Vouloir penser le premier degré à l’aune d’un territoire, c’est immédiatement poser la question de la dualité entre l’école et la circonscription à laquelle elle appartient. Il n’y a pas d’approche possible sans interroger l’école dans son territoire proche et dans l’organisation administrative qui la régit. Cette distinction qui structure le fonctionnement du réseau scolaire induit aussi le questionnement des ressources humaines, principalement le rôle et la fonction du directeur d’école. Mais, il serait vain et inopportun de vouloir cerner ces deux dimensions, certes essentielles, sans considérer l’école dans son environnement actuel. Les enjeux du projet éducatif territorial, nouvellement créé sur un passé déjà riche, ceux des rythmes scolaires qui y sont associés, introduisent nettement dans l’espace de l’école, les élus, les associations et les parents. La loi d’orientation et de programmation de 2013 aura eu le mérite de reposer de manière concrète les liens que l’école doit construire avec son territoire. L’amélioration des résultats scolaires des élèves se fera dans la classe, mais elle ne pourra se faire sans une volonté d’action collective. C’est le parti pris que prend le texte suivant.
Penser le territoire administratif
La gestion simple que nous connaissions entre une école et son référent en circonscription, à savoir l’inspecteur de l’Education nationale (IEN), s’est complexifiée dans ces dernières années. Pour dater cette évolution, nous pourrions dire que la loi de 1989, en instituant le projet d’école et son corollaire le conseil d’école, a profondément transformé le rôle de l’inspecteur en lui assignant comme tâche celle d’un accompagnement éducatif et pédagogique plus affirmé des territoires dont il a la responsabilité. Cette prise de conscience a été progressive. On peut constater que le réseau scolaire s’est structuré autour d’elle en recherchant des cohérences entre les écoles, en indiquant les orientations prises par une ou plusieurs écoles. Le rôle fédérateur de la circonscription comme lieu d’énonciation d’objectifs communs a pu être identifié de manière forte. Cette situation nouvelle a permis d’établir un pilotage différent des territoires en recherchant désormais les conditions qui les unissent plutôt que celles qui les distinguent.
Cette pensée d’une expression collective des projets et des buts à suivre a modifié implicitement la fonction du directeur d’école qui devenait ainsi le représentant de la singularité de son école tout en étant le porteur, à l’intérieur de celle-ci, de la cohésion des orientations communes décidées au niveau d’un territoire administratif.
La loi d’orientation de 2005 en instaurant le socle commun a accentué ce mouvement en créant la nécessité d’une interrogation territoriale sur les moyens d’obtenir l’équité scolaire pour tous les élèves. L’apparition d’une réflexion dans ces années-là sur les notions de pilotage ou de management, pour reprendre des mots à la mode et largement entendus, n’est pas anodine. On demandait de penser différemment le maillage administratif des territoires pour en faire des lieux de réflexion et de réalisation pédagogiques et éducatifs. Il n’est donc pas étonnant de voir se profiler dans ce paysage de nouvelles formes évaluatives, notamment celle des écoles, ou des formes de partage dans les analyses, aidées par le développement des moyens de communication.
Les conditions de gestion des territoires administratifs où se situent les écoles sont désormais à considérer dans cette dynamique. L’élévation du niveau de recrutement des maîtres, les attentes sociales envers l’école, l’évolution des modes d’éducation informels concourent à ne plus penser l’école dans un modèle descendant (ou ascendant selon la position que l’on occupe) mais bien de réfléchir à des modes de travail qui influent sur la relation entre les unités d’enseignement et les personnes qui s’y trouvent. L’IEN doit aujourd’hui être plus un «producteur de sens» dans la compréhension des orientations pédagogiques, un «rassembleur des énergies et des volontés » qu’un gestionnaire du quotidien, même si cette tâche est noble pour paraphraser une citation d’un film célèbre.
