« Avec l’aimable autorisation de l’auteur »
Spécialiste du travail social, le sociologue Daniel Verba alerte sur les faibles marges de manoeuvres des éducateurs pour prévenir la radicalisation religieuse de certaines personnes vulnérables. Cet enseignant-chercheur à l’université Paris-13, en Seine-Saint-Denis, qui assure plusieurs formations aux faits religieux pour l’Association nationale des cadres du social (ANDES) estiment que les travailleurs sociaux sont légitimes pour cette mission mais doivent être mieux formés.
Régulièrement pris dans l’étau entre « intervention sociale » et « intervention sécuritaire », les travailleurs sociaux sont appelés à prévenir la radicalisation religieuse. De par leurs compétences et leurs positions sur le terrain leur revient-il de signaler des profils radicalisés aux forces de l’ordre ?
La mission des éducateurs spécialisés ou des assistantes sociales n’est pas de se substituer aux auxiliaires de police ou aux Renseignements territoriaux, mais de contribuer à la protection de l’enfance. Dans le cas de la radicalisation politico-religieuse d’adolescents en situation de vulnérabilité cependant, il n’est pas invraisemblable qu’un travailleur social puisse se tourner, en dernier recours, vers les institutions plus répressives. Cela doit néanmoins rester l’exception, sous peine de provoquer leur rejet massif et condamner à moyen-terme ces professions à disparaître : l’accompagnement des personnes vulnérables repose sur une relation de qualité et suppose que les usagers n’aient aucun soupçon sur les travailleurs sociaux.
Cette nécessité de nouer une relation de confiance avec les usagers – quel que soit leurs opinions plus ou moins radicales – les empêche-t-elle d’appréhender les phénomènes de radicalisation ?
L’instrumentalisation de l’idéologie religieuse au profit d’un projet délictueux s’accompagne, bien souvent, de précautions frisant la paranoïa. Cela rend d’autant plus difficile le diagnostic des travailleurs sociaux : l’éducateur ayant suivi Chérif Kouachi durant son dernier passage en prison n’imaginait pas que celui-ci puisse un jour basculer dans un projet terroriste. Et ceci ne relève pas d’un manque de lucidité mais bien de mutations complexes qui convertissent un simple petit délinquant en assassin déterminé.
Certains experts ont bien identifié quelques signaux susceptibles d’alerter sur une possible dérive sectaire : isolement, repli sur soi, rupture des liens sociaux initiaux, fréquentation quotidienne de sites radicaux ou encore conversion idéologique soudaine, etc. La liste est,
cependant, loin d’être exhaustive.Ne disposant pas de « recettes magiques », les travailleurs sociaux ne peuvent souvent que constater l’état des dégâts. Cependant, si on se fiait à leur intelligence de terrain et les écoutait plus attentivement lorsqu’ils alertent les pouvoirs publics sur la dégradation des conditions de vie des jeunes dont ils s’occupent, nous n’en serions peut-être pas là…
N’observez-vous tout de même pas chez les travailleurs sociaux une sorte de « posture » visant à protéger certains individus se sentant en marge ou hors de la République ?
Lassés de voir l’islam stigmatisé et rendu responsable de tous les maux de la société française, certains ont pu avoir, dans un premier temps, le réflexe de jeter un voile pudique sur le recours de plus en plus visible au religieux. Mais ils ne nient pas l’accentuation de ce phénomène qu’ils observent partout où ils travaillent – dans les services sociaux, les MECS, les CHRS, les crèches, les centres de PMI, etc. La très grande majorité a aujourd’hui pleinement conscience du danger qui menace la société française et qui risque d’aboutir, si nous n’y prenons garde, à sa « libanisation » : une société exclusivement structurée autour de communautés d’identités en lutte permanente pour la suprématie territoriale et idéologique, une société « d’identités meurtrières » selon l’expression d’Amin Maalouf.
Dans ce cas, est-ce bien aux travailleurs sociaux de traiter ce type de problèmes ?
