L’instauration d’un « socle commun de connaissances et de compétences »
en fin de scolarité obligatoire en France en 2005-2006 : « Politisation » du champ curriculaire et renouvellement des savoirs mobilisés
Roger-François Gauthier (IGAENR)
Margaux le Gouvello (OSC-CNRS)
Introduction : Choix du thème et questions posées
« Système éducatif » est une expression commode pour désigner quelque chose
qui sans doute n’existe pas, si ce n’est dans le projet de certains hommes. L’école en France est probablement un des lieux géométriques au monde où se concentre le plus la croyance en l’existence de cette chimère. Une autre créature fantastique accompagne souvent celle-là, qu’on appelle la « Réforme » : tout aussi impalpable que l’autre, elle exerce pourtant d’infinis et renouvelés bienfaits ou ravages, ce qui laisse croire à son existence.
Nous examinons ici à partir d’une étude de cas la question de savoir quels types de liens, d’interactions peuvent exister entre une « réforme éducative » et ce qui peut être reconnu de diverses façons comme des « savoirs », c’est-à-dire tout un ensemble de connaissances ou d’expertises disponibles sur l’école, quelle qu’en soient les origines, l’histoire, le niveau de preuve, la diffusion ou l’acceptation par la communauté scientifique.
Quelques réflexions liminaires sur ce rapport entre des décisions, relevant de cet
ensemble qu’on désigne improprement sous le nom de pouvoir politique (depuis
Montesquieu on sait en effet qu’il existe plusieurs pouvoirs), et des « savoirs » sont peut être nécessaires :
· Le cas que nous aborderons ne fait pas partie de ce qui s’offre en général à l’esprit quand on pense à une « politique éducative » : la « politique curriculaire »1, en effet, a ceci de spécifique qu’elle est aussi rarement étudiée, en France, par la recherche qu’abordée publiquement par les politiques ! C’est-à-dire que les données qui nous sont nécessaires ne se livrent pas toujours : la question de l’élaboration des programmes et des choix de contenus fait même partie traditionnellement en France d’une zone mystérieuse, les professeurs eux-mêmes ne sachant en général pas « comment ça se fabrique » ni les justifications des choix. C’est-à-dire qu’on est dans un domaine auquel le vulgaire n’a pas accès, de quelques arcana imperii2, ou arcana domus, comme écrivait Tacite. Et derrière ces arcana, il y a des gens, naturellement, et des savoirs, mais des savoirs qui n’entendent pas nécessairement s’exposer. Avec les politiques curriculaires, nous sommes dans un domaine où abondent les sachants auprès du Prince. Puisqu’il faut bien des sachants en mathématiques pour écrire les programmes de mathématiques. Or la tendance permanente des sachants est de conseiller au Prince des décisions fondées en savoirs, et donc de dépolitiser en quelque sorte la décision. Celle du Prince est d’exister comme Prince réformateur, et d’apparaître à la fois informé mais aussi libre des causalités où veulent l’enfermer les sachants. Il s’ensuit entre ces deux catégories d’acteurs à la fois une étrange solidarité de fait et une tension permanente.
· Mentionnons aussi que les responsables politiques n’ont pas la conscience de se référer à des « savoirs » quand ils prennent des décisions de type « faut-il à ce
niveau prévoir un enseignement de mathématiques ? », ni à des savoirs généraux
sur l’éducation, ni à des savoirs mathématiques. Le questionnement que nous leur avons adressé en ce sens les surprend, au point que nous aurions pu avoir l’impression d’un pouvoir politique prenant ses décisions sans référence à des connaissances, en fonction de ses désirs propres non confrontés aux savoirs : la
réalité, tout autre, est celle d’une intimité, d’une imbrication extrême entre les deux champs de telle façon que c’est la ligne de partage entre eux qui n’apparaît pas. Cette imbrication est d’ailleurs constitutive, certains savoirs étant produits par l’autorité décisionnaire et nourris en son sein, et certains savoirs s’aventurant par nature dans le champ de la décision politique et du conseil au Prince. Ce qui n’est pas sans poser des questions sur la nécessité ou même la possibilité de l’autonomie des uns et des autres.
· Dans le cas que nous allons évoquer, nous allons pourtant assister, dans un système de rapports d’ordinaire si caché, si feutré, si complexe à une prise de pouvoir : il s’agit d’un domaine, les contenus d’enseignement, où, d’ordinaire, en France, le Prince n’agit guère, tant il s’en remet depuis toujours à des sachants.
Mais il est évident aussi qu’en décidant cette fois d’agir dans ce domaine encombré de savoirs, il doit mettre à l’écart certains savoirs, violer quelques
arcana domus et renvoyer certains sachants pour faire la place à d’autres, parfois
étonnés de leur promotion par le « fait du Prince ».
· Il s’ensuit un positionnement complexe du pouvoir politique, au bout du compte :
nous verrons qu’il est à la fois confronté, selon les moments, à l’inexistence de savoirs disponibles sur des questions majeures, alors que pèse sur lui l’urgence de décider, mais aussi à la nécessité d’arbitrer, parfois de façon vigoureuse, entre
des savoirs divergents, qui ne se préoccupent pas de la synthèse. Il endosse aussi parfois une fonction de déclencheur de nouveaux savoirs, chaque fois que son action, toujours un peu aveugle, inaugure des voies qui excitent une curiosité
renouvelée des acteurs.
· « Les pouvoirs » n’étant pas un monolithe, comme nous l’avons dit, nous verrons que ces jeux sur les savoirs entraînent à leur tour un remue-ménage dans le champ des pouvoirs eux-mêmes : toute nouvelle carte des savoirs suscite la nécessité de reconfigurations de la carte des pouvoirs.
Le choix du « socle commun de connaissances et de compétences en fin de scolarité obligatoire » peut apparaître étonnant par rapport aux autres champs de politique éducative retenus dans le cadre de ce projet : il apparaît indispensable de dire en quoi le type de politique dont il relève pose en effet de façon spécifique les questions des rapports entre décision et savoirs.