La nouvelle loi d’orientation et de programmation confirme ce mouvement en créant le projet éducatif territorial (PEDT) et en insistant sur la capacité de chaque unité à comprendre, au plus près des territoires, les enjeux qui peuvent être les leurs. L’Education nationale dans ce mouvement de transformation est sollicitée pour participer à une réflexion plus globale sur l’éducation, à développer une éducation intégrée dans son territoire. Le PEDT n’est pas autre chose que d’affirmer, aujourd’hui, la nécessité de répondre ensemble aux enjeux d’un système dont on mesure les faiblesses. Il suppose d’appréhender, selon d’autres modalités, le rapport entre l’Ecole et son environnement.
Bien sûr, l’Ecole possède déjà une longue histoire de relation avec les parents, les collectivités ou les associations. Les zones d’éducation prioritaire ont largement contribué, sur la base de divers contrats éducatifs, à fonder des modèles de partenariat et d’actions. Les contrats éducatifs locaux ont été des exemples souvent réussis de projets collectifs. Mais ils ont aussi été vecteurs
d’expressions administratives qui ont alourdi les tâches des acteurs et, de ce fait, induit des réactions négatives quant à une gestion jugée trop lourde en temps et en énergie.
Nous sommes donc dans un temps où il faut revoir le fonctionnement de notre relation administrative, à l’interne comme à l’externe. La mobilisation des enseignants ne pourra se faire que dans la compréhension de ces exigences, qui les concernent tout autant que leurs élèves.
Penser le territoire social et éducatif
Le développement des politiques publiques en faveur de l’éducation a produit une évolution dans les accompagnements que mettent en oeuvre les collectivités territoriales. L’aide aux devoirs, les propositions culturelles ou sportives se sont multipliées. Les élus locaux ont une conscience accrue des enjeux de l’Ecole qui se traduit par une attention plus importante aux demandes
et aux attentes des familles. En lien avec les mouvements associatifs, les collectivités tentent de créer des complémentarités. Elles développent un éventail important de propositions relevant d’éducation informelle, notamment dans la prise en charge d’un complément aux activités scolaires. Cette évolution, loin d’être négligeable, augmentera à terme les inégalités scolaires et sociales. Il n’est pas certain que l’Education nationale en ait pris la bonne mesure.
L’enjeu prioritaire du territoire éducatif réside dans cette réduction anticipée des inégalités présentes mais surtout à venir. Il ne s’agit pas seulement d’établir une continuité entre les activités scolaires et celles proposées à l’extérieur, ce qui serait déjà bien, mais de bâtir une véritable proposition éducative et pédagogique. Il y a un sens à donner à un projet global, sens qui passe par une participation de tous les acteurs à sa construction.
La discussion sur les rythmes scolaires a montré la difficulté du dialogue et des décisions à prendre. Pourtant dans ce débat complexe, on mesure aussi l’intérêt de chacun dans l’organisation de ce temps global. Il n’y aura pas de modèle unique en la matière mais bien l’émergence d’une singularité locale, d’une histoire à construire entre tous. Cette illustration témoigne de la difficulté d’un changement de cadre dans les représentations. A une Éducation marquée par son caractère national-et qu’il faut conserver- s’adjoignent désormais des modèles souples, diversifiés que l’École doit appréhender, apprivoiser. L’objet des échanges entre les représentants de l’École, les élus, les parents et les associations, n’est pas l’aménagement du temps mais bien plutôt le modèle scolaire que l’on souhaite à l’oeuvre dans son territoire. Il ne s’agit pas nécessairement de savoir si la pause méridienne est plus longue, moins étalée, mais bien de dire quelles sont les modalités d’organisation du temps que l’on choisit pour améliorer les apprentissages et les acquis de nos élèves, de nos enfants. Il s’agit donc d’une interrogation des finalités qui touche autant le pilotage du territoire éducatif que celui de l’expression de son action au plus près des écoles. Il n’y aura pas d’autre choix possible, dans le sujet du temps scolaire comme dans d’autres, que celui de travailler à un projet commun et global.
Une condition sera prioritaire si l’on veut que ce projet territorial ne soit pas lettre morte, celle des modalités du dialogue entre l’institution scolaire, les collectivités locales et les parents. La parole des parents devra certainement être plus présente qu’elle ne l’est actuellement dans les écoles, celle des élus aussi. Les enjeux scolaires et sociaux de notre École indiquent qu’il faut désormais réellement bouger les lignes.
