EVOLUTION DES RELATIONS ENTRE L’ETAT ET LES COLLECTIVITES
Les relations entre l’Etat et les collectivités ne cessent d’évoluer. Si le modèle de Page et Goldsmith montre une dichotomie contestable entre la gouvernance locale des pays de l’Europe du nord et celle de l’Europe du Sud dont la France fait partie (la première jouissant d’une forte décentralisation pendant que la seconde est marquée par des formes de décentralisation plus ou moins suivies à distance par l’Etat ) nous pouvons toutefois nous mettre d’accord sur le fait que l’exception française surprend la plupart des étrangers, tant par ses 36 000 communes que par son « millefeuille institutionnel » (Commission Attali, 2008).
La mise en œuvre des politiques publiques en général, et des politiques éducatives, en particulier, ne va pas de soi dans un Etat centralisé. Nous ne sommes plus dans les années soixante où le modèle technocratique « up-down » s’imposait à tous, à commencer aux maires! Elle prend aujourd’hui des formes très différentes parce que les relations se sont complexifiées entre une « filière élective » locale entourée de fortes équipes de techniciens et une « filière bureaucratique » (Crozier, Thoenig, 1975) composée des fonctionnaires des services déconcentrés de l’Etat, les premiers faisant l’apprentissage de la « domestication » des seconds, en tentant, avec plus ou moins de réussite, « d’apprivoiser le Jacobinisme » (Gremion, 1976). Des jeux d’acteurs subtils facilités par un continuel processus de décentralisation depuis les années soixante-dix. L’Etat a donc été contraint de recomposer ses postures, de revoir ses missions pendant que les élus locaux gagnaient en compétences, donc en pouvoir, sans pour autant être libérés de l’obligation de rendre des comptes de la bonne utilisation des deniers publics et de la mise en œuvre des lois votées par les représentants de la Nation. Dans cette perspective, les mises en œuvre, les ressources mobilisables, les « accès » des élus à l’administration centrale et les jeux d’acteurs locaux montrent de fortes disparités entre communes ou intercommunalités mais, également, entre des villes moyennes urbaines et les 29 000 communes rurales de moins de 1 000 habitants, le tout dans un contexte de « nouvelle fracture territoriale » (Davezies, 2012).
LA TENDANCE DU« BOTTOM-UP » ENTRE COLLECTIVITES ET ETAT
Les actes de décentralisation des années 80 et 2000 ont permis aux collectivités locales d’acquérir des compétences nouvelles, tant dans le transfert de gestion de patrimoine immobilier, d’aménagement du territoire et de dispositifs que dans la gestion des ressources humaines avec de nouveaux personnels. Dans le domaine éducatif, la gestion des écoles par les communes, des collèges par les départements ou des lycées par les régions ; est un exemple significatif. Il en est de même des circulaires relatives à l’implantation des CLSH, de l’aménagement des temps péri-scolaires puis des projets éducatifs locaux affirmant la co-éducation des enfants confiés par les parents aux établissements scolaires et aux services municipaux. Si l’Etat reconnaît aujourd’hui officiellement, par le PEDT, une compétence éducative aux collectivités locales, ce qui est en soi une nouvelle avancée, il n’en reste pas moins que nous sommes « au milieu du gué » : des acteurs de cultures différentes doivent non seulement accepter de travailler dans des espaces et des temps permettant une « continuité éducative » formelle, de « planning », où se juxtaposent des activités, mais, surtout, doivent accepter de passer à l’étape suivante, celle d’actions pensées et évaluées ensemble. A titre illustratif, il ne serait pas insurmontable d’imaginer des réunions techniques « CLAS » où le responsable du secteur éducatif de la ville, l’IEN ou son représentant, un parent d’élève, un responsable associatif (le délégué du Préfet et chef de projet CUCS, s’il s’agit d’un territoire prioritaire) explicitent entre eux, après visite des actions, leurs critères d’appréciation quant à l’organisation, la pertinence, l’évaluation de leur efficacité et des pistes d’amélioration (tant l’action elle-même que son évaluation collective au regard d’indicateurs définis ensemble, intégrant des indicateurs de coordination). Dans la mesure où ce travail serait élargi à d’autres dispositifs éducatifs, la communauté éducative territorialisée serait alors construite sur le sens des actions éducatives, coordonnées de fait, et non constituée sur une appartenance à un projet éducatif formel, plus ou moins connu des acteurs locaux. Cette logique participative autour d’une politique d’éducation locale, construite sur le sens des actions et les pratiques effectives, serait dite « bottom-up » puisqu’elle partirait de la commune (ou d’un EPCI) pour une validation de principe des autorités départementales (Préfet et DASEN).
