Dans « Le Monde » de samedi dernier, le grand spécialiste de la laïcité Jean Baubérot met en garde : « notre pays ne doit pas céder à la tentation de la religion laïque ». Certes, mais… « On ne peut demander le respect de principes républicains sans poser, dans le même mouvement, la question de leurs interprétations et de leurs concrétisations » dit-il fort à propos.
Mais sa critique des mesures annoncées par la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud Belkacem le 22 janvier dernier où il y aurait eu un « déséquilibre entre ce qui concerne les élèves et les parents (où les projets sont précis, exécutoires dans le court terme) et le flou de ce qui se rapporte aux dysfonctionnements de l’institution (où là il semble urgent d’attendre) » peut être elle-même interrogée, d’autant plus que Jean Bauberot en donne pour preuve qu’il aurait été simplement « proposé d’établir un état des lieux de la mixité sociale ». Or cette version tronquée (et donc déséquilibrée) a certes été celle d’un certain nombre de journalistes (dont la plupart ont fait depuis amende honorable), mais elle est fausse car la ministre a souligné notamment ce même 22 janvier que l’objectif de mixité sociale avait fait l’objet d’un décret en juillet 2014 et plus récemment d’une circulaire d’application en janvier 2015 qui ouvrent la possibilité de créer des secteurs scolaires comportant plusieurs collèges de manière à pouvoir répartir plus harmonieusement les élèves, avec affectation in fine par le Dasen ( pour en savoir plus, de façon plus circonstanciée, se reporter à mon billet antécédent du 24 janvier).
En revanche, oui, mille fois oui, à la recommandation centrale de Jean Baubérot : « une démarche deconnaissance » : « Enseigner plus fortement la laïcité correspond au souhait que je formule depuis des années. Mais il faut qu’il s’agisse d’un enseignement laïque de la laïcité (comme on parle d’ »enseignement laïque du fait religieux », à développer également à l’école) »
Pour en revenir à la question, – importante – des décalages qui existent entre les valeurs préconisées, les situations réelles et les comportements collectifs ou individuels effectifs, le mieux est sans aucun doute qu’ils tendent à se réduire plutôt qu’à augmenter. Mais il faut admettre aussi qu’on ne peut espérer (ou attendre…) que ces décalages disparaissent sous peine de rendre impossible toute éducation morale et civique.
C’est ce qu’avait déjà pointé avec beaucoup de discernement et de détermination Jean Jaurès dans un article de la « Dépêche » du 3 juin 1892 qui vaut d’être cité assez longuement :« La Révolution française, en affirmant les droits et les devoirs de l’homme, ne les a mis sous la sauvegarde d’aucun dogme. Elle n’a pas dit à l’homme : Que crois-tu ? Elle lui a dit : Voilà ce que tu vaux et ce que tu dois ; et, depuis lors, c’est la seule conscience humaine, la liberté réglée par le devoir qui est le fondement de l’ordre social tout entier. Il s’agit de savoir si cette morale laïque, humaine, qui est l’âme de nos institutions, pourra régler et ennoblir aussi toutes les consciences individuelles. La morale doit être la première préoccupation de nos maîtres. Il semble bien que beaucoup aient hésité jusqu’ici, et presque éludé cette partie de leur tâche. Peut-être n’y étaient-ils point assez préparés ; peut-être aussi étaient-ils retenus par une sorte de réserve et de pudeur. Qui donc, parmi les hommes, a qualité pour parler au nom de la loi morale ? Comment pourrions-nous, comment oserions-nous, avec nos innombrables faiblesses, parler aux enfants de la beauté et de l’inviolabilité de la loi ? — Il le faut pourtant, il faut oser, avec modestie, mais sans trouble. La majesté et l’autorité de la loi morale ne sont point diminuées, même en nous, par nos propres manquements et nos propres défaillances :et pourvu que nous sentions en nous une volonté bonne et droite, même si elle est débile et trop souvent fléchissante, nous avons le droit de parler, aux enfants, du devoir ».
C’était une dizaine d’années après la célèbre lettre-circulaire de Jules Ferry aux instituteurs : « La loi du 28 mars 1882 met en dehors du programme obligatoire de l’enseignement tout dogme particulier et elle place au premier rang l’enseignement moral et civique […]. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Eglise ; l’instruction morale à l’Ecole […] Vous décharger de l’enseignement moral, c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession ».
C’était une vingtaine d’années avant que l’inspecteur d’Académie de la Seine n’évoque, en 1912, à propos des difficultés de l’enseignement moral et civique, « le désordre de notre civilisation industrielle, la crise de la puberté, la désorganisation de la famille voire le désarroi des croyances et des idées comme causes qui produisent dans tous les pays d’Europe les mêmes effets ».
Rien n’a jamais été facile ni simple…
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