In Nouveaux Cahiers du Socialisme :
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Dominique Cardon, chercheur au laboratoire des usages de France Télécom R&D, a publié La Démocratie Internet. Promesses et limites (Seuil) en 2010. Nonfiction.fr l’a longuement interrogé sur les rapports entre le débat public et l’outil Internet.
Nonfiction.fr– Est-ce que vous pensez que la société de conversation qui s’est développée sur Internet peut s’élever au débat d’idées ?
Dominique Cardon– Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par « idée ». Dans l’imaginaire de l’Internet participatif, on a souvent considéré que, par un brusque renversement, tous, amateurs et professionnels, allaient produire de l’information et des idées créatives. Après observation, et avec un peu de recul, on se rend compte que les internautes produisent peu d’informations, au sens où on l’entend dans l’espace médiatique traditionnel. Les internautes ne suppléent pas le travail des journalistes, lorsqu’on définit celui-ci par la recherche d’informations originales, le contact avec l’actualité, l’enquête dans des milieux peu accessibles ou l’accès aux sources officielles. En revanche, les internautes apportent une information soit locale, soit experte, qui n’est pas relayée par les médias traditionnels parce qu’elle est jugée sans importance ou trop compliquée ; en cela, ils enrichissent l’espace public.
De la même façon, on se méprend si l’on croit qu’Internet apporte des idées nouvelles, en considérant que les idées sont des énoncés en rupture, absolument inédits, muris dans l’esprit souverain et génial de leur promoteur. Cette vision romantique de l’idée comme rupture soudaine avec les représentations dominantes, entre en contradiction avec la culture du partage sur Internet. L’innovation créative y est d’abord comprise comme un effet émergeant de la mise en commun d’idées qui se reprennent, se mêlent, se déforment et se recombinent les unes les autres. Ce qui est frappant lorsque l’on suit les discussions des blogs, de Twitter ou des commentaires d’articles, c’est que les internautes interprètent tout azimut. Ils commentent, discutent, mettent en relation des faits différents, font varier les points de vue, relisent les informations dans un autre cadre de compréhension, retournent les choses, les poussent à la limite, etc. Internet produit surtout un enchevêtrement d’interprétations.
Beaucoup se gaussent, et se rassurent, en se disant qu’il ne s’agit finalement que d’un immense bavardage de commentateurs insatisfaits et obsessionnels. Mais, il faudrait plutôt louer les vertus démocratiques de cette mise en conversation de la société. En multipliant les points de vue, on contribue à socialiser et à politiser la conversation publique. Ce n’est pas grand-chose, mais cela modifie les perceptions que l’on peut avoir de l’actualité. Les tweets ne font bien souvent que relayer un lien vers un site en ajoutant quelques mots de préface qui donnent un point de vue possible sur le lien en question. Or quand vous allez lire l’article, vous le ferez avec en tête le point de vue de celui qui vous l’a recommandé, en vous demandant s’il a raison ou tort d’avoir perçu les choses ainsi. C’est cette incorporation des points de vue des autres dans l’appréhension de l’information qui contribue à transformer la relation descendante et silencieuse de l’information des professionnels vers le public. Comme l’a récemment très bien mis en valeur Yves Citton 1, une interprétation – à la différence d’une connaissance – ne peut se déployer que si elle rencontre l’assentiment d’une communauté d’interprètes – et la production de cet assentiment/dissentiment est la raison pour laquelle nous conversons tant. Les internautes ne cessent de réinterpréter et de cette interprétation, ils font un nouveau texte. De temps en temps, lorsqu’ils parviennent à faire un écart dans le tissu des interprétations des autres, quelque chose comme une idée peut apparaître. Mais croire que cette idée est originale, c’est l’arracher indûment au tissu d’interprétations qui l’a fait naître ; c’est aussi pourquoi, la culture d’Internet est si attachée à un assouplissement des droits de propriété intellectuelle.
Nonfiction.fr– Vous prenez souvent dans vos écrits, l’exemple de la campagne présidentielle d’Obama, en montrant que s’il y a bien eu une mobilisation sur Internet, les politiques ne sont pas arrivés ensuite à faire perdurer le débat post-électoral ?
