In Médiapart – le 30 juin 2014 :
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Marine Le Pen a pris prétexte d’incidents mineurs mais surmédiatisés après les matchs de qualification de l’équipe d’Algérie au Mondial pour désigner à la vindicte xénophobe nos compatriotes d’origine algérienne, en mettant en cause la double nationalité et le droit du sol. Face au silence assourdissant de nos gouvernants, voici notre réponse, défense d’une identité française tissée de relation entre ici et là-bas.
Invitée, dimanche 29 juin, du « Grand Rendez-Vous Europe 1, i-Télé, Le Monde », la présidente du Front national a affirmé qu’il fallait « maintenant mettre fin à la double nationalité » et dénoncé « l’échec total de la politique de l’immigration ». Visant les supporteurs en France de l’équipe d’Algérie, assimilés en bloc à des « Franco-Algériens », elle a proposé, sous la forme d’impératifs catégoriques, leur exclusion de la communauté nationale : « Il faut supprimer la double nationalité. Il faut arrêter l’immigration (…). Il faut supprimer l’acquisition de la nationalité automatique au motif qu’on naît sur le territoire français » (lire ici).
Confirmant que l’exacerbation de la haine entre opprimés est le fonds de commerce du Front national, au service d’un ordre d’injustice et d’inégalité, ces propos xénophobes n’ont suscité aucune protestation officielle. Comme si nos gouvernants n’avaient qu’un pauvre silence à opposer à ce discours d’exclusion qui, depuis trente ans, ne cesse d’imposer son agenda à notre vie publique. Alors qu’il faudrait, au contraire, se battre front contre front, imaginaire (de solidarité) contre imaginaire (de séparation), horizon (d’émancipation) contre horizon (de perdition).
C’est ce chemin que propose avec entêtement Mediapart, et que j’ai récemment tenté de résumer dans l’un des chapitres de Dire non (Don Quichotte, 2014), intitulé précisément « L’horizon ». En réponse à la xénophobie frontiste, je le republie ici, in extenso. Par solidarité avec nos compatriotes d’origine, de culture ou de nationalité algérienne. Et en invite collective à dresser, face aux régressions d’une identité d’exclusion, la puissance d’une identité de relation.
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Irrationnelles et délétères, la haine et la peur, ces passions dévorantes de l’inégalité, ne se raisonnent pas. Elles peuvent, au mieux, se dépasser et se conjurer par des dynamiques et des solidarités qui élèvent et réveillent, comme l’on s’échapperait d’un marécage ou comme l’on sortirait d’un cauchemar. Des imaginaires de fraternité, des horizons de liberté, des lignes de fuite et des échappées belles.
« Qu’est-ce qu’être français ? » J’ai toujours eu beaucoup de mal à répondre à la question ainsi formulée. Je peux dire quelle idée j’ai de la France, quelle idée j’ai du monde, quelle expérience j’ai de l’une et de l’autre, je peux raconter un parcours, mais je ne sais pas définir ce que serait une identité nationale au singulier, épinglée, encagée et étiquetée comme le serait un papillon de collection, ainsi sortie de tout contexte historique, de toute histoire particulière, de tout itinéraire singulier.
Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne crois pas qu’il y ait une identité française qui puisse ainsi se réduire à une formulation unique et univoque. Parce que cette identité, la nôtre, dans la diversité de notre peuple, est justement faite de mouvements et de déplacements, de passages et d’évolutions, de croisements et de rencontres. Bref, tout le contraire de la fixité et de l’immobilité – le pluriel plutôt que l’un, le divers plutôt que le même.
C’est ce que ce Mediapart avait proclamé, fin 2009, lors du prétendu débat sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy dans un appel, largement signé (d’Olivier Besancenot à Dominique de Villepin, donc de l’extrême gauche à la droite gaulliste) et intitulé « Nous ne débattrons pas », qui disait notamment : « Affaire publique, la nation ne relève pas de l’identité, affaire privée. Accepter que l’État entende définir à notre place ce qui nous appartient, dans la variété de nos itinéraires, de nos expériences et de nos appartenances, c’est ouvrir la porte à l’arbitraire, à l’autoritarisme et à la soumission. La République n’a pas d’identité assignée, figée et fermée, mais des principes poli- tiques, vivants et ouverts. C’est parce que nous entendons les défendre que nous refusons un débat qui les discrédite. Nous ne tomberons pas dans ce piège tant nous avons mieux à faire : promouvoir une France de la liberté des opinions, de l’égalité des droits et de la fraternité des peuples. »
Pour échapper aux monstres qui nous rabaissent, pataugeant dans leurs marécages, aveugles et ignorants, il nous faut donc un horizon. Désigner cette ligne rêvée dont la quête élève et relève, emporte et exalte, à la manière d’un appel d’air et d’une envie d’espace. La voici : illustrer le mouvement, défendre le déplacement, tisser ensemble cet imaginaire commun de l’ici et de l’ailleurs, du très proche et du plus lointain. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », cette phrase de Montaigne dans ses Essais pourrait nous servir de fil conducteur, tout comme cette autre, du même, pourrait valoir feuille de route : « On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. »Croiser nos passages et donner à voir ce qu’ils ont mêlé en nous. Par où sommes-nous passés ? De quoi sommes-nous les passeurs ?
