce sont là des moyennes : pour les collèges mal réputés, l’évitement peut être très fort, dépassant largement les 50 % [10]. Et encore, ces chiffres ne prennent-ils pas en compte les évitements par emménagement dans un quartier donnant accès à un collège bien réputé ou par l’obtention de la scolarisation de l’enfant dans une « bonne classe ».
Face à ces difficultés, d’autres politiques que la promotion de la mixité méritent d’être prises en considération (politiques qui ne sont d’ailleurs pas exclusives d’une défense de la mixité). Les premières consistent à compenser les effets de l’origine sociale. Cette dernière ne peut évidemment pas être modifiée, mais l’école peut prendre des mesures spécifiques en faveur des élèves issus des milieux populaires, en leur offrant un accompagnement pédagogique plus soutenu qu’aux autres élèves [11]. Une autre option consiste à agir sur les territoires défavorisés. Les politiques mises en place avec les zones d’éducation prioritaires (ZEP) n’ont guère convaincu et ont pour cette raison été contestées. Mais c’est moins leur principe que leur mise en œuvre qui n’a pas été à la hauteur des enjeux [12]. Les moyens ont tout d’abord été saupoudrés dans un trop grand nombre de zones. Ensuite, si on tient compte de la plus grande jeunesse des enseignants présents dans les ZEP, et donc de leur moindre rémunération, il apparaît que l’État n’alloue guère plus de moyens aux ZEP qu’aux autres établissements. Si l’on agissait vraiment en faveur des établissements défavorisés, ceux-ci bénéficieraient de mesures plus fortes, avec notamment des équipes pédagogiques renforcées ou une diminution du nombre d’élèves par classe. D’après une étude de Thomas Piketty, la taille des classes influerait plus sur les résultats scolaires que la ségrégation [13].
Casser les « ghettos » ou aider les pauvres à améliorer leur sort ?
Lorsqu’elle concerne les quartiers d’habitations, les modalités de mise en œuvre de la mixité posent tout autant problème [14]. Là encore, les inégalités et les exclusions induites par la ségrégation sont patentes et incontestables. En même temps, la déségrégation a des coûts, tels que celui de devoir déménager et de quitter l’environnement dans lequel on a vécu. Or ces coûts sont imposés de manière disproportionnée aux plus pauvres. Il est rare en effet que les politiques de mixité contraignent des ménages aisés à déménager. Plus souvent, la mixité est mise en œuvre par la rénovation urbaine, c’est-à-dire par la démolition de tours et de barres dans des quartiers populaires. Ces démolitions brisent des liens de voisinage et réduisent un capital social qui est parfois le seul capital significatif dont les ménages disposent pour faire face aux difficultés. Parallèlement, lorsque le déménagement les conduit dans un quartier de classe moyenne, l’intégration n’est pas facile, notamment parce que les arrivants ne connaissent personne, et se voient imposer des normes qui ne sont pas les leurs.
Lorsque le déménagement n’est pas imposé mais proposé (par exemple avec des aides à la mobilité résidentielle), cette critique perd de sa force. Elle ne disparaît pas tout à fait cependant. Les expériences menées sur ce terrain aux États-Unis ont été relativement décevantes [15]. Ainsi, beaucoup de familles d’abord volontaires pour quitter leur quartier y sont retournées au bout de quelque temps ou ont emménagé de nouveau dans un quartier similaire. Les réussites ne s’observent que dans un nombre limité de cas, pour des familles soigneusement sélectionnées et accompagnées, ce qui réduit fortement le potentiel des politiques d’aide à la mobilité résidentielle. Par ailleurs, ces politiques privent les quartiers pauvres de leurs familles les plus dynamiques, de celles qui pourraient jouer un rôle d’entraînement.