Le développement de l’éducation informelle, la pression que les familles subissent sur la réussite du parcours de leurs enfants, montrent que l’École ne peut être en retrait sur ces questions sociales qui ont à voir avec notre pratique scolaire. La construction d’espace d’échanges et d’actions est au coeur d’un projet éducatif territorial mais il doit être l’objet d’une attention particulière afin de respecter chacun dans l’expression de ses droits et la conformité avec ses devoirs. A l’École et aux enseignants le rôle et la fonction d’experts de l’apprentissage. A eux d’intégrer dans le temps scolaire, celui de l’innovation, de la découverte et des émerveillements. Mais aussi celui du travail, de la rigueur, de la mémoire. A eux de faire comprendre les articulations subtiles, complexes entre le temps de la maison, le temps des loisirs et celui de l’École. Aux parents et aux élus de proposer leurs lectures de l’École, leurs attentes et leurs propositions pour bâtir le parcours qui permettra à l’enfant de comprendre ce qu’on attend de lui, de mesurer enfin la signification de ces codes d’adultes qu’il ne peut appréhender pleinement, plus encore s’il est éloigné de la culture scolaire.
Définir le projet éducatif
Dans ce cadre nouveau mais historiquement connu, les projets éducatifs locaux devront être définis avec précision en vue d’arrêter le périmètre d’action et donc de se prémunir du risque de heurts entre des objectifs divergents. Les parents veulent que l’École explique plus distinctement ses attentes et ses demandes. Les élus souhaitent participer plus activement aux choix éducatifs, voire pédagogiques. Les professionnels de l’Éducation quant à eux, qu’ils soient personnels d’encadrement ou enseignants, réclament de conserver la primauté des choix didactiques et pédagogiques en refusant notamment l’externalisation de services qui pourraient être un empiètement de prérogatives qu’ils jugent régaliennes. Les dissensions peuvent être nombreuses et conduire à des impasses. Or, si les actions en zone d’éducation prioritaire ont été des laboratoires pour une collaboration locale entre l’Éducation nationale et les élus et parents, on observe aussi la difficulté de transfert de ces expériences dans l’ensemble des territoires. Certes la diversité peut expliquer cette difficulté de généralisation mais on peut aussi penser que les secteurs difficiles sont confrontés à des urgences que ne connaissent pas (et heureusement) nombre de territoires. Ces derniers ne voient souvent pas l’utilité de ce type de projet car ils n’en mesurent pas la nécessité. Cependant, le traitement et les propositions d’aide et d’accompagnement des élèves en difficulté scolaire ne sont pas l’apanage des ZEP. A analyser les évaluations nationales ou internationales, même si notre priorité éducative reste le garçon en ZEP, les élèves en difficulté pour qui l’Ecole n’a pas de solution sont présents dans chaque école et représentent un nombre important d’enfants. L’amélioration du système éducatif français réside dans l’évolution du parcours scolaire de ces élèves. Nous n’avons pas le choix. En ce sens, la détermination du cadre du PEDT se fonde principalement sur cet objectif. Seul le monde scolaire peut, au vu de son expertise, le bâtir clairement lors de la conception du projet. Il n’est pas certain en effet que les collectivités locales puissent disposer de forces suffisantes pour définir des actions efficientes de résolution des difficultés scolaires des élèves (1). Ce constat suppose cependant que les enseignants et l’encadrement n’ignorent pas les capacités d’intervention pertinentes de ces mêmes collectivités dans le champ éducatif. La cohérence collective sera la réponse à l’échec scolaire et elle devrait permettre de ne pas laisser les parents seuls face à la recherche de solutions pour leurs enfants. La grandeur et l’amélioration du service public d’Éducation est dans cette ligne de tension entre une École en capacité de répondre au défi de l’échec scolaire dans ses murs et une École ouverte qui sait qu’elle a besoin d’une mobilisation collective associant les parents, les associations
et les élus.