Cette question du déplacement – entre pays, histoires, régions, lieux et espaces, origines et cultures, paysages et nourritures, croyances et communautés, etc. – recouvre une interrogation vitale qui ne se réduit pas à l’anecdote de parcours géographiques ou culturels. Se déplacer, ce n’est pas forcément bouger dans l’espace, c’est d’abord se mouvoir en esprit. Quand, dans son fameux Abécédaire, le philosophe Gilles Deleuze définit le sens pour lui du mot « Gauche », il répond que c’est regarder au-delà du coin de la rue, au-delà de son quartier, au-delà de son environnement immédiat, bref que c’est se préoccuper de l’autre et du lointain, de l’éloigné ou de l’étranger, du différent et du mystérieux. Oui, le déplacement, et son corollaire, la relation, est une question éminemment politique – l’envers des fixités mortifères et des clôtures guerrières.
La France que j’évoque et convoque ici est à ce croisement-là. Celui du creuset et de la relation : du mélange des origines et de l’invention des possibles. C’est une France du mouvement, et non de l’immobilité. Du branchage, plutôt que de la souche. De la relation, et non de la racine. Loin d’être abstraite, cette vision de la France est indissociable de son histoire concrète, qu’il s’agisse de la façon dont s’est constitué son peuple, par migrations successives, que de la manière dont s’est inventée la République, dans le souci du monde. Le déplacement des hommes accompagne le mouvement des idées. D’emblée se dessine ici la ligne de partage entre le nationalisme et le patriotisme, entre d’une part l’exaltation essentialisée et mythifiée d’un peuple, qui construit le repli et alimente la peur, et d’autre part l’exigence critique envers son propre pays, qui cherche l’ouverture et nourrit l’espoir.
De Montesquieu à Fanon, en passant par la France libre
Vous souvenez-vous de la fameuse pensée de Montesquieu qui, au XVIIIe siècle, donne le pas à la famille sur l’individu, à la patrie sur la famille, à l’Europe sur la patrie et, pour finir, au genre humain sur l’Europe ? « Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fut préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. » Par-delà ses évidentes impasses et ses aveuglements occidentaux, dont la traite et l’esclavage sont le plus criminel résumé, la France des Lumières, alors pays le plus peuplé d’Europe et le plus dynamique démographiquement, nous ancre dans ce rapport au monde qui fonde et façonne, en retour, la nation elle-même. La Révolution française en sera le fruit.
Plus près de nous, au 31 juillet 1943, sur l’ensemble des Forces françaises libres, on comptait 66 % de soldats coloniaux, 16 % de légionnaires pour la plupart étrangers et, selon les termes d’époque qui, hélas, font retour, seulement 18 % de « Français de souche ». Quand je m’amuse à dire, dans des débats, que notre France est d’origine étrangère, ce n’est pas une plaisanterie. Sans compter la résistance intérieure où les étrangers, des FTP-MOI (pour « main-d’œuvre immigrée ») aux républicains espagnols, étaient déjà en grand nombre, les troupes militaires qui vont permettre au général de Gaulle de réussir son pari politique en plaçant la France à la table des vainqueurs alors que la perdition morale de ses élites dirigeantes dans la collaboration aurait dû logiquement la mettre dans le camp des vaincus, ces troupes donc, les FFL, venaient à plus de 80 % des ailleurs coloniaux et des lointains étrangers.