Une autre source de critique des politiques de dispersion des populations en difficulté réside dans les effets positifs des regroupements affinitaires. Ceux-ci, mêmes lorsqu’ils concernent les pauvres, ne relèvent pas nécessairement d’une analyse en termes de « ghetto ». Certes, vivre dans un quartier d’immigrés pauvres réduit les chances d’établir des contacts avec des populations aisées, contacts qui peuvent être utiles, par exemple pour trouver un emploi [16]. Mais vivre dans un quartier dont le peuplement est dominé par des pairs ne présente pas que des désavantages [17]. Cela facilite la construction de liens de solidarité et la production de diverses ressources par le quartier. De nombreux sociologues ont ainsi mis en évidence le rôle de sas, voire de palier intégrateur des quartiers d’immigrés. Bien sûr, cet effet intégrateur n’est pas systématique, mais il peut exister ; et promouvoir son existence pourrait être un objectif, par exemple en favorisant ce que les Nord-Américains appellent le développement communautaire [18]. Il est regrettable qu’en France, de telles idées passent souvent pour naïves ou inconscientes, et que l’on considère le regroupement de pairs uniquement comme une première étape vers le repli sur l’entre-soi et vers le communautarisme.
Se rassembler entre pairs peut enfin aider à être plus visibles dans l’espace public politique et à faire reconnaître ses différences. On oublie parfois combien, au XXe siècle, les regroupements d’ouvriers qui se sont effectués dans les communes de banlieue ont entretenu l’existence d’une force politique les représentant au niveau national. Aujourd’hui, ce sont ces banlieues qui permettent au parti communiste de ne pas avoir totalement disparu du paysage politique. Certes, le contexte a changé mais l’enjeu est-il de disperser la pauvreté dans les espaces métropolitains, comme si on voulait la rendre moins visible, et obliger les maires à se répartir leur « charge » ? L’enjeu n’est-il pas plutôt de favoriser l’émergence d’une force politique propre aux « quartiers » dont on parle ?
Cette mise en perspective historique suscite une autre question gênante : pourquoi la concentration des populations ouvrières dans les banlieues dites « rouges » n’a-t-elle pas posé les problèmes que pose aujourd’hui la concentration des ménages populaires dans les « cités » ? L’explication réside sans doute dans le passage du qualificatif ouvrier au qualificatif populaire, et dans le lien de plus en plus fort entre populaire et pauvre [19]. Ces transformations se sont effectuées au cours de quatre décennies de crise économique, de déstructuration de l’appareil productif industriel, de précarisation des salariés et de détricotage de l’État-providence. Au cours de ces décennies, on a notamment assisté à un effondrement de la culture ouvrière, avec d’importantes conséquences sur la socialisation et sur la vie collective. Si les relations familiales restent très fortes dans les quartiers populaires [20], les adultes peinent à imposer des normes dans les espaces collectifs : les normes les plus évidentes sont aujourd’hui tirées de la culture juvénile de la rue. Par ailleurs, en perdant une large part de leur appareil productif, les communes populaires n’ont pas seulement perdu des emplois, elles ont aussi perdu des ressources en taxe professionnelle. Or, depuis les lois de décentralisation du début des années 1980, récemment renforcées par les lois de 2004, les ressources fiscales locales jouent un rôle important dans la qualité des équipements et des services dont jouissent les populations. L’État compense certes certaines inégalités, mais très insuffisamment.
Face à ce constat, faut-il disperser les populations des communes pauvres dans des communes mieux équipées ou faut-il mieux doter les communes pauvres ? De même, faut-il noyer les jeunes qui posent problème dans la masse des jeunes de classes moyennes, en espérant que ceux-là trouveront parmi ceux-ci des modèles à suivre, ou faut-il les soutenir directement là où ils vivent ? Dans le quartier des Bosquets, à Montfermeil, la meilleure politique est-elle de détruire les barres et de disperser les populations gênantes, comme le fait le maire actuel, ou est-elle de valoriser le tissu des solidarités locales pour faire du développement économique ? Faut-il permettre à Montfermeil de changer d’image ou faut-il améliorer la desserte du quartier des Bosquets (pour l’instant très enclavé et seulement desservi par des lignes de bus [21]) ? Les réponses à ces questions sont loin d’être simples et la bonne voie pour l’action publique se situe probablement dans un mélange de redistribution des populations et de développement local [22]. Mais au moins faut-il se poser ces questions.
