In Sciences Humaines – le 16 Novembre 2011 :
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Certains parents ne supportent pas de voir leur enfant en échec, ?d’autres veulent pour lui une réussite exceptionnelle… ?L’école est devenue un facteur de stress pour les familles, ?et un objet de tensions avec les représentants de l’institution.
« Dès la première semaine d’école, raconte Stéphanie, j’ai senti mon fils anxieux. La maîtresse lui avait mal parlé. Je suis alors venue lui mettre sous les yeux le rapport de la psychologue, comme quoi il est dyspraxique et je lui ai signifié d’être plus gentille avec lui… J’espère qu’elle a compris le message ! »
Agressions verbales ou physiques, insultes, propos diffamants ou même menaces de mort, recours à la justice contre, par exemple, l’absentéisme des professeurs…, depuis une dizaine d’années, toutes les études montrent une dégradation dans la relation des familles avec l’école. Les rapports ministériels et les rectorats en font état. Agressions et menaces se seraient multipliées par huit en une dizaine d’années, les dépôts de plainte ne cesseraient d’augmenter. La chaîne Arte qui consacrait récemment une émission sur le sujet, tout aussi prégnant en Allemagne qu’en France (1), faisait état d’une crise de confiance, dressant le portrait de parents de plus en plus exigeants et contestataires vis-à-vis de l’école.
Et pourtant, depuis la publication du Code de l’éducation (loi Jospin de 1989), auquel sont venus s’ajouter d’autres textes comme la Charte des parents (2004), les parents sont considérés comme « partenaires permanents et à part entière de la communauté éducative », représentés dans les conseils d’école, les conseils de classe et multiples instances éducatives (conseils d’administration, départementaux, fédérations de parents…). Les textes officiels multiplient les invitations à ouvrir l’école aux familles, à faciliter leur droit à l’information, à l’orientation… Rien n’y fait : « Les textes officiels disent “écoute”, “concertation”, “partenariat”, mais quand les chercheurs arpentent le terrain, ils notent malentendu, contentieux, dialogue impossible ou grande explication », note Olivier Maulini, chercheur à l’université de Genève (2).
Épanouissement et réussite
Pourquoi et comment en est-on arrivé là ? L’école et les familles seraient-elles deux instances antinomiques ? C’est ce qu’ont longtemps avancé les penseurs de l’éducation. Au XVIe siècle déjà, Montaigne conseillait de confier l’éducation de l’enfant à un précepteur « afin de corriger l’amour trop lâche des parents à l’endroit de leurs progénitures ». Dans les années 1930, le philosophe Alain, qui plaidait ardemment pour l’enseignement de la rationalité et contre les préjugés, pensait que l’école devait libérer l’enfant de la « confiture affective de la famille »… Et c’était aussi le sens de la démarche de Jules Ferry lorsqu’il édifia l’école républicaine pour arracher les enfants aux superstitions et aux particularismes locaux véhiculés dans les foyers…
En fait, tout un ensemble de facteurs rend problématique et anxiogène la relation école-famille. D’une part, dans les sociétés contemporaines, l’enfant a pris une place centrale. Réussir sa mission de parent, c’est lui apporter le meilleur : épanouissement personnel, droit d’exprimer ses goûts, de développer sa personnalité, mais aussi devoir de lui donner tous les atouts pour réussir sa vie.
Des objectifs qui d’ailleurs ne vont pas sans se contredire ! À la maison, il faut à la fois gérer les temps passés sur les jeux vidéo, les sorties avec les copains, l’heure du coucher, sans nuire au travail scolaire et en associant toutes les activités extrascolaires – sport, musique, cours de langue… – pour compléter son éducation. C’est ainsi que certains enfants se retrouvent avec l’emploi du temps d’un ministre !
Nous sommes entrés dans l’ère de la « famille sentimentale et éducative », explique François de Singly. L’école ne peut échapper à cette exigence contemporaine qui fait que les parents refusent de voir leur enfant malheureux ou s’enfermer dans l’échec ». C’est pourquoi les enseignants se voient confrontés à des parents qui viennent plaider la cause de leur progéniture, n’hésitant pas à contester les notes ou les punitions voire les choix ou les méthodes.