Sans eux, sans ces diverses humanités portées à son secours, la France ne serait pas devenue depuis l’après-guerre mondiale – sur le papier constitutionnel, du moins, tant nous en sommes loin dans la réalité – une République « démocratique et sociale » qui assure l’égalité devant la loi de tous ses citoyens « sans distinction d’origine, de race ou de religion » et qui « respecte toutes les croyances ». De ce sursaut provoqué par l’événement, défi déplaçant des hommes qui eux-mêmes finissent par déplacer des montagnes, pari les obligeant à penser contre eux-mêmes pour aller au meilleur de leur être, André Malraux soulignait la trace dans Les Chênes qu’on abat, ce récit crépusculaire de ses derniers échanges avec le général de Gaulle. « On ne pourra pas oublier que j’ai accueilli tout le monde », lui confia l’homme de l’appel du 18 juin 1940 alors qu’ils évoquaient ensemble cette « légion étrangère » qu’étaient, de fait, les troupes qui, en la relevant, ont fait la France qu’aujourd’hui nous défendons.
Parmi ces soldats venus au secours de la France depuis les ailleurs coloniaux, il y avait le Martiniquais Frantz Fanon, parti volontairement, en 1943, à dix-sept ans à peine, rejoindre au Maroc les Forces françaises libres. Fanon, ce futur psychiatre qui, dans les années 1950, épousera la cause de l’indépendance algérienne tant cette France, pour laquelle il avait combattu, n’avait pas été au rendez- vous de sa promesse, se battant contre le nazisme mais persistant dans le colonialisme. Fanon, l’auteur en 1961, juste avant de mourir, des Damnés de la terre, ce manifeste du Tiers-Monde qui, malgré les déceptions et trahisons des indépendances, restera comme le superbe chant des libérations nécessaires. Fanon, surtout, dont le premier livre, Peau noire, masques blancs, paru en 1952, est sans doute le meilleur antidote aux aveuglements monstrueux qui dressent une souffrance contre une autre, s’appuient sur des crimes pour en nier d’autres, s’acharnent à monter l’une contre l’autre des humanités qui devraient unir leurs vigilances.?
On y lit ceci notamment, utile rappel que la haine de l’autre est toujours une perdition de soi : « C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison, universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. » Je ne me lasserai jamais de citer Fanon, tant ces évocations montrent combien, quels qu’en furent les violences ou les égarements, le refus du colonialisme, tout autant que du fascisme ou du nazisme, pouvait élever la conscience et porter l’humanité au plus haut.
« Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose, proclame-t-il aux dernières pages de Peau noire, masques blancs : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir l’homme, où qu’il se trouve. » Oui, où qu’il se trouve… Et Fanon d’ancrer cette proclamation de foi dans le refus, justement, de se « laisser ancrer », déterminer pour toujours ou fixer à jamais. Ce qu’il résume dans une formule poétique qui vaut programme politique : « Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. »
De Montesquieu à Fanon, en passant par la France libre, ce que nous disent ces souvenirs, c’est que le déplacement est au meilleur de notre tradition républicaine : l’affirmation d’un rêve de soi par un désir du monde. Et que c’est précisément ce que cherchent à effacer, dans nos mémoires actives, les politiques identitaires de surenchère avec l’extrême droite. Or, dans cet effacement, c’est carrément l’histoire de France qui s’efface, son histoire réelle, vivante et concrète, faite à échelle d’humanités croisées et mêlées par ses populations travailleuses et besogneuses, loin de ces récits mythiques construits pour imposer un imaginaire qui conforte l’ordre d’en haut, ses rois et ses présidents, ses vainqueurs en somme, ses dominants et ses possédants.
Quand j’aime à dire que je suis un Breton d’outre-mer, ce n’est pas seulement un constat factuel dont atteste le parcours familial. Cette formule est aussi une façon voilée d’exprimer que l’immigration n’est aucunement étrangère aux autochtones que nous croyons ou prétendons être. Avant même de se projeter sur le monde de façon dominatrice et prédatrice, la France s’est construite comme un empire à l’intérieur des frontières de ce qui est, aujourd’hui, notre hexagone géographique : en conquérant, en annexant, en uniformisant, en assimilant, en soumettant, en réprimant, etc. Longtemps terre de misère et d’ingratitude, la Bretagne témoigne de ces lentes migrations intérieures qui firent la France, son peuple et son histoire, avant les immigrations européennes, puis coloniales et, enfin, postcoloniales.