Une des opportunités de la Loi d’orientation et de programmation pour faire évoluer l’univers scolaire est dans cet interstice entre le temps de l’École et les autres temps de l’enfant. Mais il faut l’investir dans des orientations qui privilégient le suivi et l’accompagnement de chaque élève. C’est pourquoi les enseignants ont une primauté dans les choix à faire car ils déterminent, en fonction de leurs habitus, le champ des possibles pour l’aide et l’ouverture de l’École. La définition du PEDT est une conséquence de ce qui se passe à l’intérieur de l’École. Sans cette logique, pas de cohérence, pas de complémentarité des actions. Le contenu des actions du projet territorial est, bien sûr, déterminé par les possibilités matérielles, humaines dans lequel il s’inscrit. Toutefois, ce qui le définira en priorité, ce sera la signification des orientations pédagogiques et éducatives qu’il mettra en oeuvre. Si l’une des priorités est celle de la réduction des inégalités scolaires, la seconde devrait être fondée sur la notion de bien être des enfants. Au final, n’y-a-t-il pas le souhait, la volonté de rendre les enfants heureux et donc de leur procurer un environnement où ils s’épanouissent ?
Dans le développement managérial de ces dernières années, dans la focale donnée aux résultats scolaires (et qui était certainement nécessaire), n’a-t-on pas oublié la dimension d’un développement harmonieux de nos élèves ? La pression scolaire rejaillit dans la sphère familiale et conduit à multiplier les exigences et les demandes envers l’École, les parents, les élus. N’est-il pas temps, dans la conduite d’un projet global et local, de choisir la cause de l’enfant pour qu’il devienne élève ?
la GRH (Gestion des Ressources Humaines) : un domaine à revisiter ?
L’énonciation d’un projet territorial induit une conception nouvelle des relations entre les acteurs. Elle suppose aussi un regard différent sur le pilotage interne des écoles car elle infléchit nécessairement le rôle des enseignants et des directeurs d’école. Au-delà du contrôle de conformité, l’évaluation des personnels, leur accompagnement, leur formation doivent être des éléments à considérer dans cette approche.
L’inspecteur de l’Éducation nationale aura à déterminer ses modalités de pilotage dans des conceptualisations d’actions qui ne limiteront pas au seul univers scolaire mais s’étendront à la mesure de leurs effets dans l’amélioration des résultats des élèves. La traditionnelle inspection individuelle est à interroger, comme le sera la mise en place d’une évaluation d’École. Les enseignants et les directeurs auront aussi à faire évoluer des pratiques, à s’interroger sur la réalité du travail scolaire. Les contenus à faire aborder, les aides à donner, l’accompagnement des familles, l’articulation avec les activités « extra scolaires », seront autant de domaines à soumettre à la question de la cohérence et de la continuité des apprentissages.
Les personnels ne peuvent être laissés seuls dans cette conduite du projet. Ils ne doivent pas plus être l’objet d’un contrôle administratif en amont du projet, dont on conçoit la raison sans en comprendre les motivations, ni d’une évaluation par trop « descendante». En bref, il y a à considérer à l’échelon départemental et académique un pilotage global de la gestion des ressources humaines qui répond à la nécessité d’une formation des enseignants comme à la conception d’un cadre collectif de pilotage. La thématique de l’innovation pourrait être utilement déployée à ce niveau et pourrait fournir, avec les responsables de ce secteur, une impulsion non négligeable dans la définition des nouvelles approches dans la formalisation des ressources humaines. Le projet territorial peut être, dans sa dimension pratique, l’occasion d’interroger nos coutumes administratives et de les revisiter pour valoriser un nouvel accompagnement des personnels. Dans cette approche, ce qui reste premier c’est la volonté et la mobilisation des acteurs. A priori, c’est un savoir -faire institutionnel, notre histoire le démontre depuis longtemps.
En conclusion
Ce texte comporte, et j’en ai conscience, des éléments qui pourront être considérés comme des naïvetés. Je les assume car ils illustrent, pour moi, des choix qui relèvent non pas de la simple gestion mais bien de postulats éthiques et politiques. La volonté d’oeuvrer à l’émergence d’un projet éducatif territorial est l’occasion de mettre en adéquation les enjeux de l’École et les exigences d’un intérêt général.
N’est-ce pas la vocation première d’un service public ?