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Le travail ne cesse de se réinventer sous le coup d’innovations technologiques radicales. Si l’on s’en tient au seul siècle dernier, l’apparition de la machine à vapeur à la fin du 19e siècle est à l’origine de l’ère industrielle, associée de formes et organisations totalement nouvelles de travail. Urbanisation, grandes entreprises, fordisme puis toyotisme, généralisation du salariat, développement des fonctions d’encadrement puis des emplois tertiaires, mise en place de normes légales : un cadre de référence totalement nouveau a émergé, qui s’est renforcé durant les Trente Glorieuses.
L’avènement du tout numérique vient à son tour rebattre les cartes. Processus novateurs, l’informatique et le développement des réseaux ont d’abord servi un modèle industriel désormais mondialisé. Dans un deuxième temps, un changement d’échelle s’est traduit par un renversement du cadre de référence avec l’apparition d’Internet : son protocole ouvert a accompagné une nouvelle phase de transformation radicale du travail, tant en termes d’organisation que de représentations individuelles.
Les codes ont (encore) changé
En libérant le traitement et la diffusion de l’information, l’essor des technologies digitales a permis des gains de productivité au niveau des processus, touchant ainsi tous les segments productifs. Désormais mondialisées, soumises à une concurrence protéiforme et un besoin accru d’agilité, les grandes entreprises, au-delà de la question des délocalisations, ont dès lors poursuivi le mouvement de diminution tendancielle de recours à des emplois permanents tout en cherchant à adapter l’organisation du travail à un nouveau contexte. Face à elles, de nouvelles entreprises ont développé des modes d’organisation du travail innovants, profitant pleinement du nouveau contexte techno-économique pour concurrencer les acteurs existants.
Enfin, deux facteurs sont venus compléter le tableau. D’un côté, les impacts sociétaux et environnementaux liés à l’activité économique (en particulier industrielle) ; longtemps sous-estimés et « oubliés » dans l’élaboration des prix, ils s’affichent toujours plus, du fait de la démocratisation des moyens de production et de diffusion de l’information, avec à la clé l’obligation progressive d’une prise en compte partielle ou totale de ces coûts. D’autre part, si la production de masse de produits/services standardisés à bas prix reste essentielle au développement de nombreux pays, elle doit se repenser pour être plus soutenable tout en offrant moins de débouchés en terme d’emploi au sein des pays développés qui font face à un accroissement des inégalités et de la précarité.
Destruction, création, transformation
Si les technologies de la relation sont au cœur de la crise du salariat et bouleversent en profondeur l’organisation du travail héritée de l’ère industrielle, elles ouvrent parallèlement la voie à la transformation des métiers et au développement de nouvelles formes de « faire ensemble » : en effet, ces technologies favorisent l’émergence de structures qui allient ancrage local et marchés globaux, ciblent des marchés de niche tout en reposant sur des communautés actives sur un plan mondial. De taille humaine, organisées en réseau, elles proposent des modes de fonctionnement plus collaboratifs. Au plan individuel, elles font évoluer la relation au travail, multipliant des expériences qui, dans la durée, prennent tendanciellement le pas sur les logiques de carrière.
Leur développement est un enjeu clé à plusieurs titres. Sources de redynamisation de l’emploi, elles apportent des réponses nouvelles au besoin d’innovation et de rénovation des grands groupes tout en ouvrant de nouveaux marchés. Face aux risques d’une société low cost repliée sur elle-même et offrant de moins en moins de perspectives, leur intégration au sein de l’écosystème des grandes entreprises représente un enjeu majeur. Devenues partie prenante de celles-ci, elles ont un impact évident sur les modes d’organisations préexistants.
Dans la mesure où les aspects du lien entre numérique et transformation du monde du travail sont très nombreuses, nous avons choisi d’en illustrer seulement quelques-unes afin de rendre compte de la manière dont le numérique recompose l’organisation du travail et bouleverse l’individu au travail.