Plutôt que Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias, paru en 1975, il faut lire le plus récent Fils de ploucs de Jean Rohou – brillant universitaire et spécialiste de Racine qui, enfant, ignorait le français quand il est entré à l’école primaire – pour prendre la mesure de cette longue durée de pauvreté et de mépris. Un mot de notre langue en est toujours la butte témoin : « baragouiner », qui signifie tout simplement parler mal et, d’abord, parler mal notre langue. Il vient de l’accolage de deux mots bretons, deux mots vitaux que prononçaient les paysans fuyant les disettes et venus vendre en ville leur force de travail : « bara » et «gwin», autrement dit « du pain » et « du vin ». « Baragouiner », c’est donc ce mot dédaigneux qui désigne le parler maladroit de l’étranger intérieur, ce migrant du dedans que fut le Breton, méprisé socialement et culturellement comme va l’illustrer, au début du XXe siècle, Bécassine, ce personnage de bande dessinée, un peu pataud et borné, officiant comme servante à la ville.
Utile rappel linguistique à destination de ceux qui, aujourd’hui, imposent aux étrangers qui veulent rejoindre notre pays de d’abord savoir parler notre langue. Comme si le meilleur apprentissage d’une langue étrangère n’était pas sa fréquentation quotidienne, dans le pays même, au contact de ses habitants ? Et comme si, surtout, nous n’étions pas tous, peu ou prou, descendants de Français qui, de la Bretagne à l’Occitanie, n’avaient pas d’abord baragouiné notre langue, laquelle, alors, leur était étrangère ? L’étranger, ce fut donc nous, aussi. Tout comme il est vrai que l’étrange n’est pas toujours en pays étranger. Et de cette prise de conscience naissent des échappées et des libertés qui, loin d’accabler ou de culpabiliser, libèrent et émancipent, permettent d’inventer et de ressourcer.
Poser la question coloniale, c’est penser la question sociale
Roman français le plus universellement connu parmi la production du siècle passé, L’Étranger en offre une illustration littéraire. Dans cette fiction, comme dans toute la littérature d’Albert Camus – dont son pays, l’Algérie alors colonisée, fut la matrice –, l’autre, c’est l’Arabe, et il n’a pas de nom. Tous les autres ont des noms, lui, non. Il n’est que l’Arabe, l’Arabe, l’Arabe… Cet anonymat exprime évidemment le rapport colonial, de domination et d’exclusion, jusqu’à l’effacement de l’autre : quand les colons sont des individus différenciables, les indigènes ne sont qu’une masse indistincte.
Mais, en même temps, le roman de Camus brouille ces repères qu’il a l’air de respecter, les déplace et les emmêle, laissant entrevoir que ce rapport colonial crée de l’étrangeté aussi bien chez le colon lui-même. Le héros de L’Étranger est un modeste employé colonial, un « petit Blanc » en somme, c’est-à-dire l’un de ceux qui sont, malgré tout, au-dessus de la masse de la société indigène, mais qui, cependant, vit l’angoisse d’être étranger à son propre monde. Étranger, si à part qu’il va être condamné à mort, lui, un employé colon, pour avoir tué dans une bagarre stupide un Arabe sans nom. C’est évidemment impensable dans la réalité coloniale, mais, dans la fiction de Camus, il est bel et bien condamné parce qu’étranger, étranger à sa famille et aux siens, à son monde en somme.
La critique militante et sartrienne a beau avoir souligné les ambiguïtés et les silences de Camus durant la guerre d’Algérie, dans les faits, ce fut plus compliqué, comme l’illustre aussi bien son compagnonnage anarchiste et libertaire que la tentative courageuse de ceux qu’on appela « les libéraux d’Alger », parmi lesquels certains de ses amis dont le peintre Jean de Maisonseul qui restera dans l’Algérie indépendante jusque dans les années 1970. Reste surtout ce message à double détente de L’Étranger : comment l’étrangeté du rapport colonial, dont témoigne l’invisibilité de l’autre (« l’Arabe »), fait en même temps du colon lui-même un étranger au monde, comment elle le transforme et le déplace, comment elle le conduit dans une impasse mortelle.
Le rapport colonial n’est jamais univoque : il modifie tous ses protagonistes, pour le meilleur ou pour le pire. Personnellement façonné par cette histoire coloniale, mais dans la solidarité avec les peuples colonisés, alors même qu’elle basculait dans l’effondrement final de l’empire français – la fin de cette « très grande France » qui avait nourri l’imaginaire de plusieurs générations –, je pense souvent à L’Étranger non pas comme le roman de l’absurde condition humaine mais, à la manière viscontienne – le film éponyme de Luchino Visconti date de 1967 –, comme celui de l’impossible relation humaine dans une société durablement traversée par la domination d’une population sur une autre, d’une partie du peuple sur une autre. Ce que nous montre Camus, peut-être à son insu, c’est que la colonisation est aussi, quoique différemment bien sûr, un déplacement pour le colon, pas seulement pour le colonisé. Ils sont tous deux embarqués, colon et colonisé, sur le même bateau, même si ce n’est pas sur le même pont. Et, pour le colon en l’occurrence, ce déplacement révèle un égarement et une défiguration qui peuvent aller jusqu’à en faire un étranger auprès des siens. L’humanité indigène lui étant devenue étrangère, il en devient étranger à l’humanité tout court.
