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Le 21e siècle sera éthique ou ne sera pas
On ne compte plus les professions qui se dotent d’un code d’éthique ou d’une charte : à l’origine réservée aux professions libérales (les médecins, les avocats), la professionnalisation des métiers a progressivement étendu le phénomène à de très larges domaines d’activités – dont certains sont sans doute suspects mais le lecteur jugera par lui-même : les architectes, la police nationale, les psychologues, mais aussi les bibliothécaires, les salariés des banques, les assistants sociaux, les experts-comptables, les détectives, les informaticiens, les fournisseurs d’accès à Internet, les diététiciens et les médiums. Sans doute peut-on souligner les causes et les effets négatifs d’un tel « effet éthique » : en particulier, la judiciarisation de toute relation dans la société, le besoin de se protéger, la peur de l’autre, ou encore pour certaines entreprises, la tentative cynique d’augmenter leur chiffre d’affaires lors d’opérations de « greenwashing ». Mais ces tentatives pour responsabiliser les professionnels et harmoniser leurs pratiques sont-elles toutes hypocrites et inutiles ? Et l’éthique professionnelle des enseignants est-elle réductible à un simple effet de mode ? Le livre collectif dirigé par Didier Moreau surferait-il sur la nouvelle vague d’un moralisme ambiant sans substance véritable ? Autre objection possible : s’agirait-il ici encore d’un discours nostalgique et moraliste du type : « c’était mieux avant » ? Enfin, les enseignants ont-ils besoin d’une éthique professionnelle ? Travaillant aussi dans le milieu médical, je me souviens d’un médecin qui me rétorquait qu’il était « assez grand » et qu’il n’avait pas besoin qu’on lui apprenne comment faire ses besoins – réduction ironique mais comique de l’éthique et de la recherche dans ce domaine ! Le livre dirigé par Didier Moreau résiste et répond à ces différentes objections et constitue une avancée attendue et remarquable dans la recherche en éthique de l’éducation.
Premièrement, les différentes contributions montrent avec évidence et clarté que l’éducation et l’éthique sont liées essentiellement, par nature. Eduquer et enseigner nous placent d’emblée dans la relation à l’autre et en premier lieu à cet autre qu’est le jeune disciple. Eduquer suppose un souci de l’autre originaire et fondateur : sans reconnaissance et sans souci de l’autre, de sa valeur absolue et de ses potentialités, à quoi bon éduquer ? La dimension éthique de l’acte éducatif est « originaire » écrit Didier Moreau dans l’introduction (p.9). Et c’est ce que montre chaque contributeur dans différents champs de l’édu-cation : dans le chapitre 2, Claude Gendron interroge par exemple la place et le sens accordés au dialogue par les enseignants du primaire : si le dialogue compris comme relation met en jeu « l’être même de l’enseignant » (p.82), quels sont les types de dialogue pratiqués ? Selon quels processus ? Et quels sont les obstacles rencontrés (relations de pouvoir, difficultés de maîtrise de la langue, pratiques enseignantes antidialogiques, etc.) ? Dans le chapitre 6, Marielle Rispail et Sylvie Wharton montrent avec enthousiasme comment l’enseignement des langues s’inscrit dans une démarche éthique d’ouverture à l’autre : quelle est la place des langues dans la construction de l’être-ensemble dans la classe ? Comment construire cet être-ensemble en prenant appui sur la singularité de chacun (en particulier ici la langue maternelle des élèves allophones) ? Il s’agirait de ne plus « traiter l’enfant comme une page blanche sans relief et sans passé » (p.165) et de construire une unité et une identité communes sans effacer les différences et les singularités : concevoir la différence comme un atout et non plus comme un obstacle, tel est l’enjeu à la fois pédagogique et éthique. Dans le chapitre 8, Denis Jeffrey montre comment l’évaluation appartient pleinement, dans ses différentes dimensions, de l’élaboration de ses outils jusqu’à la remise de la note aux élèves, au champ de l’éthique : « Comment considérer le plagiat chez les plus jeunes du primaire ? Doit-on évaluer moins sévèrement