Espaces publics urbains et solidarité politique
Les politiques de mixité posent donc problème et, en parallèle, la concentration de ménages populaires dans un même quartier n’est pas nécessairement un mal, surtout si ledit quartier bénéficie de la solidarité nationale. Mais ces constats plus ou moins empiriques suffisent-ils à remettre en cause l’intangibilité de l’objectif de mixité ? Non. Beaucoup reconnaissent la pertinence des critiques qui précèdent, tout en restant politiquement attachés à la mixité. Pour eux, même si les avantages de la mixité à court terme sont douteux, elle a sur le long terme un impact sur la capacité des métropoles à faire société. En effet, la spécialisation sociale et l’entre-soi menacent le lien social et l’intégration politique [23] : ceux qui sont exclus de l’environnement quotidien des ménages aisés ne risquent-ils pas de devenir politiquement invisibles, avec des conséquences faciles à imaginer pour les politiques de solidarité ? Des enquêtes anthropologiques suggèrent ainsi que les enfants qui vivent dans les ensembles résidentiels sécurisés nord-américains (les gated communities) ont tendance à avoir des réactions de défiance plus marquées à l’égard des pauvres et, plus généralement, de tous ceux qui ne sont pas comme eux [24].
On touche là au cœur du problème. Si la mixité apparaît comme un objectif difficilement discutable, c’est parce que la possibilité même d’imaginer des politiques de redistribution, et a fortiori de les mettre en œuvre, paraît conditionnée par l’expérience physique de la société dans toute sa diversité. Le maintien de liens concrets de solidarité politique à l’échelle métropolitaine (et probablement même à des échelles plus larges) reposerait sur l’existence de ce que les spécialistes de l’urbain appellent des « espaces publics ». Dans l’idéal, les citadins devraient fréquenter quotidiennement des espaces ouverts à tous et où chaque membre de la société se rendrait visible à tous les autres [25] (idéal dont se seraient particulièrement approchés les boulevards haussmanniens du XIXe siècle, où le dimanche les ouvriers croisaient les dames de la haute société et où le flâneur pouvait jouir du spectacle de la ville dans son entier).
Fréquenter des espaces socialement ouverts et divers peut sans aucun doute être enrichissant. Au demeurant, l’existence d’un lien causal entre de telles fréquentations et des attitudes politiques ouvertes et solidaires est loin d’être prouvée. Pis, l’expérience de l’altérité peut favoriser des attitudes de fermeture et de rejet [26]. Ainsi, la confrontation régulière, sur le quai d’une station de métro ou dans les rues d’un centre-ville, d’une personne blanche avec des personnes noires produit-elle du lien politique inclusif ? Rien n’est moins certain. La littérature sociologique et psychologique invite plutôt à la circonspection. Celle-ci indique en effet que toute expérience vécue est interprétée en fonction des dispositions préalables de la personne. Si celle-ci estime qu’il y a « trop d’immigrés », elle verra dans cette expérience quotidienne la confirmation de cette assertion et sera peut-être renforcée dans l’idée qu’il convient de les « renvoyer chez eux », c’est-à-dire précisément de les expulser de la communauté politique à laquelle elle estime appartenir. Si, autre cas de figure, une personne a connu une mésaventure dans un lieu, une agression par exemple, elle risque fort d’associer ce lieu à un sentiment d’insécurité. Dans ce cas, miné par la crainte, le regard qu’elle porte sur les personnes qui fréquentent cet endroit risque d’être plus négatif que positif.
Ce risque d’effets négatifs de la confrontation à l’altérité est encore plus élevé dans les quartiers d’habitation. En effet, il est plus facile de se tenir à distance d’une personne dont le comportement ou l’attitude dérangent lorsqu’on se trouve dans une rue ou sur le quai d’une gare que lorsque cette personne habite l’appartement d’en face. Le déménagement est une démarche coûteuse et difficile à entreprendre. Le syndrome des « petits blancs », très présent dans les quartiers populaires où voisinent des ménages d’origines ethniques très diverses, est une bonne illustration des possibles effets négatifs de la mixité résidentielle. Pour ces ménages à faible revenu qui se jugent enfermés dans un quartier qu’ils voudraient quitter, le mélange est malheureusement plus favorable au racisme et au repli sur soi qu’à la tolérance, à l’ouverture et au civisme [27]. Dans ce cas, au lieu de favoriser la production d’un espace commun et, au-delà, un sentiment d’appartenance commune, l’interaction avec autrui est créatrice de distance et détruit le lien social. Cet enchaînement est évidemment loin d’être systématique, mais il met en question les discours trop positifs sur les effets de la mixité sur le lien social. Ce constat est d’autant plus troublant que les politiques de mixité sont centrées sur la promotion de la diversité à l’échelle du quartier d’habitation.