Pour reprendre la formule de Frantz Fanon, le rapport colonial voudrait « fixer » l’homme quand il faudrait le lâcher. Il lui assigne sa place, l’insère dans une hiérarchie, l’immobilise dans un rôle fait de distances et de préséances, d’inégalités et de privilèges. C’est en ce sens que la question coloniale et son décryptage sont toujours d’actualité tant ce passé-là travaille encore notre présent. Sur la longue durée, la question coloniale est une clef essentielle de compréhension de nous-mêmes dans notre rapport au monde. J’entends par là la façon dont la France s’est construite depuis plusieurs siècles dans sa relation avec les autres nations, peuples, cultures.
Poser avec insistance la question coloniale, ce n’est pas seulement penser la question de l’émancipation des nations dominées ou occupées par d’autres – si ce n’était que cela, elle serait potentiellement derrière nous avec le progressif décentrement du monde par rapport à son ancien pivot européen. Non, poser la question coloniale, c’est penser la question sociale, elle-même indissociable de la question démocratique, comme indissolublement imbriquée à la reconnaissance de la diversité de notre peuple. Notre peuple tel qu’il fut construit et produit, tel qu’il est toujours façonné et enrichi par une longue histoire de conquête et de découverte, d’empire pour le pire, de rencontre pour le meilleur. S’arc-bouter sur la question coloniale, ses héritages parfois inconscients et ses représentations toujours actives, refuser qu’on la glorifie ou qu’on la diabolise, c’est affronter vraiment, dans toute son ampleur, la question sociale, telle qu’elle se vit dans nos villes et nos usines, nos quartiers et nos entreprises.
Or l’inconscient politique français, à droite comme à gauche, a été façonné par le rapport colonial, comme un piège dont il n’arrive pas à se défaire. Et ce piège ne joue pas qu’en politique extérieure – notre relation au monde, à l’Afrique notamment, plus intéressée que solidaire –, il est tout autant ravageur à l’intérieur. Non seulement sur la façon dont la France vit, accueille et assume la diversité de son peuple, tel qu’il est, divers d’origine, d’apparence et de croyance. Mais aussi sur la manière dont le peuple a accès à la politique, laquelle est aujourd’hui confisquée par un présidentialisme délétère dont on oublie qu’il est lui-même le produit de nos crises coloniales, comme une sorte d’état d’exception dont nous ne serions pas encore débarrassés.
Pas de France libre, je l’ai rappelé, sans troupes coloniales. Pas de réussite de la ruse gaullienne qui permit à la France de siéger à la table des vainqueurs sans empire colonial. Mais ce fut la première occasion manquée : droite et gauche confondue, à de rares exceptions près, la France officielle n’en a pas tiré les leçons. Les drames de Sétif et Guelma en 1945, de Madagascar en 1947 en sont l’empreinte sanglante. Quand l’empire britannique se retire en bon ordre, tissant pour l’avenir les liens du Commonwealth, elle s’est au contraire accrochée au-delà du raisonnable, s’entêtant dans des guerres perdues d’avance, de l’Indochine à l’Algérie, où même d’anciens résistants allaient perdre leur âme, torturant à leur tour d’autres résistants. Et ne refaisons pas l’histoire en érigeant à De Gaulle une statue de décolonisateur, tentation d’autant plus forte que la gauche de gouvernement, celle de Guy Mollet et, déjà, de François Mitterrand, s’était déconsidérée en Algérie, lâchant la bride aux ultras.