L’organisation du travail, ou l’histoire d’un renouvellement permanent
Trois formes de coordination managériale se chevauchent désormais au sein des grandes entreprises : les coordinations réalisées par la hiérarchie, par le projet et en réseau. Cette hybridation perturbe les grilles de définition et d’évaluation des résultats (Mallard, 2011).
Dans le cadre d’une coordination hiérarchique, le manager répartit le travail entre les différents membres de son équipe en fonction des demandes reçues de sa propre hiérarchie. De son côté, le modèle de coordination par projet décharge le manager de la définition des tâches désormais déterminée au sein du projet ; il lui incombe par conséquent d’allouer les ressources en fonction des missions confiées par sa hiérarchie. Cela dit, le contrôle et l’appréciation du travail fourni deviennent plus complexes : l’encadrant évalue les contributions de l’encadré sans les avoir lui-même définies, tout en s’appuyant sur les avis des autres acteurs. Quant à la coordination en réseau, elle crée une véritable rupture : les qualités attendues changent de nature ; la capacité de conviction se substitue à l’injonction et la gestion des relations devient prépondérante. L’ouverture vers l’extérieur de l’entreprise des acteurs métiers, autrefois habitués à travailler en silo se renforce. La confiance ex-ante doit primer, les logiques de réseau, informelles par nature, reposant sur le principe d’autonomie.
Au-delà de la complexité croissante des formes de management en interne, la capacité des grandes entreprises à s’ouvrir à des structures proposant des fonctionnements radicalement différents devient un enjeu stratégique majeur. D’autant plus qu’il modifie en profondeur les modes d’organisation et de relation.
Une présence toujours plus distante
Conséquence des technologies de la relation, la flexibilité croissante de l’emploi et du travail se décline aussi bien dans le temps que dans la localisation du travail. Longtemps mis en avant, le développement du télétravail à domicile reste encore marginal en particulier du fait d’une culture managériale associant contrôle et présence : malgré l’évolution du cadre légal, il reste encore majoritairement circonscrit aux salariés réalisant des tâches facilement mesurables et contrôlables à distance.
Par ailleurs, le développement des tiers-lieux, conçus pour de courtes plages de travail, revêt des réalités multiples de plus en plus tangibles, depuis le Starbucks jusqu’aux espaces équipés payants (télécentres, centres d’affaires, business lounges, espaces de coworking). Depuis leur création en 2005 dans l’univers californien du logiciel libre et du web 2.0, ces espaces font de plus en plus d’adeptes. Leur nombre ne cesse d’augmenter (plus de 130 en 2013 sur le seul territoire français), en écho au développement des nouvelles formes d’activité. Cependant, derrière un discours homogène marqué par des valeurs d’échange et d’ouverture, le coworking couvre des réalités contrastées : certains espaces vont accentuer la dimension communautaire, alors que d’autres vont privilégier la recherche d’un bénéfice économique. À l’instar de ceux qui, par exemple, proposent des bureaux fermés individuels ou la domiciliation, s’écartent ainsi d’une vision plus « puriste ».
Reste que les formes innovantes de sociabilité et de pratiques de collaboration observables au sein de ces espaces, les modèles économiques associés et les logiques de spécialisation de l’accompagnement en fonction des différentes phases du développement du produit/service, invitent à réfléchir : est-il possible de créer des espaces hybrides innovants au sein de l’entreprise traditionnelle ? D’autant plus que ceux-ci constituent des occasions nouvelles de prendre du recul sur les pratiques professionnelles pouvant devenir, à terme, des sources d’innovation sociale en matière de lutte contre l’isolement, de création de liens intergénérationnels, de formation professionnelle ou de co-innovation.
Les outils collaboratifs se multiplient
L’évolution de l’organisation du travail s’accompagne d’une multiplication d’outils internes destinés à accroître productivité et traçabilité. De la création des logiciels métiers au déploiement de l’email et de la messagerie instantanée, ces outils réclament une adaptation des salariés ; en effet, leur mauvaise maîtrise produit des effets pervers et contre-productifs, l’email en étant un exemple frappant (fragmentation des tâches, conduites compulsives, surcharge informationnelle, stress, etc.).