Mais on peut aller plus loin et porter la critique sur un terrain plus général. Les idéaux d’ouverture et de mélange sont respectables, mais dans les espaces publics réels, l’ouverture reste toujours limitée et le mélange se fait toujours au profit d’un groupe particulier. Les comportements dans les espaces publics sont nécessairement gouvernés par des normes particulières. Ainsi, aujourd’hui, être une femme n’offre pas la même latitude que d’être un homme lorsqu’on se déplace dans les espaces publics [28]. Dans un autre registre, les couples homosexuels ressentent fortement la norme dominante de l’hétérosexualité lorsqu’ils envisagent de manifester publiquement les liens qui les unissent. C’est en partie pour cela que certains gais se regroupent dans des quartiers particuliers. Cela leur permet d’imposer leurs propres normes dans les espaces de leur vie quotidienne. Et si les immigrés sortent peu de certains quartiers, ce n’est pas seulement parce que leurs déplacements sont contraints, c’est aussi parce que ces quartiers proposent une ambiance qui leur convient.
Bref, les rapports de force et de domination qui traversent les sociétés ne sont pas neutralisés par le fait que des populations diverses se côtoient dans une ambiance en apparence pacifiée. L’expérience des espaces publics peut être celle de la domination et elle peut aussi bien produire un sentiment d’exclusion qu’un sentiment d’inclusion. Pour ces raisons, il paraît difficile de faire de l’existence d’espaces publics où la société se rend visible à elle-même un impératif pour la construction de la solidarité politique. Des espaces publics ouverts à tous, animés, sont des composantes essentielles de la vie urbaine et leur « publicité » doit être défendue contre les multiples menaces de privatisation, mais il ne faut pas attendre de ces espaces plus que ce qu’ils ne peuvent apporter.
Comment, alors, constituer un terreau favorable à la solidarité politique ? La réponse à cette question est évidemment très difficile et déborde largement le cadre de cet essai. Elle relève de la philosophie politique et des sciences politiques, domaines dans lesquels nos compétences sont limitées. Nous observerons seulement que, parmi les écrits dont nous avons connaissance, bien peu s’intéressent aux espaces publics urbains. Dans un ouvrage de philosophie qui fut longtemps cité dans les études urbaines, L’Espace public de Jürgen Habermas [29], il n’est guère question des rues ou des places. Le terme espace est ici employé dans un sens métaphorique (le titre allemand dit d’ailleurs « sphère publique ») et les lieux sur lesquels Jürgen Habermas insiste le plus sont les cafés où la bourgeoisie discutait, des lieux qui n’étaient guère ouverts à tous ni très mélangés… Aujourd’hui, l’équivalent fonctionnel de ces cafés est plus sûrement à chercher du côté de l’Internet que du côté du coin de la rue.
Pour une approche pragmatique de la mixité
À ce stade, le lecteur pourrait avoir l’impression désagréable que le bébé a été jeté avec l’eau du bain. Peut-on défendre des formes de vie qui se rapprochent de l’entre-soi et du communautarisme au motif que la mixité ne tient pas toutes ses promesses ? Notre propos ne se veut pas aussi radical. Rappelons tout d’abord que la mixité a une valeur importante en tant qu’expérience vécue et qu’elle est à ce titre légitimement recherchée par une large part de la population. La mixité contribue également au dynamisme économique et culturel des villes. Notre critique porte sur d’autres vertus prêtées à la mixité, notamment celles de favoriser l’intégration sociale et politique ou, à plus brève échéance, de réduire certaines inégalités. Ces vertus étant peu discutées, du moins dans une perspective de gauche, nous avons dû insister sur les éléments à charge et négliger ceux à décharge. Ceux-ci existent évidemment. Il ne s’agit donc pas de rejeter la mixité au profit des « communautés » mais plutôt de considérer la mixité comme un moyen parmi d’autres pour promouvoir le lien social et la solidarité. De ce point de vue, ce qui précède plaide moins pour un abandon pur et simple des politiques de mixité que pour un rapport circonspect et pragmatique à ces dernières.
