Mettre en pleine lumière le problème de la ségrégation scolaire et sociale pour mieux esquisser des pistes de solution : c’était le défi qu’entendaient relever le CNESCO, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec et le CIEP. Préparé par des rapports inédits donnant notamment la mesure des ségrégations entre classes et établissements en France, le colloque sur la mixité sociale à l’école s’est tenu au lycée Jacques Decour à Paris, les 4 et 5 juin derniers, sous la présidence de Claude Lessard et Nathalie Mons.
Il alternait des séances plénières, riches d’expériences étrangères, et de nombreux ateliers de travail qui feront probablement l’objet de restitutions détaillées ultérieures. En attendant, voici quelques premières impressions partielles.
Construire des données pour approcher la mixité scolaire
Il n’y a pas eu beaucoup de débats sur la réalité du phénomène. L’ensemble des participants est parfaitement conscient des tendances à l’œuvre qui favorisent l’entre-soi dans la société, et encore plus fortement l’entre-soi en contexte scolaire : qu’elle soit le reflet de relégations résidentielles ou de stratégies d’inscriptions de la part des familles, la répartition des différentes catégories sociales dans les établissements scolaires dessinent clairement des cartes contrastées qui ont peu à voir avec la mixité !
En revanche, le recueil des données pose encore problème. Marc Demeuse a ainsi raconté avec sa clarté habituelle comment les chercheurs belges ont du construire des indicateurs pour approcher le phénomène, les établissements, traditionnellement très autonomes, étant pour le moins réticents à livrer des données détaillées sur leurs élèves dans ce domaine.
Dans d’autres pays, ce qui ne manque pas de poser d’autres questions vives, le terme « race » est couramment employé pour qualifier les élèves, jusqu’au grotesque : on est ainsi allé parfois demander aux enseignants de faire des choix difficiles pour définir la catégorie « raciale » d’un élève à partir de leurs propres observations, ce qui était pour le moins difficile à réaliser dans le cas de couples « mixtes »…
Quantitatives et qualitatives, ethniques et sociales : la diversité des données nécessaires ne peut esquiver leur nécessite pour prendre la mesure d’un phénomène majeur dans l’éducation.
Mixité sociale et mixité ethnique sont étroitement mêlées
S’il est une deuxième impression d’ensemble qui se dégage de ce colloque, c’est incontestablement l’importance de la question dans la plupart des pays, au delà des très fortes différences des systèmes éducatifs.
Que ce soit en Belgique, en Suède, au Canada, en Angleterre, aux États-Unis ou encore aux Pays-Bas, de multiples témoignages ont montré que peu de pays sont indifférents à ce problème.
Difficile aussi de ne pas voir, partout, la question ethnique percuter frontalement la question sociale, car la plupart du temps les catégories sociales les plus pauvres sont issues de l’immigration et constituent autant de minorités « visibles ».
Certes, cette « coloration » n’est pas la même selon les histoires et les conjonctures nationales.
Aux USA, par exemple, c’est d’abord l’histoire nationale de la ségrégation raciale envers les noirs qui a enclenché voilà plus de trente ans les premières politiques pour introduire plus de mixité scolaire, problématique récurrente à laquelle se rajoute maintenant la question de l’immigration massive d’Amérique latine
Dans les pays du Nord de l’Europe, c’est plutôt l’immigration récente (pas toujours liée à une ancienne tradition de colonisation) qui bouleverse les habitudes, comme en Suède.
Une tension récurrente entre les stratégies des familles et l’intérêt général
Troisième impression : si les pouvoirs publics sont bien souvent conscients du problème, ils ne savent pas trop comment s’y attaquer.
Beaucoup de gouvernements jugent contre-productive l’absence de mixité scolaire car, même s’ils ne sont pas forcément des lecteurs assidus des résultats de recherche, ils savent combien la ségrégation scolaire tire « vers le bas » le niveau global de réussite éducative d’un pays, et par conséquent sa performance économique et sociale. Pour le dire autrement et de façon lapidaire : trop de ségrégation scolaire plombe les résultats nationaux dans PISA !
Si la production d’une petite élite traditionnelle est en effet assurée par des systèmes qui ménagent des parcours protégés pour celle-ci, l’enjeu de diversifier la composition des élites et surtout d’augmenter la qualification globale de la population est plus complexe à relever.