Par ailleurs, depuis l’allongement des études généralisé à l’ensemble des classes d’âge, l’école est devenue un vaste espace de compétition. Pour les familles populaires comme pour les classes aisées, l’investissement scolaire conditionne la réussite sociale et la distribution des places dans la société. Une distribution devenue incertaine à l’heure où, comme l’a montré la sociologue Marie Duru-Bellat, l’inflation des diplômes délivrés ne peut plus garantir à l’élève ni la promotion sociale ni même le maintien dans sa catégorie socioprofessionnelle d’origine.
Au nom donc de la meilleure réussite possible de leur enfant, les parents surveillent le bon déroulement des programmes, s’échangent des informations sur la qualité et la réputation des profs, n’hésitant pas à demander des changements de classe ou à recourir à des stratégies destinées à garantir les meilleures chances, à les situer de façon optimale dans la compétition scolaire. Les mieux informés – et les plus aisés – ont recours aux cours particuliers, au coaching scolaire (qui connaît un succès croissant sur Internet), aux dérogations pour contourner la carte scolaire, à trouver des options rares, ou à les faire inscrire dans des classes bilingues où sont sélectionnés les meilleurs élèves. L’enseignement privé devient aussi un recours, lorsqu’il est considéré comme plus apte à exercer un suivi individualisé.
Entre consumérisme? et démission
En résumé, explique le chercheur en éducation Pierre Périer, « l’oscillation parentale (…) s’énonce dans une critique allant de l’excès de sévérité au laxisme des représentants de l’institution. Ce dualisme de jugement sous-tend un conflit entre l’inscription dans un collectif (scolaire et national) et le respect des différences individuelles, au principe de la construction autonome de l’identité (3). »
De leur côté, les enseignants ne sont pas plus tendres dans leurs jugements, accusant les familles à la fois d’attitudes consuméristes vis-à-vis de l’école et de carences éducatives, voire de démission parentale.
La critique consumériste n’a cessé d’enfler depuis les années 1980, époque qui vit Robert Ballion publier un livre qui fit date Les Consommateurs d’école (Stock, 1982). Cette critique stigmatise une attitude des familles pour lesquelles l’école serait devenue un service, jugée uniquement en terme de réussite de l’enfant. Selon les adeptes de cette thèse, l’école républicaine, qui assurait le lien social, est aujourd’hui en proie aux logiques néolibérales de l’époque, mettant les établissements scolaires en concurrence et faisant de l’école un marché dans lequel se creusent les inégalités (4).
Les parents diplômés et bien intégrés socialement auraient pris possession de l’école. Dans les lycées de centre-ville, mentionne un rapport de l’inspection générale (5), « tous les proviseurs de ces lycées soulignent la pression qu’exercent ces parents. Conscients d’offrir à l’école ses meilleurs atouts, de lui garantir des taux de réussite enviables, ils s’estiment en droit d’évaluer sans cesse la qualité du “produit scolaire” qui leur est offert. Ils n’hésitent pas, le soir, à refaire les cours à leur manière, avec le danger de saper les fondements de l’autorité du maître. Ces parents sont plus présents que d’autres catégories dans les associations. »
Mais qu’en est-il pour les familles populaires ? Le rapport de l’Inspection générale témoigne : « L’élève en difficulté peut être à l’origine de vives tensions, et d’un dialogue de sourds où s’affrontent – et parfois de façon violente – deux conceptions du rapport à l’école. » Les parents peuvent alors reprocher à l’enseignant son parti pris négatif vis-à-vis de leur enfant, son évaluation partiale ou méprisante, son refus de comprendre les difficultés de l’élève et de prendre en compte les efforts qu’il a faits . De son côté, l’enseignant perçoit « les effets de cette angoisse parentale comme une mise en cause de sa qualité professionnelle, refusant de se voir associé à un échec scolaire qu’il impute à des causes extérieures à son cours (résultats insuffisants dans les classes antérieures, manque de méthode, d’intérêt pour l’école, de travail à la maison, etc.) et renvoie le parent à sa propre insuffisance en tant qu’éducateur. »
Les « carences éducatives » dont sont accusées ces familles peuvent-elles être assimilées à une démission parentale ? Cette notion, devenue un quasi-lieu commun, a été largement démontée par nombre de travaux. S’il est vrai que beaucoup de parents ne possèdent pas les codes d’une « culture scolaire » qui leur est souvent étrangère et préfèrent se tenir à l’écart de l’institution (ne répondant pas par exemple aux convocations de l’établissement), ils n’en sont pas moins soucieux du destin et de la réussite de leur enfant. C’est même, pour P. Périer, un véritable changement paradigmatique qui s’est opéré : « Au tournant des années 1980, la montée du chômage conjuguée à l’élan de politiques scolaires volontaristes et aux perspectives nouvelles qu’elles semblaient offrir (bac pro, accès à l’université) a consolidé la volonté et l’ambition des familles populaires. » Des études ont montré que, notamment chez les immigrés, les ambitions scolaires sont équivalentes à celles des classes moyennes. En fait, si ces parents se refusent à intervenir dans les difficultés que peuvent rencontrer leurs enfants, ce serait aussi, toujours selon P. Périer, en référence à une attitude consumériste selon laquelle c’est la mission de l’école que de traiter les problèmes éducatifs : à chacun son travail… Ce qui ne les empêche pas de recourir aux cours de soutien ou de surveiller à leur manière la scolarité de leurs enfants.