Dominique Cardon– Il y a une tension dans la façon dont les politiques utilisent Internet. Soit le Web est un support de mobilisation des électeurs et des prescripteurs d’opinion, comme dans le cas de BarackObama.com. Soit on demande aux militants et aux électeurs de coproduire le programme du candidat en mettant la société en conversation, comme dans l’expérience de Désirs d’avenir de Ségolène Royal. Les stratégies des partis politiques sur Internet oscillent entre ces deux directions. Le problème est que la seconde voie, la plus exigeante et la plus conforme à la culture d’expressivité individuelle de l’Internet, est très compliquée à mettre en œuvre. Au final, Ségolène Royal n’a pas fait son programme à partir des propositions des internautes, tout simplement parce que les discussions étaient trop divergentes, qu’elle a été pressée d’exposer son programme par le rythme de la campagne, etc. On ne fait pas un programme politique avec les internautes comme on écrit à plusieurs un article tendant vers la neutralité sur Wikipedia. Ou alors, il faudrait imaginer un cadre procédural beaucoup plus complexe pour parvenir à faire avancer et agréer des points de consensus par les internautes en élaborant, dossier par dossier, des enjeux et des propositions de politiques publiques.
Nonfiction.fr– Et que pensez-vous de la Coopol, qui a organisé des tchats avec les internautes sur le thème de l’égalité réelle ?
Dominique Cardon– Pour ce que j’en comprends, la Coopol essaye de trouver une voie intermédiaire entre ces deux directions. Il s’agit d’un espace de mobilisation et d’un espace de débat. Mais pour essayer de tenir compte des difficultés d’une fabrication « au grand air » du programme politique, l’idée est surtout de bousculer le processus de concertation interne aux partis politiques en l’élargissant. Il est frappant de voir à quel point les structures des partis politiques sont peu démocratiques. Ce genre de plateforme a pour fonction d’encourager la discussion entre militants, sans passer par le système hiérarchique des sections, des écuries et des motions. Et pour le faire, elle s’ouvre vers l’extérieur du parti, vers les sympathisants et les militants de la périphérie, en faisant respirer les frontières de l’organisation.
Nonfiction.fr– Est-ce que cela représente un vrai débat d’idées ?
Dominique Cardon– Il faudrait étudier cela pour vous répondre, ce que je n’ai pas fait. Mais davantage que la recherche de l’Idée, ce qui me semble important c’est de favoriser la conversation, même répétitive, redondante, peu novatrice et d’apparence très ordinaire et quotidienne. Les grandes campagnes télévisuelles nous ont donné l’impression que l’adhésion politique se jouait désormais dans un rapport quasi individualisé entre l’homme politique, ou plutôt son image télévisée, et l’électeur. Or, les logiques plus horizontales, distribuées, éclatées, de la conversation sur Internet ont redonné leur importance aux formes réelles et concrètes de l’interaction politique et de l’influence réciproque qui n’ont jamais été aussi verticalisées et centralisées que ne le pensent les gourous de la communication politique. Il est frappant de voir que les études sur la viralité sur Internet ont remis au goût du jour, The People’s Choice, le livre de 1955 de Katz et Lazarsfeld sur les deux étages de la communication qui insistait sur les médiations sociales de proximité dans la diffusion des messages venus de l’espace public.
Mais ce qui est sûr, comme l’a montré l’échec et la fermeture du site de l’UMP, les Créateurs de possibles, c’est qu’on ne « déclenche » pas la conversation par le haut en mettant à disposition un outil et en disant aux gens : « Exprimez-vous ! Grâce à nous, vous avez le droit ». Il faut que ces outils entrent en résonance avec des dynamiques actives dans la société. Internet accélère les conversations, les débats qui ont déjà lieu dans le quotidien des individus et qui s’animent d’eux-mêmes, sans sollicitation particulière, dans les espaces familiers de la conversation numérique. D’une certaine manière, l’Internet des réseaux sociaux ne fait que rendre visible ce qui a toujours constitué le quotidien des individus. On expose un babil qui a toujours existé ; mais désormais celui-ci accède a plus de visibilité, rencontre des interlocuteurs nouveaux en périphérie du réseau social de chacun et peut, rarement, mais cela arrive, accéder à une large publicité virale.