L’intangibilité de l’objectif de mixité empêche ainsi de prendre en considération des politiques qui pourraient traiter plus efficacement les problèmes posés par la ségrégation socio-spatiale. La référence constante à la mixité freine les politiques de redistribution ou les dénature. Comme on l’a dit, dans le domaine de l’éducation, la France est loin de réaliser des investissements massifs en faveur des quartiers populaires. Les zones d’éducation prioritaires permettent à peine de compenser les inégalités dont souffrent ces quartiers en raison de la présence d’enseignants moins expérimentés et trop souvent désireux de poursuivre leur carrière ailleurs. Mais, pour aller plus loin, par exemple en renforçant les équipes pédagogiques, il faudrait commencer par reconnaître que les problèmes dont souffrent les élèves des quartiers populaires ne sont pas seulement dus à un manque de mixité ou aux contournements de la carte scolaire, mais qu’ils sont aussi, et sans doute surtout, dus au fait que « populaire » est de plus en plus synonyme de « pauvre ».
Par ailleurs, renforcée par le discours sur la nécessité de lutter contre les « communautarismes », la référence à la mixité nourrit une représentation des quartiers populaires comme lieux à détruire plutôt que comme lieux à valoriser. La politique mise en place autour de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) est sur ce plan exemplaire. Cette politique se veut un moyen de canaliser des investissements massifs en faveur des quartiers « fragiles ». Les sommes que l’on veut engager sont effectivement importantes. Cependant, il s’agit moins d’aider les quartiers populaires que de les transformer en quartiers considérés comme normaux, c’est-à-dire de les rapprocher des quartiers de classe moyenne. Les opérations mises en œuvre reposent ainsi sur des destructions massives et sur d’importants déplacements de population. Et il n’est pas rare d’entendre des élus justifier leur action en qualifiant les immeubles rasés de « verrues ». On est loin de la mise en valeur.
Pourtant les énergies et les ressources locales existent [30]. Les quartiers populaires souffrent de la crise économique et du chômage, mais de nombreuses activités économiques y sont présentes malgré tout, qui mériteraient d’être prises en considération. Il existe également des activités politiques qui, si elles trouvaient des relais à l’échelle nationale, pourraient permettre à ces quartiers d’être plus audibles. Le patrimoine bâti a lui-même beaucoup plus de valeur que ne le laisse entendre la critique convenue des tours et des barres. N’oublions pas que beaucoup des quartiers qui font aujourd’hui le bonheur des « bobos » étaient considérés, il y a à peine cinquante ans, comme des cloaques qu’il fallait raser. La critique de l’architecture et de l’urbanisme est souvent un moyen de déplacer sur un terrain symboliquement moins conflictuel les luttes entre groupes sociaux [31]. Ainsi, lorsqu’on rase une « barre qui défigure le quartier », l’objectif est généralement de reconstruire des logements en accession à la propriété pour « faire revenir les classes moyennes ».
Concluons donc par l’énoncé de la question qui demeure centrale : la reconnaissance sociale et politique des quartiers populaires [32]. Le discours sur la mixité fait des quartiers populaires des espaces pathologiques. Ce faisant, la société renvoie aux habitants de ces quartiers une image d’eux-mêmes qui est d’une grande violence symbolique. Être constamment désignés comme les habitants de « quartiers difficiles » ou de « zones de non droit » n’aide pas à se sentir reconnus : on ressent plutôt le mépris. Les émeutes de 2005 ont montré l’intensité de ce sentiment, et également à quel point ce sentiment pouvait être destructeur. De manière complémentaire, considérer les quartiers populaires comme des ghettos qu’il faut éradiquer, c’est s’interdire de les reconnaître comme des acteurs politiques légitimes. On pourrait rêver que les catégories populaires aient d’autres bases que le territoire local pour se mobiliser et exister politiquement, mais la déstructuration des solidarités propres au monde ouvrier laisse peu d’autres possibilités ouvertes [33]."
par Éric Charmes [10-03-2009]