Ce maillage institutionnel est un pré-requis à construire, à entretenir, pour saisir collectivement de nouveaux cadres d’opportunité dans un espace commun. Cependant, ce maillage peut-être opérationnel dans ces aspects formels, beaucoup moins dans ses usages et l’évaluation de ses résultats. Comme le montre, dans un autre secteur, Stéphane Cadiou , avec la création des « pays », cette politique de développement territorial ne désigne rien d’autre que « des cadres d’opportunité en attente d’une appropriation par les acteurs locaux pour leur donner vie. Ils ne sont guère formalisés quant au sens qu’ils doivent revêtir et n’ont d’ailleurs pas de valeur prescriptive. En fait, ils supposent la mobilisation des acteurs locaux (collectivités locales, entreprises, associations, voire citoyens) qui, le plus souvent au terme d’un travail de diagnostic, sont invités à définir eux-mêmes le contenu de ces espaces virtuels de solidarité et de développement » (Cadiou, 2009). De la même manière, le contenu d’une politique éducative territoriale prendra des acceptions différentes ici ou là bien que l’objectif soit commun. Une fois levée cette question de la mobilisation et de la coordination des acteurs institutionnels, en interne et entre « partenaires », nous pouvons nous demander quels autres acteurs sont sinon incontournables, du moins légitimes, et à quelle(s) échelle(s) locale (s) doivent se penser la mobilisation et le pilotage ? D’ailleurs, doit-on parler de pilotage ou instituer un co-pilotage, à tous les étages ?
LA NECESSITE DU « BOTTOM-UP » ENTRE LES ACTEURS DES « BASSINS DE VIE » ET LES ELUS LOCAUX
Le premier constat que nous pouvons faire est qu’un projet éducatif territorial peut être exclusivement élaboré, mis en œuvre et évalué par les acteurs institutionnels, principalement les techniciens des collectivités plus ou moins associés à ceux des services déconcentrés de l’Etat. Ce procédé est-il légitime ? Absolument au regard du droit si les partenaires invités ne peuvent être présents. Est-il pertinent dans le sens d’une procédure adaptée aux fins qu’elle poursuit ? On en doute dans la mesure où une approche techniciste respectueuse du cahier des charges et adaptée au besoin d’affichage des politiques menées par les élus peut, dans certains cas, être coupée de certains « bassins de vie » et cristalliser des tensions entre habitants et élus. La question éducative est avant tout une question publique et commune. Le « bassin de vie », une catégorie qui semblait faire l’unanimité aux dernières rencontres de Brest (5- 6 novembre 2013), un espace à géométrie variable qui semble être l’échelle pertinente pour amorcer, impulser, encourager, soutenir les mobilisations locales. Lors des rencontres pré-citées, le président du réseau des villes éducatrices (RFVE), Yves Fournel, affirmait que la participation pouvait être effective si on partait du vécu du territoire, de l’expérience commune, …,. Or, dans certaines villes, on ne connait que trop l’isolement social et culturel, l’enclavement géographique de certains quartiers pensés comme « une ville dans la ville » par les habitants, en particulier les plus jeunes. Dans la mesure où une ville souhaite élaborer son projet éducatif global en s’appuyant sur des mobilisations d’associations, d’institutions et de citoyens, les démarches consultatives, participatives ne devraient-elles pas inverser les règles communément admises, c’est-à-dire partir de ces « bassins de vie » pour faire la synthèse des réunions décentralisées en mairie ou dans les locaux de l’intercommunalité ? Ce principe supposerait d’avoir identifié ces bassins et d’organiser, sous des formats parfois différents, des réunions collectives où sont mis en tension les offres locales (si possible cartographiées), les perceptions des acteurs (habitants, techniciens, enseignants, animateurs, associations…) et l’accès réel à ces offres. Ces réunions (forum ?) dans chaque « bassin de vie » auraient également pour objectif de faire émerger des besoins, nouveaux ou insuffisamment couverts, qui ne sont pas forcément remontés jusqu’à la mairie. Ce constat vaut pour des villes moyennes mais également pour des villes de moins de 20 000 habitants ou des intercommunalités. Outre le fait que la participation citoyenne n’est pas suffisamment pensée, en France, comme un outil pouvant redonner ses lettres de noblesse à la politique, les « bassins de vie » ne sont pas une catégorie administrative, et de ce fait ne paraissent pas encore une catégorie structurante de l’action politique. D’autre part, la visibilité de ces réunions passerait par des canaux qui excluent, de fait, ceux qui n’ont pas forcément accès à l’écrit (affiches, journaux, flyers, etc) ou ceux qui ignorent ces supports dans leurs pratiques quotidiennes. Le corollaire est que nous négligerions ou oublierions la force des liens sociaux, de la parole, du contact physique pour diffuser l’information. Les associations d’éducation populaire, les structures municipales, les médiateurs, …, auraient alors un rôle central. A ce titre, citons la question de Jacques Donzelot relative à la mobilisation des habitants en l’élargissant à d’autres territoires que ceux de la politique de la ville. Selon lui, cette question se dédoublerait « à partir du contraste (…) entre l’importance croissante des liens forts entre les habitants -cette solidarité de voisinage, de communauté ethnique et/ou religieuse- et l’insuffisance croissante des liens faibles, ceux qui devraient les relier à la ville et à ses opportunités. » Citant la formule de Mark Granovetter selon laquelle « la force des liens faibles repose finalement sur celle des liens forts» (Donzelot, 2012). L’enjeu de la participation est pourtant central dans le pilotage des politiques publiques et la France se retrouve une nouvelle fois isolée dans une exception qui ne fait pas sa grandeur. Comme le soulignent Marion Carrel et Noémie Houard, notre pays serait face à une contradiction récurrente, celle d’être adepte des appels à la participation, notamment pour valider des décisions déjà prises, mais allergique à l’idée de donner un pouvoir décisionnel à des habitants. Les élus et les techniciens ne considèrent pratiquement jamais la participation « comme un moyen d’accroître le pouvoir des habitants sur l’action publique. » (Carrel et Houard, 2012). Selon les auteurs, cette spécificité à résister au développement de formes d’empowerment (le terme, d’inspiration anglo-saxonne, est bien sûr peu stabilisé et son expression prend des formes bien différentes) tiendrait « à la conception française de l’intérêt général, qualifiée de « substantialiste », dont les élus et fonctionnaires se voient les garants ». Ces derniers pouvant être « réticents à faire émerger les décisions dans le cadre de scènes collectives parfois conflictuelles. » (Ibid, p 73).
