In L’Expresso – le Café Pédagogique – le 8 mai 2014 :
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La réussite éducative va-t-elle survivre au départ de George Pau-Langevin, demande Jacqueline Costa-Lascoux, Directrice de recherche au CNRS (1). Pour elle, " certains préfèrent vilipender « tout ce qui ne va pas » : les institutions, les politiques, l’École qui discrimine, les moyens insuffisants… Pourtant, c’est un aggiornamento qui serait nécessaire pour construire une École de l’hospitalité et de la citoyenneté".
Avec le recul, selon vous, qu’a fait la ministre déléguée durant 18 mois en matière de « réussite éducative » ?
George Pau-Langevin a fait avancer les idées de la réussite éducative dans l’Education nationale, et cela malgré les controverses sur les rythmes scolaires qui brouillaient les messages. Il est donc regrettable que la réussite éducative ait disparu de l’organigramme du Gouvernement. Peut-être restera-t-il un « correspondant cabinet » dans tel ou tel ministère ? Pourtant, après un temps de concertation et de bilan des expériences de la réussite éducative, la ministre avait pris des mesures en faveur de l’égalité et contre les discriminations, tenu avec le Ministre de la Ville des assises nationales qui ont été un succès et des assises régionales avec l’ensemble des acteurs de la réussite éducative, favorisé la relation de l’Ecole aux parents, créé un Observatoire national de la réussite éducative et fait mettre à l’agenda politique la lutte contre l’illettrisme comme Grande cause nationale en 2013.
Ainsi, l’individualisation des réponses aux difficultés rencontrées par un nombre croissant de jeunes, l’ouverture de l’école aux parents, le travail en partenariat devenaient des axes de la Refondation de l’Ecole. Autrement dit, les acquis du programme de la réussite éducative, initialement concentré sur les quartiers sensibles, pouvaient être intégrés à une politique d’intérêt général : le passage d’une démarche expérimentale au droit commun était rendu possible. Mais, là encore, les cloisonnements entre ministères et les administrations, les corporatismes et les frilosités des professionnels ont freiné ce qui aurait pu être une transformation substantielle du système éducatif. Cela est d’autant plus navrant que l’adhésion à cette évolution s’exprimait clairement lors des visites de la ministre dans les établissements scolaires. Aujourd’hui, l’effacement de la réussite éducative dans le nouvel organigramme gouvernemental fait craindre un retour à la « réussite scolaire ».
Croyez-vous possible une coordination effective des innombrables intervenants de la réussite éducative (2) ?
Le travail en réseau, qui met en relation des correspondants de l’action sociale et éducative, des élus et des associatifs, et le partenariat qui les mobilise sur des actions communes, représentent un gain de temps et d’énergie. Face à des situations complexes et évolutives, c’est la seule voie possible, parce que cela permet une meilleure connaissance des situations et des territoires, l’association des principaux intéressés à la conception et à l’évaluation des actions, une analyse conjointe des pratiques pour dépasser les réponses stéréotypées et bureaucratiques. La méthode de travail s’est avérée efficace. La pluralité des intervenants ne nuit pas, en effet, à la lisibilité des actions, lorsque les objectifs sont concertés et lorsque les rôles, les fonctions, les compétences, la déontologie des partenaires, sont clairement définis.
Il est vrai que les bilans du PRE font apparaître des disparités territoriales, avec des écarts importants dans la prise en charge des jeunes en difficulté. Par ailleurs, le programme de réussite éducative en définissant des périmètres urbains ne répond pas aux difficultés observées en zones rurales ou dans des quartiers moins identifiés. C’est toute la limite de politiques publiques qui sont centrées sur des territoires et des « publics cibles » au lieu de répondre à des situations quelles que soient les origines sociales et les territoires d’appartenance. Enfin, les contingents de jeunes qui sortent du système scolaire sans qualification – un jeune sur dix rencontre des difficultés en lecture et en calcul (Journée Défense et citoyenneté, 2013) -, requièrent plus que des expériences de « réussite éducative ». La mise à niveau et la requalification qui permettraient d’accéder ensuite au marché du travail est encore à inventer. Toutefois, la réussite éducative indique déjà des voies à suivre. Si l’Etat se désengage en renvoyant ses responsabilités aux collectivités locales, confrontées directement à la précarité et au manque de mixité sociale, le risque est de renforcer le bataillon des futurs illettrés, qui iront vers l’économie parallèle et seront des cibles faciles pour les intégristes.
Sur le site du ministère de l’Éducation, on trouve la définition suivante de la réussite éducative (3) : son champ d’action englobe un certain nombre de paramètres décisifs pour favoriser la mise en place des meilleures conditions aboutissant à la réussite de tous les parcours scolaires. Que pensez-vous de cette définition ?