Certes, de Gaulle fut plus pragmatique, moins aveuglé, mais il n’en est pas moins arrivé au pouvoir en se juchant sur les épaules des partisans de l’Algérie française. Et il aura mis quatre ans à se convertir ou à se résigner à une indépendance dont aucun document historique ne permet de dire avec certitude qu’il s’agissait de sa pensée cachée dès 1958. Si l’on excepte le cas portugais, ce fut non seulement la plus tardive, mais la pire des décolonisations. Au moins ce qui restait en Afrique de l’empire portugais s’est-il défait, à partir de 1974, sous l’effet d’une révolution démocratique, dite des œillets, qui plus est portée par des militaires ! Alors qu’en France nous devons à cette interminable crise coloniale, devenue une guerre civile, des institutions d’exception, portées par un général imbu de son pouvoir personnel et incluant jusqu’à aujourd’hui, avec l’article 16 de la Constitution, la possibilité d’un coup d’État légal. Sans compter que nous sommes toujours la seule nation à revendiquer tout autour de la planète des colonies directes avec d’inévitables crises récurrentes qui ravivent non pas un simple imaginaire colonial, mais libèrent aussi une violence propre aux situations coloniales, comme l’ont illustré, dans les années 1980, les tragédies de la Nouvelle-Calédonie.
Ces secrets de famille qui rodent tels de méchants fantômes
Cette dramatique fin de l’empire colonial, que marque l’indépendance de l’Algérie en 1962, fut donc la deuxième occasion manquée. Avec ruse et calcul, de Gaulle a utilisé cette crise comme un levier pour réussir un tour de passe-passe. Déchue, la France n’en restait pas moins grande d’apparence par son nouveau rituel politique. Avec son présidentialisme que rehaussait symboliquement la détention du feu nucléaire, elle s’affirmait comme une puissance par ses institutions nouvelles, leur apparat et leur courtisanerie, leur centralisme et leur autoritarisme, lesquelles institutions étaient désormais concentrées autour du pouvoir d’un seul, déséquilibrées et verticales, sans contre-pouvoirs ni équilibres. Il suffit d’avoir suivi la chronique scandaleuse des affaires liées aux marchés pétroliers ou gaziers, aux ventes d’armes, à la Françafrique d’hier et d’aujourd’hui, etc., pour comprendre que l’ombre portée de la question coloniale influe directement sur notre vie publique, sur les corruptions qui la minent, sur les vénalités qui la discréditent.
Si l’on veut sortir la France de son ornière présente, il nous faut absolument soulever ce voile colonial qui aveugle. La gauche, notamment, y perd sa lucidité. Dans le cas algérien, l’un des emblèmes de l’impasse française ne fut-il pas Jacques Soustelle, figure par excellence de l’intellectuel progressiste? C’était un ancien résistant, un homme curieux du monde, l’un des meilleurs spécialistes des civilisations amérindiennes, et ce fut, en Algérie, un imbécile politique, cautionnant par son aveuglement idéologique la pire violence. Mais, à ces égarements intellectuels, il faut aussi ajouter l’aveuglement social que nourrit et renforce la prégnance de l’inconscient colonial.
En France, la classe ouvrière, dans son expression politique, s’est toujours régénérée par le biais des immigrations. S’engager, c’est aussi s’intégrer. C’est échapper aux assignations culturelles, religieuses ou familiales liées à l’origine pour embrasser et construire une histoire en mouvement. Et c’est donc aussi une forme de promotion, d’ascenseur social par le détour des fraternités militantes. Or cette dynamique, dont la gauche fut la principale bénéficiaire – le Parti communiste d’abord, le Parti socialiste ensuite –, s’est arrêtée au seuil de la question coloniale. Ce qui avait fonctionné, avec volontarisme malgré le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, pour les Belges, les Polonais, les juifs d’Europe centrale et orientale, les Espagnols, les Italiens, les Portugais, etc., s’est comme enrayé dès qu’il s’est agi d’accueillir, de promouvoir et de revendiquer les travailleurs issus des nos immigrations coloniales et postcoloniales. La fameuse affaire du bulldozer de Vitry, en décembre 1980, lancé contre un foyer de travailleurs immigrés par la municipalité communiste en fut le symbole caricatural, suivi, en 1983, par l’assimilation par le gouvernement socialiste de Pierre Mauroy des ouvriers de l’automobile en grève à des activistes islamistes.
Or il n’y avait aucune fatalité à cet enrayement, sauf à tomber dans le préjugé raciste, et colonial justement, de populations « inassimilables » parce qu’elles seraient noires de peau, musulmanes de religion, africaines d’origine, etc. L’explication tient, là encore, à l’inconscient toujours enfoui du rapport colonial, y compris au sein de la gauche française. Tandis que des ministres SFIO ordonnaient contre le peuple algérien des violations des droits humains, dont la torture, cette gangrène dans la République, le PCF s’est longtemps entêté à nier l’existence d’une nation algérienne, pour finir par voter les pouvoirs spéciaux en 1956, et donc la sale guerre avec le rappel du contingent, au prétexte de conquêtes sociales promises dans l’Hexagone. N’oublions pas non plus que la répression sanglante de la manifestation parisienne organisée par le FLN en octobre 1961 fut traitée avec une grande indifférence tandis que la manifestation de Charonne aux neuf martyrs de février 1962, autrement commémorée, n’avait pour mot d’ordre que la paix en Algérie et non pas l’indépendance qui, pourtant, était imminente.