Une ethnologue américaine, Nina Eliasoph a écrit un remarquable ouvrage, L’évitement du politique (Paris, Economica, 2010), sur les formes ordinaires de la conversation des Américains. Elle y relate une longue enquête immersive dans les clubs de danse, les petites associations locales, les lieux de travail, les espaces de voisinage, etc. Elle constate une sorte d’apathie de la conversation ordinaire, qui tient au fait que les personnes refusent de « politiser » leurs propos, d’entrer dans des conflits d’opinion, d’aborder des enjeux clivants et qu’elles préfèrent maintenir leur conversation quotidienne « en deça » des généralités politiques. La question qu’il faudrait se poser à propos de la conversation sur Internet est de savoir, si cela permet une plus grande capacité à généraliser, s’indigner, argumenter et contre-argumenter, bref de mettre davantage de généralités politiques dans nos conversations ordinaires. Mais là encore, ce n’est pas Internet à lui seul qui peut faciliter ça. Sur le Web, la conversation est beaucoup plus polarisée par le LOL (déployer le sigle), les photos de chats et les blagues que par la discussion des enjeux publics. Mais c’est dans cet espace-là, entre pratiques ordinaires et numériques de la conversation, qu’un léger différentiel peut se constituer pour enrichir notre sensibilité aux questions publiques. Même s’il ne faut pas en attendre des effets révolutionnaires, toutes les initiatives, les artefacts, les attracteurs, qui peuvent créer une zone permettant d’attacher, de hiérarchiser, de visualiser et de transformer les conversations contribuent à faire jouer ce différentiel vers la constitution de généralités politiques.
Nonfiction.fr– Mais il y a aussi des sites et des blogs qui proposent une expertise. Comment fait-on pour évaluer leur impact et leur valeur dans la population ? Qui va voir ces blogs ?
Dominique Cardon– Internet a contribué à rendre beaucoup plus visible et accessible le travail d’expertise mené par des chercheurs, des passionnés, des militants et des petits collectifs qui étaient souvent extrêmement marginalisés dans le débat public. Même si l’audience de ces sites ou blogs reste confidentielle, la visibilité de leurs travaux, de leurs propositions et de leurs contre-expertises est plus forte, notamment parce que les journalistes qui font l’effort d’enrichir leurs sources peuvent les trouver plus facilement – il est remarquable que les journalistes qui se sont le plus rapidement et fortement engagés sur Internet sont aussi ceux qui ont été dénicher le plus habilement ces sources d’informations expertes ; on peut penser au blog de Jean Quatremer ou à Mediapart qui fait très explicitement un travail pour accrocher le débat intellectuel au débat public. Mais la question est de savoir si cela peut désenclaver l’agenda médiatique en favorisant une meilleure articulation du débat public avec les savoirs en marge ou en périphérie de l’espace médiatique traditionnel. Il existe aujourd’hui de plus en plus d’espaces d’expertise sur le Web (La Vie des Idées, Nonfiction, Fondapol, Culture visuelle, Telos, les blogs de Paul Jorion ou de Maître Eolas, etc.) et ces espaces sont aujourd’hui plus riches et plus vivants que les revues intellectuelles. Mais leurs effets sont encore difficiles à apprécier. Contribuent-ils, par exemple, à transformer les formes de l’activité intellectuelle en offrant la possibilité d’une écriture plus rapide, plus « intervenante », plus actuelle, sans cependant connaître les risques de la perte d’autonomie d’une compromission avec les médias ?
Tout ceci reste, pour l’heure, infime. J’avais beaucoup suivi le mouvement altermondialiste, qui s’était spécialisé sur de nombreux dossiers : la place des femmes, l’environnement, les droits indigènes, l’eau, la taxe Tobin, etc. Il s’est développé dans les réseaux altermondialistes une qualité d’expertise très impressionnante et celle-ci a joué un rôle à sa mesure dans les arènes de fabrication des politiques publiques. Cependant, la crise financière n’a pas contribué à donner à certaines de ces propositions une place plus centrale dans l’opinion publique et le débat médiatique. Je pense par exemple à la taxe Tobin et à toutes les propositions de régulation des marchés financiers. C’est un débat d’une grande complexité, mais alors que les événements sont venus donner raison à tous ceux qui depuis dix ans travaillent sur cette question, ils n’ont pas été crédités d’une clairvoyance et d’un apport propositionnel particulier par ceux qui aujourd’hui se rallient (très partiellement) à leurs thèses après les avoir dénigrées avec beaucoup de condescendance.
Nonfiction.fr– Dans les projets d’open governance ou de vote électronique, il semble que l’on accorde une grande importance à la capacité technique et idéologique d’Internet pour capter le débat politique et les pratiques démocratiques ?