Le jargon administratif a l’art de vider de sens les meilleures intentions ! La réussite éducative est une philosophie politique qui pose des finalités, un discours de la méthode et une démarche propre, des outils et des modes d’action, et non pas une addition de paramètres. C’est à croire que les réflexions antérieures, particulièrement fécondes, sont déjà passées à la trappe. Un détail significatif : le texte parle de « la réussite de tous les parcours scolaires », comme si c’était ce qui importait. Ce sont les élèves qui donnent la mesure de la concrétisation de leurs attentes, du développement de leurs compétences et capacités, le parcours étant une trajectoire à partir de laquelle les professionnels aideront à construire des choix individuels, y compris en offrant une deuxième chance ou une réorientation. Il s’agit d’encourager le désir d’apprendre, non de tracer des couloirs jusqu’à la ligne d’arrivée !
Actuellement le ministère de l’éducation annonce une dizaine de thématiques pour la réussite éducative (4). Quelle réflexion vous inspire cette liste ?
Chaque thématique a sa justification, mais cet inventaire « à la Prévert, » mêle des principes (égalité filles/garçon, par exemple), des préoccupations transversales (innovation dans le système scolaire) et des champs d’intervention (la santé, la culture !) L’Education nationale manque décidément de souffle et oublie d’ordonner ses missions.
Plus généralement, nous devons espérer sortir des fausses questions qui aboutissent à des échecs. Le rapiéçage n’est plus possible, parce qu’il ajoute des mesures qui profitent toujours aux mêmes. Il s’agit de travailler sur les fondamentaux dans les programmes, à la formation de tous les personnels, au fonctionnement démocratique des établissements. Il s’agit de changer de regard sur l’enfant, entendu dans sa globalité, doué d’intelligence et de parole, éduqué dans un environnement, qui est parfois hostile et ne partage pas toujours les valeurs de la république. Il s’agit de penser la fonction pédagogique au-delà de la transmission des savoirs et d’ouvrir les fenêtres de l’école sur le monde en partant de l’appétence des jeunes pour les nouvelles technologies, de développer l’esprit critique et la créativité individuelle.
Les expériences réussies foisonnent. Pourquoi, le système éducatif reste-t-il bloqué ? Pourquoi certains élèves ont-ils « la boule au ventre » et des enseignants ne se sentent-ils si peu reconnus ?
Parler de « persévérance scolaire » (on persévère dans l’effort et dans l’erreur, loin de l’idée du plaisir d’apprendre) et d’école « inclusive » (du latin includere, enclore ou enfermer), revient à une vison archaïque d’une école si peu attractive qu’il faut se pousser pour y aller et dont on ne peut sortir qu’en se faisant exclure. Mais où sont les belles idées des « classes nouvelles », à l’époque où les experts étrangers venaient admirer les réussites de l’Ecole française ? Il a été mis fin aux « classes nouvelles » parce qu’elles étaient jugées trop coûteuses par les pouvoirs publics, trop éloignées des tâches prévues dans le statut des enseignants et leur rémunération, selon les syndicats, trop peu conventionnelles dans les évaluations pour certains parents (les notes chiffrées remplacées par des appréciations détaillées, le travail en équipe, des activités artistiques ayant le même rang que les mathématiques, des sorties fréquentes pour faire des enquêtes, de l’archéologie, de la peinture…). Il est inutile de rappeler que la France a été, un temps, à la pointe des innovations pédagogiques et avec des résultats remarquables ; la mode est au dénigrement rétrospectif.
Aujourd’hui, osons analyser les principaux obstacles qui conduisent les jeunes français à être classés aux premiers rangs, en Europe, pour les incivilités, le suicide, les conduites à risque, l’usage précoce du cannabis et du tabac, le binge drinking…des élèves qui préfèrent ne pas répondre plutôt que de se tromper, qui ne savent pas prendre la parole dans un débat et qui sont les derniers à espérer en l’avenir (après les jeunes afghans ).
Lorsque les résultats sont aussi préoccupants, chacun doit prendre sa part de responsabilités. Or une réalité a été soigneusement évincée des débats sur l’Ecole : la fracture culturelle qui clive notre société et nos écoles. Le rejet de la « théorie du genre », en est une illustration. Comment travailler avec des élèves qui, sans humour ni provocation, déclarent que « les femmes ont des cerveaux plus petits, qu’elles sont impures et qu’il est scandaleux de transfuser leur sang à des hommes», qu’elles doivent « gagner des points pour aller au paradis en se couvrant de la tête aux pieds » ou que leur nature est d’être à la maison pour élever les enfants, ou ces autres qui interrompent le cours de mathématique pour apostropher le professeur dans sa démonstration « Monsieur, c’est vous qui le dites », et ceux qui refusent d’étudier des œuvres jugées blasphématoires… Ce ne sont pas seulement les mauvais résultats dans les « performances scolaires », qui posent problème, mais le mal-être à l’école et le rejet de la culture enseignée, c’est aussi l’obscurantisme contre la laïcité. Or, les mauvais résultats dépendent en grande partie de cela.
Alors certains préfèrent vilipender « tout ce qui ne va pas » : les institutions, les politiques, l’École qui discrimine, les moyens insuffisants… Pourtant, c’est un aggiornamento qui serait nécessaire pour construire une École de l’hospitalité et de la citoyenneté ?
Propos recueillis par Gilbert Longhi