Comme les secrets de famille qui rodent tels de méchants fantômes, tous ces retards se payent un jour. Ils disent cette dimension étroitement nationale qui a saisi la gauche française, du moins dans ses formations aux gros bataillons électoraux, et qui, du coup, l’a rendue bien trop méprisante ou négligente face à la nouvelle diversité des classes populaires produite par notre longue histoire coloniale, sur tous les continents de la Terre. Loin d’être le triste privilège de la seule droite, les deux principales catastrophes françaises, la collaboration aveugle plus le colonialisme entêté, celles que Michel Vinaver appelait à dénouer par les thérapies tragiques, traversent de part en part la gauche. C’est contre un président socialiste, François Mitterrand, qu’il fallut, dans les années 1990, forcer le placard à mémoire de Vichy et de la compromission française dans le génocide. Or ce président-là, engagé à l’extrême droite dans sa jeunesse mais se refusant à faire la pédagogie critique de son itinéraire au point de mentir et de travestir, fut aussi un acteur central de la guerre d’Algérie, ministre de la Justice assumant le plus grand nombre d’exécutions capitales de notre histoire démocratique.
Mais, hélas, le travail accompli au forceps sur la collaboration est resté inachevé s’agissant de la colonisation. C’est ce qui explique ce sentiment d’injustice ressenti par les enfants des immigrations postcoloniales quand le génocide européen commis contre les juifs est, à juste titre, remémoré tandis que les crimes coloniaux sont mésestimés, minorés ou oubliés, voire niés. C’est surtout ce qui désarme la gauche quand elle cède elle-même du terrain aux idéologies de l’assimilation, quête obsessionnelle d’une ressemblance et d’une similitude, refus des différences qui font l’humanité ou, plutôt, des humanités semblables dans leurs richesses plurielles.
Ayant fait retour sous la présidence de Nicolas Sarkozy dans le vocabulaire officiel, « assimilation » est un mot colonial qui vient soudain détrôner celui d’intégration à destination des populations venues ou issues d’ailleurs. C’est une injonction terrifiante puisqu’elle demande à l’autre de ne plus être lui- même, de s’effacer pour devenir notre double, dans l’affirmation d’une identité nationale invariable et fermée. C’est cela fixer l’homme : lui assigner une identité qui l’emprisonne, l’enferme dans une identité factice et immobile, factice parce qu’immobile. Autrement dit, le priver d’ailleurs et de lointains. Pis, l’enfermer dans la peur des ailleurs et des lointains, donc des autres et du divers, du monde en somme. Cette fixité de l’assignation a pour nom la tribu. Une clôture, une fermeture, un enfermement. Pour lui échapper, il faut accepter la relation, la cultiver et la chérir.
Poétique de la relation, politique des humanités
Aussi l’imaginaire que nous devons chérir et cultiver, c’est celui que tisse Edouard Glissant dans toute son œuvre, en défendant cette poétique de la relation qui est aussi une politique des humanités, de leurs diversités et de leurs similitudes, de leur ressemblances et de leurs différences. Dans l’une des œuvres de jeunesse de cet immense poète, dont la poétique porte une politique, le programme était déjà fixé, dès les années 1950. Notre horizon en somme. Revenant dans Soleil de la conscience sur la « solution française » dans laquelle il était engagé depuis qu’il avait quitté la Martinique pour Paris, il anticipait notre vision d’une France qui ne serait pas fermée à elle-même en se fermant aux autres : « Je devine peut-être, écrivait-il, qu’il n’y aura plus de culture sans toutes les cultures, plus de civilisation qui puisse être métropole des autres, plus de poète pour ignorer le mouvement de l’histoire. Et déjà, inscrite dans l’effort qui m’est particulier, je ne peux plus nier l’évidence que voici, dont le mieux est de rendre compte de manière imagée : à savoir qu’ici, par un élargissement très homogène et raisonnable s’imposent à mes yeux, littéralement, le regard du fils et la vision de l’étranger. »
La créolisation du monde que Glissant, chantre de l’identité-relation contre l’identité à racine unique, de l’identité qui rapproche contre celle qui nécrose, appelle en même temps qu’il la constate nous indique le chemin du sursaut, de l’émancipation et de l’invention. C’est celui de la trace qu’emprunte l’esclave marron pour échapper à la servitude et quitter la plantation, laquelle n’est pas seulement un système de domination mais aussi un système de pensée. « Je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer », aimait répéter le poète. Cet imaginaire que je convoque dans son sillage n’est en rien de perdition, d’égarement ou d’isolement. Se déplacer en pensée comme en humanité, assumer les déplacements qui nous ont construits comme ce peuple riche et divers, ce n’est aucunement renoncer à avoir une identité, un lieu où se poser, un milieu où s’installer. C’est simplement les inscrire dans une dialectique du passage et de la relation, de l’échange et du partage, de la rencontre et de la conversation.
