Bien avant l’apparition du christianisme, le solstice d’hiver, déjà, était salué par les peuples de la terre : quand, au plus fort de l’obscurité, on devine que la lumière, doucement, va reprendre le dessus et que les jours, enfin, vont recommencer à grandir, comment ne pas se réjouir ?
Et, bien avant Noël, la naissance d’un enfant a eu, de toute évidence, ce caractère extraordinaire que souligner a si bien Hannah Arendt : la naissance, c’est la nouveauté possible dans un monde toujours déjà ancien ; c’est la possibilité d’un avenir imprévisible face à la répétition des cycles naturels et à la simple reproduction des espèces animales ; c’est un commencement radical… et, c’est précisément parce que nous avons, un jour, commencé, que nous sommes capables, tout au long de notre vie, de continuer à commencer. Comment, dans ces conditions, les humains, quelles que soient leurs religions, ne fêteraient-il pas la naissance et pourquoi ne l’associeraient-ils pas à la lumière ?
Et puis, à cette occasion, il n’y a pas de raison qu’ils ne sacrifient pas au rituel du «don» si bien mis en lumière par Marcel Mauss : loin de tout utilitarisme, le «don» est, en effet, l’acte fondateur de la socialité. Parce qu’il appelle la réciprocité et institue la trilogie «donner–recevoir-rendre», il crée le lien par lequel les humains, tout à la fois, se dégagent de la solitude ontologique qui pèse sur chacun d’eux et construisent les formes les plus élaborées de l’échange : non point un échange marchand, savamment dosé par «l’économie de marché», mais un échange qui «vise davantage à être qu’à avoir», un échange qui permet aux humains de «poser les lances» et de tenter de vivre «dans le respect mutuel et la générosité réciproque».
C’est pourquoi il ne faut pas laisser les contes et les cadeaux de Noël aux marchands et aux médias. C’est pourquoi–loin de toute revendication identitaire revancharde – nous pouvons tenter de réinvestir les rituels anciens pour leur donner un sens nouveau. C’est pourquoi nous pouvons dévoyer nos récits fondateurs et imaginer des histoires de solstice, de naissance et de cadeau. C’est pourquoi, quand j’étais professeur de collège, j’écrivais des contes avec mes élèves : on y entrevoyait, parfois, quelques-unes de ces naissances inopinées, de ces choses et de ces êtres qui adviennent à l’improviste, au coin d’une vie ou d’un bois. Et qui changent tout… ou presque. Des histoires qui ébranlent un peu. Juste assez pour qu’on se dise, à leur écoute, qu’on peut, peut-être, tenter d’adoucir ensemble le monde.
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Ali connaissait bien le chemin de la crête. Il le parcourait plusieurs fois par jour pour rejoindre la ferme du père Jean. Mais cette nuit-là il avait neigé et Ali ne retrouvait presque rien, ni les cailloux auxquels il était habitué, ni le petit mur démoli juste avant le tournant, ni même les fils de fer barbelés qui séparaient le chemin des champs. Il allait vite, les mains enfouies dans ses poches. Il regardait droit devant lui, espérant apercevoir la lueur de la fenêtre. Il fallait se dépêcher. Il se mit à courir, dépassa le petit bois et ralentit : levant la tête, il aperçut la fenêtre de la ferme. Ce n’était qu’une très faible lueur un peu rouge. Ali ralentit, il regarda la petite lumière : le père Jean était tout seul, il devait fumer sa pipe devant la cheminée en regardant le feu de bois. Il y avait deux ans qu’Ali connaissait le père Jean. Il était arrivé dans la région avec sa femme parce que l’usine qui l’employait avait fermé et qu’il avait entendu dire qu’on cherchait ici des ouvriers agricoles. Deux ans déjà qu’il aidait le père Jean.
Il avançait maintenant beaucoup plus lentement, les yeux fixés sur la faible lumière.
Il passa le petit pont et attaqua la côte. La ferme était à cinq cent mètres un peu au-dessus de lui. Il en distinguait les contours, une ombre noire qui se détachait sur la neige. Il hésitait ? Qu’allait-il dire le père Jean ? Ali pensait à son arrivée à la ferme. Le père Jean, on lui avait dit que c’était un brave homme ; il était arrivé confiant. Le père Jean l’avait regardé : «Ah ! C’est vous ! J’aurais préféré un Français. Autant vous le dire tout de suite, je ne vous aime pas. Mais puisque vous êtes là… »
Et, depuis, le vieux ne lui avait jamais adressé la parole. Ali était à la ferme tous les matins à cinq heures avec sa femme. Mériem faisait le ménage et préparait le repas ; elle ne mettait qu’un couvert, celui du vieux. Eux allaient manger chez eux, dans la vieille cabane de berger, derrière la crête. Ali suivait le vieux toute la journée. Il recevait ses ordres par gestes. Jamais le vieux n’avait desserré les dents.