les élèves qui vivent un handicap physique ou intellectuel ? […] Est-ce qu’un enseignant doit considérer les situations familiales et personnelles des élèves : divorce, maladie, moralité, harcèlement, conditions de vie, etc. ? » (p.200). La position éthique élémentaire consiste, selon l’auteur, à « reconnaître l’arbitraire dans les évaluations » et à « constamment réviser les outils d’évaluation, les standards, la fréquence » (p.209). Roger Menjo analyse, dans le chapitre 9, les théories de la reconnaissance et les théories du care, dans leur opposition critique à la théorie de la justice de J. Rawls. Comment ces théories morales contemporaines peuvent-elles participer à la construction d’une nouvelle éthique enseignante plus sensible à la vulnérabilité et à la singularité de chacun ? L’objet de l’étude, original et stimulant, n’est pas d’opposer ces grandes traditions philosophiques mais de chercher à dépasser leurs conflits et de donner, à la lumière de la vie éthique professionnelle des enseignants, une « dimension plus substantielle » et plus « sensible » (p.241) aux théories de la justice d’inspiration kantienne. Ne peut-on pas en effet espérer une synthèse vivante de ces différentes approches ? Enfin, dans le chapitre 5, Loïc Clavier écrit une sorte de manifeste du Conseiller Principal d’Education qui fera date : le CPE est montré dans toute son épaisseur comme porteur et garant d’une éthique basée à la fois sur le souci de la singularité de chaque élève et sur la recherche de la cohésion de la communauté sociale.
L’éducation et l’éthique sont liées essentiellement et les recherches dans ce domaine trouvent ici, en collaboration avec nos collègues québécois qui sont précurseurs dans ce champ, une avancée substantielle.
Or on sait bien que les meilleures intentions ne suffisent pas pour bien agir : comment valoriser et permettre l’accomplissement de ce qu’il y a de meilleur en chaque individu ? Comment s’assurer par exemple que l’évaluation de nos élèves est juste et objective mais aussi claire et compréhensible pour que ceux-ci puissent en tirer parti et progresser ? C’est aussi une des grandes qualités de cet ouvrage que de nous proposer un va-et-vient constant entre la réflexion théorique et les pratiques concrètes des enseignants et encadrants de l’éducation : théories et pratiques sont pour les auteurs indissociables, tel est le second point. Il ne s’agit donc pas dans ce livre de construire une théorie morale abstraite et universelle (Kantienne ou Aristotélicienne par exemple) ni d’ériger une nouvelle morale professionnelle à l’image de celle qu’on imposait aux jeunes instituteurs débutants jusqu’à la fin des années 70 dans les Ecoles Normales. L’ouvrage propose une véritable éthique appliquée, c’est-à-dire une éthique qui n’est pas l’application forcée dans la pratique enseignante de théories abstraites (avec des impératifs catégoriques du type : « Tu ne dois jamais mentir à un élève », « Tu dois toujours respecter l’autonomie », etc.), mais une réflexion flexible, toujours renouvelée, sur les conduites les plus convenables à adopter dans des situations concrètes d’enseignement. Comme l’écrit Eirick Prairat, « Il n’y a rien de plus étranger à l’idée déontologique que l’idée selon laquelle une déontologie serait un cadre inerte qui, d’un pur dehors, viendrait régir et organiser des pratiques sans cesse mouvantes et fluctuantes » (p.194). L’éthique professionnelle des enseignants n’est pas non plus la simple illustration particulière d’une théorie morale « plus vaste et plus puissante » mais aussi plus « noble » (p.249). La « spécificité de l’acte d’éduquer » est à la fois le point de départ, le critère et la fin de la réflexion. En d’autres termes, les différents chercheurs rassemblés ici, participent à l’élaboration de ce que Didier Moreau nomme, avec Bernard Williams, dans le dixième et dernier chapitre une « vie éthique professionnelle » : « Il faut donc cesser de considérer que l’éthique professionnelle est – du point de vue de l’agent moral – en rupture avec sa propre vie morale, et penser au contraire que l’enseignant tente de construire de manière cohérente sa vie personnelle » (p.256).