Loin de nous égarer, ce chemin-là est totalement en prise avec nos inquiétudes d’aujourd’hui, celles d’une Europe, d’une Union européenne qui ne réussit pas à supplanter les États-Nations faute d’avoir su porter la réponse sur leur terrain d’efficacité : la politique et, notamment, ses possibles démocratiques, ses espérances sociales. Marchant sur la tête, cette Europe de la finance et des marchés recrée du nationalisme, de l’exclusion, de la fermeture et, donc, potentiellement de la violence. Abstraite et lointaine, elle nourrit ce sentiment populaire d’un cosmopolitisme des riches et des puissants, des oligarques en somme, de ceux qui ont les moyens et qui s’approprient le bien commun, lequel sentiment mine sourdement les solidarités et ruine sournoisement les internationalismes.
C’est là que la pensée de la relation de Glissant indique une échappée inédite, à rebours de cette course vaine à la puissance où l’Europe s’est épuisée comme si elle rêvait d’être une supra-Nation, un super État-Nation qui prolonge inutilement les dérives et les aveuglements de cela même dont les catastrophes européennes du XXe siècle furent le produit. L’Europe du marché conduit inéluctablement à l’Europe forteresse, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle fut défendue par François Mitterrand lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. Alors que l’Europe devait inscrire une relation nouvelle entre nos divers peuples et entre notre continent et le monde, elle fut promue sur le registre de la protection et de la sécurité, donc de la peur du monde, de la crainte de ses mouvements imprévisibles, et du coup de leur mise à distance.
À l’inverse, Edouard Glissant propose de risquer le monde et les autres pour mieux être soi-même au monde et aux autres. En clair, pour ne pas se perdre. Dans le prolongement de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, il suggère un imaginaire archipélique qui recrée du lien entre le national et le continental, entre le particulier et l’universalisable, entre le proche et le lointain. Ce qu’il résumait d’un trait : l’île suppose d’autres îles. Ce pourrait être ça, l’Europe de notre France : un archipel de nations et de régions qui ne serait pas une machinerie de puissance, qui accueillerait la faiblesse et la fragilité, bref qui ferait du divers son identité même.
Un Breton, qui n’était pas spécialement progressiste, loin de là, avait mis avant d’autres les mots justes sur cet imaginaire. Il s’agit de Victor Segalen, l’auteur des Immémoriaux, ce médecin poète qui, à Tahiti, sauva de la destruction des œuvres majeures de Gauguin après son décès aux îles Marquises. Dans son Essai sur l’exotisme, qui date de 1908 et qui est en fait une réfutation minutieuse de l’exotisme colonial ou touristique, il défend « une esthétique du divers ». Une esthétique du divers où il s’agit de cultiver cette « notion du différent », cette « connaissance que quelque chose n’est pas soi- même ». « Le pouvoir d’exotisme, poursuit Segalen, n’est que le pouvoir de concevoir autre. » Et ceci encore, venu plus tard sous sa plume, en 1917, à Shanghai : « C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence. »
Oui, la Différence et le Divers, les accueillir et les rechercher, trouver leur ressemblances et leurs unités, inventer leurs correspondances et leurs fraternités, telles sont les voies d’une nouvelle renaissance qui nous éviterait les régressions catastrophiques vers le Grand Un et le Grand Même. Grand Un d’un pouvoir uniformisateur et oppressif, Grand Même du repli des nations sur elles-mêmes.
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Cet article reprend l’un des chapitres de Dire non, essai paru en mars 2014 chez Don Quichotte. De la même manière que, selon les bons pédagogues, l’enseignement, c’est la répétition, l’une des grandes vertus du numérique est de favoriser une multi-diffusion des contenus qui démultiplie leur partage et favorise leur circulation.