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Maintenant, Ali était assis dans la neige. Il n’avait pas froid. Il regardait la fenêtre éclairée en roulant de la neige dans ses doigts. La lumière faiblissait, le feu devait être en train de s’éteindre : dans quelques minutes, le vieux irait se coucher.
Dans la tête d’Ali tout se mélangeait : les images du pays, le visage de Mériem, la ferme, la neige, et toujours la tête du père Jean, les dents serrées sur sa pipe, le regard sombre et cette phrase qui tapait à ses oreilles : «Autant vous le dire tout de suite, je ne vous aime pas.»
Et puis, tout à coup, Ali tourna la tête en direction de la cabane de berger qu’il avait quittée depuis une demi-heure maintenant et où Mériem attendait. Il se leva lentement et monta vers la ferme. La porte était toujours ouverte. Ali le savait. Il posa sa main sur la poignée et entra. Dans la pièce, il faisait chaud, le feu s’éteignait lentement. Devant la cheminée le fauteuil du vieux était vide. Ali s’avança. Il ne comprit pas tout de suite. Il sentit quelque chose de froid toucher son cou et la voix du vieux retenti : «Je savais bien qu’un jour tu penserais à ça ! Il doit avoir des économies le père Jean. Ah vous êtes tous bien les mêmes !» Ali ne comprit pas. Qu’est-ce qu’il disait ? Il n’avait jamais pensé aux
économies du vieux. Il se retourna ; le canon du fusil était maintenant devant son visage. «Ce n’est pas vrai !», parvint-il à dire. Le vieux baissa son fusil. Maintenant ça dépend de la police.» «Ce n’est pas vrai !», répéta Ali, et puis, très vite,
baissant la tête comme s’il avait honte : «C’est Mériem : le bébé arrive, il faudrait venir, nous ne savons pas faire.»
Le vieux fit quelques pas de côté, raccrocha son fusil derrière la porte et alla s’asseoir dans son fauteuil. Ali le suivit des yeux. Maintenant il ne voyait que le dos du vieux, ses larges épaules dépassaient du fauteuil ; il était immobile. Ali comprit qu’il resterait là silencieux, qu’il n’avait rien à attendre. Il partit sans bruit, referma doucement la porte derrière lui. Dès qu’il fut dehors, il se mit à courir, dévala la pente, repris le chemin de la crête. Il courrait sur la neige, les yeux fixés sur les traces de pas qu’il avait faites tout à l’heure et qui lui indiquaient le chemin.
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Maintenant le soleil était levé ; dehors il faisait beau. La plaine au loin était sombre et grise, mais autour de la cabane du berger la neige avait tout recouvert, la montagne éclatait de lumière. Ali regardait par la fenêtre. Il essayait de retrouver sous la neige la place de chaque rocher, de chaque chemin. Il revint près de Mériem, l’enfant était là, à côté d’elle, tous deux dormaient.
Ali, lui, n’avait pas dormi. Il ne pouvait s’ôter de la tête la sensation du fusil sur sa nuque, l’image du vieux, impassible, dans son fauteuil. Il regarda longuement Mériem et l’enfant, puis se dirigea vers la porte. Il l’ouvrit. A ses pieds, il y avait un paquet, un petit paquet de carton attaché avec une vieille ficelle. Il regarda le paquet, se pencha pour le ramasser et le rapporta sur la table : le paquet contenait une petite poupée de bois, taillée à la main dans une bûche. Ali regarda la poupée, il la tint longuement dans ses doigts, puis sortit machinalement sur le seuil et regarda en direction de la ferme du père Jean. Il fixa longuement le petit point noir au loin et leva le bras comme pour faire signe, mais sa main s’arrêta à mi-parcours. Il rentra dans la cabane, posa doucement la poupée près de l’enfant, puis se coucha à côté et
s’endormit. Au fond du paquet, il y avait aussi une vieille feuille de carnet avec ces quelques mots : «Il fait plus chaud à la ferme, je vous attends.» Mais ni Mériem ni Ali ne savaient lire.
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D’autres «contes de Noël» sont publiés dans mon ouvrage Récits d’enfance, Paris, DDB, 2003 :
http://www.meirieu.com/LIVRES/li-rde.htm
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