Dominique Cardon– Sur le vote électronique, il faut rester très prudent. Proposer un référendum sur Internet est très compliqué techniquement. On peut voter plusieurs fois. On ne sait pas définir la population des votants. Tout système technique est « hackable ». Et surtout l’idée d’un vote de confrontation entre deux options que tranchent les électeurs ne correspond pas à la culture de l’Internet. Le mode de prise de décision de l’Internet est le consensus entre les plus agissants. Il y a une différence majeure entre les techniques électorales de la démocratie représentative où l’on cherche à faire voter l’ensemble d’une population définie et connue à l’avance en donnant le même poids à chaque voix et le processus de prise de décision dans les mondes en réseaux où l’on cherche à obtenir le consensus de ceux qui sont les plus mobilisés et donc les plus enclins à débattre, argumenter et accepter la décision collective. Depuis les instances techniques de l’Internet, comme l’IETF ou le W3C, jusqu’aux collectifs en ligne, comme les communautés de développeurs de logiciels libres ou Wikipedia, c’est la forme du « consensus apparent », comme l’appelle Philippe Urfalino 2, qui domine. On est d’accord jusqu’à ce que quelqu’un de la communauté exprime publiquement un désaccord. Dans ce système, ce sont les plus convaincus et les plus actifs qui créent la tendance dominante ; par une sorte de division du travail interne aux communautés de l’Internet, ceux qui s’intéressent moins à la question ou sont moins convaincus délèguent leur voix aux plus actifs en se taisant, jusqu’au point de rupture. De sorte que sur Internet, ceux qui fabriquent le mouvement, la tendance et les nouvelles connaissances seront toujours d’abord ceux qui se sont mobilisés pour le faire. La manière dont Internet agit sur l’espace public est beaucoup plus proche des techniques de mobilisation collective, comme la manifestation ou la pétition, que du choix électoral.
La question de l’open government est assez différente. Il s’agit de rendre le plus public possible des éléments factuels sur l’activité des gouvernements et des administrations. L’accès à ces données est une revendication qui s’ancre aussi dans le processus d’élargissement des communautés d’interprétation. Mettre les citoyens au contact direct des informations brutes voudrait court-circuiter les professionnels de l’interprétation (administration, statisticiens, journalistes). Or il est possible d’interpréter de mille manières les mêmes informations factuelles si l’on créé des déplacements inédits. Plutôt que de limiter ces interprétations à un cercle d’herméneutes spécialisés qui proposeront une lecture particulière des données en les agrégeant selon certaines catégories statistiques, les tenants des données ouvertes pensent qu’une ouverture plus large des données publiques permettra à de nouvelles communautés interprétatives de révéler des significations non-anticipées ou non vues. Le mouvement des données ouvertes (open data) ne fait que commencer et il est encore difficile de dire, s’il peut contribuer à enrichir le débat public. Il est sûr qu’il favorise un contrôle citoyen des gouvernants, comme l’a montré l’affaire des petits frais des députés britanniques qui n’ont pu être mis à jour que par la publication du budget détaillé de la Chambre des communes. Il peut aussi présenter des risques, notamment celui de renforcer des modes d’entrées individuels dans les informations publiques qui font oublier les préoccupations – et les solidarités – plus générales et conduisent à la mise en accusation des porteurs locaux de politiques décidés au centre 3. Mais beaucoup de nouveaux dispositifs de production du débat public peuvent être imaginés. Je pense par exemple au site Web lancé par La République des idées pour permettre à tous d’inventer leur propre réforme fiscale en faisant varier les taux. C’est un merveilleux petit outil permettant de produire de la conversation autour d’une expérimentation-simulation à partir de données publiques. Les sites de cartographie des controverses initiés par Bruno Latour avec ses étudiants au Medialab de Sciences Po construisent eux aussi des dispositifs permettant d’aider à se déployer dans la société les débats scientifiques.
Nonfiction.fr- Pensez-vous qu’il y a une tension entre les politiques qui développent des pratiques de plus en plus poussées pour monopoliser le débat sur les forums ou les réseaux sociaux et les contre-experts sur Internet qui dénoncent le jeu politique ?