Parallèlement, le besoin de collaboration transversale se traduit par l’usage croissant d’outils dédiés, comme, récemment, les réseaux sociaux numériques d’entreprise. Derrière ce terme générique se cache des réalités variant, d’une entreprise à l’autre, de la création de réseaux de contacts à l’affichage de profil enrichi en passant par le support réel de travail collaboratif. Les publics ciblés varient également : ces réseaux peuvent être accessibles à l’ensemble des salariés ou ne concerner que quelques fonctions spécifiques ; les injonctions à l’inscription et à l’usage peuvent, elles aussi, être plus ou moins fortes.
Même si, lors de leur arrivée, les craintes liées à un usage extraprofessionnel trop important étaient fortes, on constate que les principaux usages de ces outils sont d’ordre professionnel :
– recherche, échange ou diffusion des informations, de la simple «veille» à de véritables pratiques d’« entraide » ;
– construction d’un réseau de contacts en rajoutant des personnes que l’on ne connaissait pas auparavant ou pour maintenir du lien avec d’anciens collègues.
Dans la plupart des cas, leurs usages s’inscrivent, dans le prolongement des pratiques actuelles en se focalisant sur les aspects collaboratifs. A ce titre, il est important de souligner que les communautés les plus actives en ligne sont celles qui préexistaient dans la « vraie vie », l’outil venant renforcer des processus et des projets déjà en place. La reconnaissance managériale de leur utilité conditionne en grande partie la dynamique d’apprentissage de l’outil.
Autre principe clé, l’usage d’un réseau social d’entreprise dépend de l’activité de la personne : utilisé à un moment donné dans le cadre d’un projet spécifique, l’outil peut être ensuite délaissé. Cela explique en partie le fait que l’appropriation de ces outils en entreprise est longue et complexe. Les motivations d’un individu, le contexte socioprofessionnel, l’usage des outils aussi bien dans la sphère privée que professionnelle, les usages des autres utilisateurs ou encore l’ergonomie de l’outil et ses fonctionnalités sont autant d’éléments qui influencent cette appropriation.
Notons enfin que l’activité sur les réseaux sociaux d’entreprise est tirée par un noyau dur d’utilisateurs : peu d’inscrits laissent beaucoup de « traces ». Il s’agit d’un résultat classique : sur les réseaux sociaux, les pratiques de consultation sont plus répandues que les pratiques de contribution. D’une manière plus générale, l’analyse des usages nous apprend que l’introduction d’un nouvel outil en entreprise se traduit le plus souvent par une complémentarité entre les outils et non par une substitution ; certains auteurs parlent à cet égard d’un « effet millefeuilles », qui traduit le fait que les moyens de communication s’empilent sans se mélanger véritablement (Kalika, Boukef Charki, Isaac, 2007).
L’individu face au travail
Le nouvel environnement techno-économique a conduit à une évolution de la perception même du travail , bien que l’épanouissement dans le travail reste au centre de la construction identitaire.
Par rapport aux précédentes, les nouvelles générations sont en quête d’une réciprocité négociée avec l’entreprise à plus court terme : elles souhaitent avoir des retours rapides pour leurs investissements vis-à-vis de l’entreprise (Delay, 2008). Leur rapport au collectif est orienté vers un "individualisme coopératif" : les jeunes réclament une marge importante d’autonomie dans le travail, mais aussi une quête de complémentarité des compétences et des modes relationnels plus directs (y compris au niveau managérial). Ces changements sont néanmoins le signe des mutations plus profondes du monde du travail.