Troisièmement, dans l’éducation, la relation à l’autre ne se réduit pas à celle du professeur à ses élèves : les relations aux collègues, aux parents, aux administrateurs scolaires, mais aussi à la société, ou encore au savoir, engagent l’enseignant et le chercheur dans des postures éthiques. Dans le chapitre 1, la recherche éclairante de Christiane Gohier montre comment les enseignants de Collège au Québec sont animés par ces questions éthiques qui concernent à la fois les relations aux élèves (impartialité, équité, objectivité), les relations aux collègues (partage équitable des tâches, discussion) ou encore à l’institution. A partir d’une analyse des groupes de discussion et d’une enquête par questionnaire, l’auteure montre comment les enseignants s’inscrivent dans une démarche éthique irréductible à une seule théorie éthique dominante (utilitarisme, déontologisme, etc.) : une vie éthique professionnelle qui conjugue habilement « éthique de la vertu, souci de soi et de l’autre et rapport de filiation à la communauté professionnelle » (p.50). Ces différents visages de l’autre sont aussi l’objet de la recherche originale présentée par France Jutras et Jean Gabin Ntebutse dans le chapitre 3 : quelles sont les dimensions essentielles et spécifiques de l’éthique professionnelle des enseignants-chercheurs ? Si l’éthique de la recherche scientifique a souvent avancé du fait de ses horreurs perpetrées (expérimentations sur les prisonniers dans les camps de concentration, scandale de Tuskegee, etc.) l’enseignement universitaire doit-il « attendre les dérapages avant de réfléchir aux conséquences sur soi et sur autrui des gestes posés dans l’exercice de notre profession » (p.113) ? Dans le chapitre 4, Céline Chauvigné, partant d’une analyse historique très utile de l’éducation à la citoyenneté, montre comment une telle éducation exige aujourd’hui de repenser les pratiques pédagogiques et les relations entre les disciplines. Les relations de l’enseignant à l’institution sont interrogées notamment par Eirick Prairat dans le chapitre 7 : dans une société où le modèle autonomiste et pluraliste tend à s’affirmer, l’institution tend à se retirer sur les questions d’éthique ; les acteurs sont alors le plus souvent livrés à eux-mêmes. Eirick Prairat, après une analyse éclairante des concepts de normes et de valeurs, annonce l’exigence d’une déontologie enseignante « minimaliste », sans doute la seule capable selon l’auteur, de rassembler les acteurs éducatifs malgré le pluralisme. Il en appelle pour finir, reprenant la formule de Jean de Munck, à la « compétence imaginative » (p.196-197) des acteurs de l’éducation. Celle-ci ne peut s’exercer qu’à partir d’un « cadre, qui, par sa structure normative souple, serve de background et de point d’appui » (p.197).
On ne peut enseigner, éduquer sans s’engager auprès de l’autre, sans avoir à résoudre des dilemmes éthiques, sans délibérer, prendre des décisions et assumer ses responsabilités. Alors pourquoi ne pas travailler ensemble à la construction d’une éthique professionnelle commune ? Celle-ci donnerait aux enseignants un ensemble de repères et d’aides à la prise de décision éclairée. Elle contribuerait aussi à la constitution d’une identité et d’une unité professionnelles que les acteurs éducatifs appellent et recherchent eux-mêmes. Créer des comités d’éthique, développer la formation éthique des enseignants et des encadrants scolaires, construire une éthique professionnelle enseignante issue des enseignants eux-mêmes et non d’une instance extérieure et étrangère au terrain éducatif, tels sont quelques-uns des enjeux aussi essentiels que stimulants proposés dans ce livre, les enjeux de l’éducation aujourd’hui : le XXIe siècle sera éthique ou ne sera pas.