Dominique Cardon– C’est tout le paradoxe de la situation sur Internet. D’une part, on assiste à un renforcement des techniques de captation de l’attention de l’électeur qui fonctionnent sur l’hyperpersonnalisation du candidat, la peoplisation du milieu, le storytelling et les « éléments de langage ». Ce formatage communicationnel et narratif du discours politique se représente un électeur qui réfléchit peu et attend de belles histoires. Il suffirait donc de produire les bons signaux pour les faire circuler et souvent, sous l’effet de l’accélération mimétique, ils accèdent à une large publicité sur Internet. Certes, ces signaux ne sont pas sans signification. Ils convoquent des imaginaires particuliers. Mais l’artificialisation du message politique y est aussi très grande. Le programme est produit « par le haut », par les hommes politiques et leur service de communication, pour des électeurs supposés passifs. Ce qui change alors, dans l’esprit des professionnels de la communication politique, c’est que l’électeur n’est plus un spectateur inerte mais un internaute mimétique et qu’il faut lui servir des narrations virales pour faire l’opinion.
Mais d’autre part, et cette ambivalence caractérise très bien notre situation actuelle, on observe sur Internet des attentes à l’égard de l’espace public qui sont toutes différentes : une forme de distanciation critique, une reprise d’autonomie à l’égard des messages médiatiques, une volonté de participation à la définition des enjeux publics, etc. Comme le montraient encore récemment les mouvements des Indignés, les personnes demandent que les partis soient moins proposants qu’accueillants à la concertation, comme dans le cas d’une coopérative (comme Génération Ecologie), qu’il soit possible de définir, « par le bas », avec des processus d’auto-organisation de la conversation très procéduraux, des revendications nouvelles.
Parmi les attentes qui nourrissent ces formes politiques émergentes, les questions de la vérité et de la transparence sont omniprésentes. L’augmentation générale du niveau culturel dans nos sociétés, la multiplication des sources d’information, l’accélération de la demande d’actualité et les conversations horizontales ont placé dans une tension critique de plus en plus vive les formes descendantes de la communication centralisée. Le paradoxe est que la crise de la presse intervient dans un contexte où la demande d’information n’a jamais été aussi forte. Mais les manières de la consommer, de la faire circuler et d’en user se transforment sensiblement. Ce tournant se caractérise par une ouverture de l’espace d’interprétation des informations à un cercle élargi d’usagers actifs du Web et des réseaux sociaux. Si l’affirmation des subjectivités, le relâchement des formes énonciatives, la ludification de l’information, l’humour et la distanciation cynique, la rumeur et la provocation, etc., sont en train de devenir des tendances centrales du rapport à l’information, l’exigence de véracité et la quête de nouvelles données ne cessent aussi de se renforcer. Il est très naïf de considérer, comme le font beaucoup des défenseurs de l’espace public traditionnel, que le nouveau rapport à l’information promu par les internautes ne viendrait apporter qu’un assouplissement des contraintes de véracité, une recherche du sensationnel, la prolifération des interprétations fragiles et douteuses et le souci égotiste de la course à la nouveauté. Le développement d’une « société d’interprètes » 4 augmente la diversité des points de saisie de l’événement, tout en accroissant les contraintes de vérification et de certification des faits qui le sous-tendent. Dans une époque où le décalage entre les discours et les actes est devenu si important, l’invocation d’un accès plus large, et non déformé, à l’information est devenue essentielle, non seulement pour les citoyens, mais aussi pour les journalistes qui honorent le mieux la déontologie de leur profession, comme l’a montré le travail commun de grandes rédactions de journaux et de Wikileaks.
Nonfiction.fr– Est-ce qu’il n’y a pas une potentialité d’Internet dans sa valeur d’éducation à la politique ou d’enrichissement via les outils techniques qui se développent comme dans le cas de l’Open Data ?
Dominique Cardon- Ce ne sont pas tellement les idées qui manquent sur Internet, mais les artefacts permettant de produire des agrégations « par le bas » plutôt que des dispositifs de consultation, toujours prescriptifs et paternalistes, qui viennent « du haut ». La chose est très difficile à régler, notamment quand l’initiative vient des institutions ou des organisations politiques. La conversation des internautes trouve ses espaces propres et se déploie selon ses propres règles sur les blogs, Twitter et toute une série d’espaces du Web. Les internautes ont développé nombre de petits outils de repérage pour coordonner leurs discussions, filtrer, classer et hiérarchiser les flux. Le rustique hashtag (#) de Twitter en est sans doute le symbole. Simple et ludique, mais aussi particulièrement insatisfaisant et bruité. Dès lors, comment arriver à ce que les bonnes idées puissent solidariser autour d’elles des effets, des apprentissages et une réappropriation pratique ? Un des enjeux du futur d’Internet sera la production de dispositifs permettant d’agréger les productions des internautes, sans écraser les singularités sous une moyenne statistique ou algorithmique.