Sur ces formes de participations citoyennes, nous pouvons constater que la politique de la ville a eu deux occasions de moderniser les représentations et les pratiques de la politique publique, avec le rapport Dubedout de 1983 dont les applications locales n’ont pas été assez évaluées, analysées et capitalisées, et le rapport Mechmache-Bacqué de 2013 très peu repris dans le cadre des futurs contrats de ville. Cet échec renforcerait la conviction de nombreux acteurs éducatifs que cette politique est contradictoire : elle ne peut pas encourager la mobilisation des ressources des habitants et, parallèlement, porter sur ces mêmes habitants des propos sinon disqualifiants, du moins négatifs. Ceci pour dire que les mobilisations locales, voire les tensions, provoquées par la logique « bottom- up », redéfinissent dans l’action les projets éducatifs locaux, des missions et, à ce titre, peuvent être des outils prometteurs autant pour la modernisation de la pratique politique que pour la vitalité des projets. Dans tous les cas, rien n’est écrit, ce serait à chaque « bassin de vie » de créer sa dynamique et de prouver à certains élus sceptiques qu’un nouveau pilotage de la politique est possible.
En conclusion, nous percevons donc deux logiques complémentaires de mobilisations locales et un défi à relever. En référence aux travaux de Le Galès, la première se situe dans la capacité des élites locales et des élus à fabriquer de l’action collective en interne et à développer des capacités de projection à l’extérieur. La seconde renvoie également à cette double portée qu’auraient les « bassins de vie » à développer des capacités internes, en dynamisant des groupes et structures, et des capacités externes pour enrichir, améliorer la politique éducative de la ville, voire « se faire entendre » si les élus et techniciens se sentent les seuls garants légitimes. Dans cette perspective, le défi à relever serait d’inverser l’ordre traditionnel, c’est-à-dire, faire le pari que les mobilisations locales des « bassins de vie » redynamiseraient le projet éducatif global pensé à l’échelle de la ville et, en filigrane, développerait le rayonnement de cette dernière et ses capacités de projection au niveau de l’inter-communalité et au-delà. N’est-ce pas incontournable pour construire les citoyens éclairés de demain ? Une construction plus pragmatique qui redonnerait du sens à un type de démocratie.
Sébastien Bouteix
Chargé d’études à l’Observatoire POLOC, IFE, ENS de Lyon
- Crozier, Thoenig (1975), « La régulation des systèmes organisés complexes: le cas du système de décison politico-administratif local en France », Revue française de sociologie, 16 (1) pp. 3-32.
- Pierre Grémion (1981), Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil.
- Laurent Davezies (2012), La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, Paris, Le Seuil et la République des idées.
- Stéphane Cadiou (2009), Le pouvoir local en France, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Donzelot (2012), « Les lieux et les gens », Politique de la ville, perspectives françaises et ouvertures internationales, Rapport n°52 du Centre d’Analyse Stratégique, Paris, La documentation française.
- Marion Carrel et Noémie Houard (2012), « La participation des habitants: codécision, débat public et « pouvoir d’agir » dans les quartiers populaires », Politique de la ville, perspectives françaises et ouvertures internationales, Rapport n°52 du Centre d’Analyse Stratégique, Paris, La documentation française.
- Julien Barrier (2014), ENS de Lyon.
- Rapport pour la libération de la croissance française, commission Attali (2008)
- Rapport Dubedout, Ensemble, refaire la ville, (1983)
- Rapport Mechmache-Bacqué, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, (2013).
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