In Courrier des Maires – le 27 juin 2014 :
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Géographes et économistes sont plus que sceptiques sur le projet de redécoupage territorial du gouvernement, qui ignore selon eux les flux de population et les transferts économiques. Pourtant, invités le 26 juin à s’exprimer lors du congrès du Cner à Aix-les-Bains, certains de ces chercheurs jugent que cette carte « hors-sol » pourrait être le point de départ d’une action rénovée des conseils régionaux, voire du département dans une forme nouvelle.
« Tous les géographes vous diront que commencer par la carte, c’est une fausse bonne idée. Mieux vaut commencer par le système à mettre en place ». Assénée en ouverture du 61e congrès du Cner par Philippe Estèbe, directeur de l’Institut des hautes études de développement et d’aménagement des territoires en Europe (Ihedate), cette petite phrase reflète bien les doutes des responsables des agences de développement économique devant la réforme territoriale du gouvernement qui a choisi de présenter en premier lieu au Sénat le redécoupage des régions, bien avant le texte sur les compétences prévu pour fin septembre.
Lorsque les députés de 1790 avaient imaginé de découper le territoire en grands carrés, Mirabeau leur a dit non, et on a demandé aux populations locales leur avis”
Gérard-François Dumont, démographe et économiste
Pour le géographe, c’est « la tactique médiatique » de l’exécutif et l’effet de mode qui l’ont guidé au moment de redécouper le territoire et de définir le calendrier de la réforme, tant pour la carte régionale que pour la suppression annoncée des départements pour 2020.
« En France, si vous voulez avoir l’air moderne, vous dites tous les 10 ans “Supprimons tous les départements !”… Mais ce sont des territoires pensés, consistants, des territoires fonctionnels ou l’on travaille sur l’accessibilité et la proximité », rétorque-t-il.
Même les fusions « logiques » interrogent…
Semblable incrédulité de Gérard-François Dumont, démographe et économiste, face à la suppression des départements qui « s’inscrivent dans la très longue histoire de nos territoires. Lorsque les députés de 1790 avaient imaginé de découper le territoire en grands carrés, Mirabeau leur a dit non, et on a demandé aux populations locales leur avis », rappelle celui qui enseigne à l’Institut de géographie de Paris IV Sorbonne. Et s’agissant des régions aujourd’hui, « là, la carte a été dessinée sur un coin de table, sans jamais consulter aucun géographe… », peste-t-il.
Et de citer quelques-unes des incohérences de la future carte régionale selon lui. comme la future Alsace-Lorraine : « L’Alsace est tournée vers l’Est de l’Europe, le Bade-Wurtemberg et la Suisse ; alors que la Lorraine est tournée vers le Luxembourg et le Nord de l’Europe », constate-t-il.
Même la fusion qui apparait la plus « naturelle », celle des deux Normandie, ne peut selon lui « réussir que par une logique de mise en réseau entre les trois villes, Caen, Rouen et le Havre. Or la loi Mapam a fait de Rouen seule une métropole, ce qui n’a rien changé », juge-t-il.
Dernier exemple : la fusion Rhône-Alpes-Auvergne « qui n’est pas gagnée. D’autant qu’il faudra des synergies entre les deux villes, Clermont-Ferrand et Lyon : or leur liaison ferroviaire est supérieur à deux heures… » souligne-t-il.
Davantage de projets, moins de schémas
Reste que « l’instabilité territoriale est insupportable… mais jamais nous n’aurons de périmètres pertinents ! prévient Philippe Estèbe. Chaque périmètre ne peut contenir la totalité des enjeux. Même la notion de bassin de vie est presque un abus de langage… La question est plus : est-ce un périmètre consistant ? avec des ressources, des capacités d’agir ? ».
L’élargissement de la taille régionale peut conduire à un changement de nature, de signification de la région”
Philippe Estèbe, directeur de l’Ihedate
Il serait donc illusoire d’attendre tout de nouvelles frontières qui rationaliseraient et optimiseraient d’elles-même les politiques publiques locales… En revanche, ces nouveaux découpages administratifs pourraient bien insuffler un vent nouveau dans la manière qu’ont les collectivités de fonctionner et d’agir sur leur territoire.
Ainsi, une nouvelle carte territoriale pourrait constituer un nouveau départ : « L’élargissement de la taille régionale peut conduire à un changement de nature, de signification de la région », estime Philippe Estèbe. Les régions « ne seraient plus des régions équipementières et productrices de schémas », notamment du fait du « problème de régions hors-sol ».
Une aubaine peut-être, surtout à entendre l’économiste Gérard-François Dumont, qui déplore « la maladie de la schématite aigüe : on croit qu’il faut faire des schémas pour rendre attractifs les territoires… Or, on a besoin de projets, pas de schémas ! » lance-t-il.
« On va moins penser en termes de compétences qu’en termes de projets et à leur fonctionnement plus large », espère ainsi Philippe Estèbe. Et de prévoir « une sortie du rapport investissement/équipement en place dans les contrats de plan » entre Etat et région, pour un modèle davantage tourné vers « un partenariat plus large entre Etat et régions, véritables partenaires d’une stratégie nationale ».
« L’interterritorialité », un rôle nouveau pour le département ?
Un espoir de mutation, de rénovation mort-né pour les départements appelés à être supprimés en 2020 ? Pas forcément, répond le directeur de l’Ihedate. « Le département ne va pas disparaître, mais changer de sens, assure-t-il. On en parle beaucoup comme d’une fédération d’intercommunalités, et beaucoup de départements jouent déjà ce jeu de l’interterritorialité », croit savoir Philippe Estèbe.
« Le département ne sera plus seulement cette instance de services mais un lieu de mise en débat des politiques territoriales », prédit-il, certain qu’il faudra à l’avenir « avoir une instance du type du département qui assure une vision de la répartition des services à une échelle que ne pourront assurer les intercommunalités ».