On observe donc partout une tension entre des politiques favorisant le « libre choix » des parents (par tradition nationale ou par suite de réformes néo-libérales récentes) et des politiques souhaitant maintenir une certaine mixité sociale et scolaire dans les écoles. Entre l’éducation comme « bien public » et l’éducation comme investissement privé des familles, les États ont bien du mal à définir une représentation commune et légitime. Certains ont avancé que les politiques de « libre choix » sont devenues anachroniques car elles renforcent mécaniquement la ségrégation dans un contexte d’immigration forte.
On a senti en la matière des sensibilités différentes entre des intervenants qui, au nom d’un principe de réalité, estimaient qu’il fallait d’abord miser sur les incitations aux familles et d’autres qui auraient préféré quelques dispositifs plus coercitifs.
Pas d’expérience de mixité univoque
Plusieurs expériences ont été relatées, fortement indexées par les cultures nationales et locales.
Ainsi, les expériences de « busing » (déplacement des élèves) donnent des résultats contrastés. Plus radicales, certaines expériences ont consisté à construire un nouveau lycée polyvalent à la place des lycées « ségrégés » existants. En matière pédagogique, on a constaté qu’améliorer la réussite des élèves signifiait changer le rapport au savoir des enfants les plus éloignés de la culture scolaire, et que face à cela, augmenter « simplement » le temps passé à l’école n’était pas suffisant pour inverser les tendances. Autrement dit, une politique de mixité sociale peu outillée pédagogiquement risque d’avoir peu d’effet sur la résolution des problèmes qu’on veut combattre et de renforcer la prévenance voire les peurs des parents des classes moyennes. Plusieurs dispositifs misent en effet sur l’engagement fort des parents d’origine socioculturelle moyenne/supérieure, soit pour leur donner l’initiative d’ouvrir les écoles « CSP+ » aux élèves d’origine populaire, soit pour qu’ils maintiennent leurs enfants dans des écoles mixtes. Dans ce dernier cas, l’objectif consiste à prendre en charge cette diversité de façon positive et en diversifiant l’offre pédagogique (on peut ici trouver un écho lointain à ce qu’Agnès van Zanten décrivait comme des stratégies de « colonisation » de l’école par les parents dans certains quartiers en voie de gentrification).
Un résultat moins connu des recherches a d’ailleurs été souligné : le fait que la recherche de l’entre-soi ne concerne pas que les « dominants », mais peut aussi rassurer les « victimes » de la ségrégation, c’est à dire les élèves d’origine défavorisée. Surtout quand ils sont accueillis comme des « moutons noirs » minoritaires dans des établissements peu préparés à faire une place à la diversité culturelle et sociale. A l’heure où certains « intellectuels » continuent à nourrir en France l’image d’une école républicaine mythique, dont il suffirait de restaurer les contenus disciplinaires éternels pour garantir une assimilation de tous, les travaux du colloque ont souligné aussi combien cette égalité formelle a depuis des années caché le développement d’une ségrégation féroce à tous les niveaux. Que ce soit dans les zones rurales comme dans les zones urbaines ségrégées, plusieurs participants ont en outre souligné la faible préparation des enseignants à prendre en compte la diversité de leurs élèves, qui ne partagent ni le même background qu’eux ni forcément les mêmes références ou modèles de savoirs.
Problème général mais solutions locales ?
A ce sujet, Michel Lussault, directeur de l’IFÉ, a fait une intervention remarquée pour synthétiser une partie des propos et tracer de nouvelles pistes.
Il a ainsi interpellé l’assistance sur ce qu’on met réellement derrière la réussite éducative. Quelle est la plus-value précise qu’amène la diversité dans la scolarité des élèves ? Faut-il maintenir comme seul objectif pour les classes populaires un horizon somme toute « petit bourgeois », qui a été conçu pour une certaine partie des classes moyennes ? Comment passer de familles populaires qui sont « objet » de l’éducation à des familles mises en capacité (empowerment) d’en devenir des acteurs ? Comment imaginer un travail territorial en réseau qui permette au local de produire de l’intérêt général, à rebours des conceptions françaises de conception nationale et descendante des politiques publiques ?
Comme l’a souligné Nathalie Mons, présidente du CNESCO, le colloque a voulu marquer la naissance d’un réseau réunissant chercheurs, acteurs, collectivités locales et associations à un niveau international, pour explorer ces diverses solutions locales et mettre ainsi à disposition une boite à outils pour les acteurs désireux de prendre le problème de la mixité à bras le corps.
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