In Finglive – 5 mars 2013 :
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Au moment où, dans sa “feuille de route pour le numérique”, le gouvernement annonce un ensemble d’actions assez ambitieuses dans le domaine de l’éducation, l’édition 2013 de “Questions Numériques” semble dresser un bilan assez sombre du lien entre numérique et éducation.
Que nous ont dit les participants des ateliers prospectifs “Questions Numériques” ? Que, malgré la quasi-généralisation de l’équipement et les pratiques numériques personnelles des enseignants et des familles, malgré la multitude d’expériences et d’initiatives depuis au moins deux décennies, ”le coeur de l’enseignement n’a pratiquement pas changé” :
“Au mieux, l’ordinateur et l’internet sont exploités comme des moyens de chercher de l’information, très rarement comme des outils de production ou de collaboration, presque jamais dans les classes. L’organisation des classes, les méthodes pédagogiques, la nature des travaux demandés aux élèves (voire aux étudiants), ressemblent à ce qu’elles étaient il y a 20 ans. Les innovateurs sur le terrain se sentent seuls et ignorés. Les entreprises innovantes dans le secteur ne se développent pas. (…) L’autre promesse du numérique, celle d’une formation “tout au long de la vie”, personnalisée, aisément accessible, ne se concrétise pas non plus, du moins à grande échelle.”
Bref, tout a bougé partout mais dans l’expérience concrète de l’éducation (secondaire, du moins), presque rien n’a changé. Du coup, le numérique contribue au sentiment croissant d’un écart entre l’Ecole et la société (et entre les missions attribuées à l’Ecole et ses résultats), alors qu’on en espérait l’inverse.
Il ne sert à rien de chercher des responsables. S’il existait une recette magique, si par exemple un pays avait tout bon (et mieux encore, d’une manière aisée à répliquer), ça se saurait.
Mais en préparant mon intervention pour la session “Réseaux sociaux et éducation” de la Social Media Week, un facteur m’est apparu évident, évident à un point tel que je me demande… ce que j’ai bien pu rater.
(source : JP Szelerski)
Pour le dire crûment : parler de technologies de l’information pour l’éducation (TICE) me paraît une impasse, une manière de s’empêcher de penser, de s’excuser d’innover et de perpétuer un système où chacun (enseignants, élèves, parents, directeurs d’établissements, collectivités territoriales, ministère, établissements rattachés, éditeurs, prestataires privés…) s’observe et se barricade par peur des autres, sans jamais entrer dans la voie (incertaine) de la collaboration.
Et par conséquent, les “espaces numériques de travail” deviennent de purs supports administratifs pour diffuser devoirs, notes et absences. Les manuels numériques, quand ils existent, sont des manuels papier mis en scène (car les manuels papier sont d’assez superbes productions plurimédias), qui ne résolvent en rien le problème de leur faible valeur ajoutée face à l’abondance des ressources en ligne. Les tableaux blancs interactifs ajoutent du spectaculaire à l’enseignement frontal, qui fait peut-être partie du problème…
… Mais à la Social Media Week, j’ai entendu présenter avec talent des projets qui creusent encore le fossé. Tel “réseau social”, réunissant dans un espace étanche enseignants et élèves, se vante de “ressembler à Facebook” et présente avec fierté des chiffres de fréquentation qui démontrent l’absence totale d’usages réguliers. Tel autre fédère les enseignants dans des espaces officiels, ce qui n’a rien de mal mais tend à oublier que ceux-ci ont depuis longtemps constitué leurs espaces de collaboration ailleurs, par exemple autour du Café Pédagogique. D’autres projets, nombreux (il a du y avoir des financements pour cela), démontrent toute leur créativité dans la sensibilisation des têtes blondes aux dangers de l’internet, qui reste donc un monstre qu’il faut dompter, plutôt qu’un potentiel à saisir.
Et de l’autre côté je pense à quelques-uns des enseignements que nous tirons de notre observation des pratiques et des dynamiques numériques et me demande d’où provient un tel décalage.
Par exemple ? Nous constatons que l’appropriation rapide, joyeuse et souvent surprenante du numérique est constamment tirée par ce que les gens font ensemble, depuis les petits riens jusqu’aux grands accomplissements collectifs ; alors que les TICE se focalisent (pas toujours en intention, mais presque toujours dans les faits) sur les “contenus” et que l’Ecole – au moins jusqu’au lycée – reste le seul moment de l’existence où travailler ensemble, c’est copier, donc c’est mal. Les pratiques numériques brouillent les frontières, les statuts, les positions acquises, elles invitent à apprendre en produisant, elles valorisent les amateurs au sens qu’en donne Bernard Stiegler ; alors que les TICE sacralisent (pas toujours en intention, mais presque toujours dans les faits) la position de l’enseignant “sachant” et le savoir théorique, appuyé tout de même sur plus de documents.
Certaines écoles (pour riches) ont tiré de ce décalage une conclusion intéressante en bannissant le numérique. Je proposerais plutôt de bannir le numérique “pour l’éducation” au bénéfice d’un investissement collectif, décidé, actif et (OK, OK) critique, des outils et des espaces de tout le monde. Communiquer par mail ou sur un réseau social (Facebook nous gêne, à juste titre ? Il y a plusieurs bons réseaux sociaux professionnels), mener des enquêtes via des sites communautaires grand public, coproduire des documents sur Google Docs, collaborer autour de Basecamp, enrichir des articles de Wikipedia, faire de la géo en nourissant OpenStreetMap, des SVT avec Open Food Facts ou Tela Botanica, veiller sur Diigo… (oui, plusieurs de ces sites sont Américains et commerciaux, je suis preneur d’équivalents européens et libres, dès lors qu’ils ne se réservent pas “à l’éducation”).
Curieusement, seule la représentante du ministère de l’Education à la matinée de la Social Media Week, Blandine Raoul-Réa, a spontanément cité ces espaces et ces plates-formes généralistes. Comme si, rue de Grenelle, quelque chose bougeait. Malheureusement, ce quelque chose ne se retrouve pas dans les orientations de la feuille de route : des orientations sérieuses, mais prisonnières d’une vision du numérique comme média, comme véhicule de contenu, et avec toujours le même besoin de s’excuser à chaque pas (en trois lignes, “regard critique”, “autonome et responsable”, “droits et devoirs”, n’en jetez plus !)
La pétoche de tous envers tous mine l’Ecole. Les TICE sont la traduction technique de cette trouille. Sortons découverts !