Une coéducation problématique
« Exigences excessives des familles, attitude défensive des enseignants »… Comment briser ce « cercle vicieux » – ainsi qualifié par Philippe Perrenoud – qui décrit une véritable crise de confiance ? Ce chercheur conseille aux parents une forme de « lâcher prise » : « S’intéresser au travail scolaire sans interférer dans la relation pédagogique, laisser le temps de l’apprentissage avant de demander des comptes (6). » Du côté des enseignants, une tradition bien ancrée de l’école républicaine fait que, même s’ils sollicitent la coopération des familles, les interventions parentales sont souvent considérées comme une intrusion… « Plus les gens d’école s’appliquent pour des motifs obscurs à dissuader les parents de s’intéresser de près à ce qui se passe en classe, plus ces derniers se sentent exclus et se méfient », ajoute P. Perrenoud.
On le voit, les conditions d’une coéducation, que toutes les associations d’éducateurs ou de parents, et même l’institution, appellent de leurs vœux, sont loin d’être réunies !
Il ne faudrait toutefois pas omettre que, dans ce tableau conflictuel, il existe des parents et des enseignants qui tentent de remédier à cette situation.
Dans une enquête (datant de 2000), Judith Migeot-Alvarado (7) notait certains progrès dans le dialogue parents-école. La coopération entre les institutrices de maternelle et les familles devient une pratique courante ; dans le primaire, on observe une relation de « proximité distante » et, à partir du collège, les parents sont tenus à l’écart, malgré un désir croissant de devenir partenaires. Les récentes manifestations contre les suppressions de postes ont montré aussi une solidarité entre les enseignants et les parents, cette fois réunis autour d’intérêts communs, pour défendre la qualité du service d’éducation.
Une chose est sûre toutefois : l’emprise de la réussite scolaire dans les sociétés contemporaines est devenue génératrice de stress, dès la maternelle, pour les familles comme pour les enseignants. Un stress propre à entretenir tensions et conflits.
NOTES
(1) Isabelle Cottenceau, C’est mon enfant, c’est mon élève, Arte, documentaire diffusé le 27 septembre 2011.
(2) Olivier Maulini et Frédérique Wandfluh, « Une pratique vaut mille mots ». www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/maulini/1000mots.html
(3) Pierre Périer, L’Ordre scolaire négocié. Parents, élèves professeurs dans les contextes difficiles, Presses universitaires de Rennes, 2010.
(4) Voir Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, La Nouvelle École capitaliste, La Découverte, 2011.
(5) Inspection générale de l’Éducation nationale, « La place et le rôle des parents dans l’école », rapport n° 2006-057, octobre 2006. media.education.gouv.fr/file/47/0/3470.pdf
(6) Philippe Perrenoud, « Exigences excessives des parents et attitudes défensives des enseignants : un cercle vicieux », Résonances, n° 7, mars 2001.
(7) Judith Migeot-Alvarado, La Relation école-famille. « Peut mieux faire », ESF, 2000.Les interventions parentales sont souvent considérées comme?des intrusions…