En termes d’usages numériques, il est important de préciser que les jeunes ne représentent pas une catégorie homogène et que le discours courant sur les compétences numériques de ces « digital natives » qui importent de nouvelles pratiques dans l’entreprise ne reflète que partiellement la réalité. Un des leurres est justement d’extrapoler les compétences des étudiants qui sortent des grandes écoles sur l’ensemble de la population du même âge. Pour mieux comprendre les pratiques numériques des jeunes qui entrent sur le marché du travail, il convient de distinguer notamment les effets d’âge (la sociabilité qui décroît avec l’âge, par exemple) des effets générationnels (relatifs à de nouvelles pratiques culturelles numériques des jeunes, par exemple).
En entreprise, la diffusion des pratiques numériques que les jeunes peuvent emporter de la sphère privée peut se faire localement, mais ils n’ont pas le pouvoir d’introduire ces pratiques au niveau des processus de l’entreprise. Pour exploiter ce potentiel, c’est la coopération intergénérationnelle qui permet de mobiliser les générations précédentes autour de la déclinaison stratégique de ces pratiques au niveau des processus de l’entreprise.
Une quête de l’équilibre entre vie privée et professionnelle
Parmi les pays européens, la France est celui où l’intérêt du travail est le plus marqué, mais elle est aussi le pays dans lequel les individus souhaitent qu’il prenne moins de place. Ce paradoxe s’explique notamment par la contradiction qui existe entre les aspirations à un travail plus signifiant, plus autonome, mieux intégré dans la vie et la réalité des conditions de travail et d’emploi.
L’entrelacement entre vie privée et vie professionnelle n’est pas nouveau. Avec les transformations du monde du travail et l’essor du numérique, les tensions à la frontière entre vie privée et professionnelle se sont accumulées. Mais les salariés n’ont pas tous le même pouvoir de négocier les frontières entre ces deux sphères. La catégorie socio professionnelle, l’autonomie au travail, l’âge et la présence d’enfants en bas âge (qui induit des contraintes fortes en termes d’emploi du temps et de déplacements), le sexe (les femmes restent l’« amortisseur temporel » en étant les premières à réagir en cas d’urgence familiale), les horaires (atypiques, variables) ou les équipements dans la sphère privée et professionnelle sont autant de facteurs qui influencent cette frontière. Du point de vue des équipements, nous assistons à un retournement du pôle de l’innovation numérique vers la sphère grand public (moins de 20% des salariés utilisent un mobile dont l’abonnement est souscrit par l’entreprise, alors que plus de 80% utilisent un mobile pour lequel ils ont souscrit l’abonnement ; la moitié des salariés utilisent le mail dans leur activité professionnelle, alors que trois quart d’entre eux utilisent le mail pour des usages personnels).
Mais l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle est aussi le résultat d’une co-construction entre un salarié et un employeur, derrière lequel se cachent différents profils de décideurs (RH, SI, managers de proximité), qui, eux-mêmes, ont des contraintes et des attentes différentes par rapport à cette articulation entre les deux sphères.
Vers plus d’autonomie au travail
Notons pour conclure que l’évolution des formes d’organisation du travail et l’essor du numérique ont suscité, depuis les années 1980 et 90 des attentes en termes de responsabilité, d’autonomie et d’initiative au travail, en cohérence avec l’augmentation des niveaux d’éducation et de formation. Ces incitations ont contribué au développement de la dimension sociale et expressive du travail, sous la forme d’une recherche de soi, de sens et de reconnaissance dans le travail. Cependant, les entreprises ont renforcé le contrôle de cette autonomie qu’elles ont suscitée (notamment par la multiplication des formes de reporting), en l’entravant et, par conséquent, en générant des risques aussi bien du côté du salarié (désengagement, perte de sens dans le travail) que du côté du management (risque de s’éloigner de la réalité en ne faisant qu’alimenter des machines de gestion par un contrôle renforcé).
Il devient alors important de travailler la mise en place d’environnements susceptibles de redonner aux salariés la capacité de développer leur autonomie en situation de travail (développer leur savoir-faire, élargir leurs possibilités d’action), et, pour cela, en orchestrant des conditions organisationnelles, techniques et sociales.
Les entreprises restent donc en quête d’un juste équilibre entre facteur humain et numérique, équilibre en perpétuelle reconstruction.