Sans faire d’angélisme, quiconque s’intéresse aux sinistres parcours de Mohamed Merah, Mehdi Nemmouche, Amedy Coulibaly ou des frères Kouachi ne peut manquer de constater les récurrences biographiques marquées par un manque cruel de sollicitude, de bienveillance, de la part de l’institution scolaire comme de la prison. Les travailleurs sociaux sont porteurs de dispositions professionnelles qui me semblent précieuses si l’on veut éviter que d’autres personnes ne basculent dans la radicalisation. Mais il serait absurde de s’en remettre à eux seuls ! D’ailleurs, il ne faut pas se tromper de cible : ce ne sont pas eux qui ont échoué à déjouer la radicalisation d’une fraction très minoritaires de jeunes, mais bien les politiques publiques qui se sont montrées sourdes aux nombreuses alertes émanant des universitaires et des travailleurs sociaux eux-mêmes. Les pratiques clientélistes de saupoudrage de subventions, la politique de recrutement au faciès dite « des grands frères » servant à acheter la paix sociale, la gestion plus qu’incertaine des financements de la politique de la ville ajoutées à la ségrégation scolaire, ont contribué à dévoyer des métiers comme ceux de l’animation (1) [2] et surtout à faire le lit des crispations identitaires.
Vous avez évidemment raison, mais les éducateurs ne font-ils pas également l’erreur de considérer que seule la misère sociale explique l’importance du fait religieux dans certains territoires populaires ?
Il existe bien une controverse dans les sciences sociales qui oppose les partisans d’une explication sociologique des phénomènes de radicalisation religieuse et ceux qui les mettent sur le compte d’une appartenance culturelle ou cultuelle. Mais la composante anthropologique ou religieuse est indissociable de la dimension sociale et politique. Tout est imbriqué, c’est un noeud gordien qui oblige d’injecter un peu de complexité dans sa pensée pour être à la hauteur de ce que l’on observe. La radicalisation n’a rien à voir avec les vagues d’immigration successives, la construction de lieux de culte ou la création de commerces de proximité qui réfèrent à leurs usages. La religion n’a rien à voir avec les assassinats ou les attentats de janvier 2015. Ce sont des entrepreneurs de morale religieuse, des prédicateurs mal intentionnés et/ou des manipulateurs de personnes vulnérables qui, en appuyant sur le bouton identitaire, instrumentalisent la religion au profit de projets politiques mortifères.
Vous travaillez aujourd’hui avec Faïza Guélamine sur la réémergence du fait religieux dans le champ de l’intervention sociale [3]. Est-ce, selon vous, une nouvelle réalité que doivent prendre en compte les travailleurs sociaux ?
Le fait religieux a presque toujours fait l’objet de conflits en France. On pensait l’affaire réglée avec la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Mais, après quelques décennies d’apaisement, la question de la laïcité et du poids du religieux dans notre société a refait surface : la pluralité religieuse, pas seulement celle liée à l’islam mais corrélée aussi à l’émergence d’une myriade de petits courants disposant d’une visibilité dans l’espace public ainsi que la montée de l’extrême droite identitaire, sont venues troubler le duel séculaire entre le catholicisme romain et la République française. Simples exécutants de politiques publiques décidées en amont, sans guère de moyens d’agir sur un contexte international qui déborde tout le monde, les travailleurs sociaux ne peuvent que constater une réalité à laquelle ils sont confrontés quotidiennement. Si cela dépasse largement le champ de l’intervention sociale, cela ne l’épargne pas pour autant…
Que voulez-vous dire ?
Les métiers les plus exposés mais aussi les moins qualifiés du travail social se sont fortement ethnicisés. De nombreuses femmes appartenant aux minorités visibles, occupent des fonctions d’assistante maternelle, d’auxiliaire de vie sociale, d’animatrice ou d’éducatrice non diplômée renforçant la concordance entre faible niveau de qualification et appartenances sociales et confessionnelles. Ces processus ont aussi pour effet de produire des fractures au sein de certaines équipes de travailleurs sociaux où s’affrontent des professionnelles diplômées issues des générations qui ont porté l’émancipation des femmes et l’abandon de la vocation religieuse et celles plus jeunes, moins diplômées qui tentent de se composer de nouvelles identités entre tradition et modernité. Il y a donc d’un côté d’anciennes militantes féministes, porteuses de valeurs émancipatrices et par conséquent souvent hostiles à « l’opium du peuple » pour reprendre la célèbre expression de Karl Marx – et de l’autre, des professionnelles plus jeunes, moins militantes peut-être et plus ouvertes aux dispositions religieuses car elles-mêmes passées par une socialisation religieuse sans pour autant avoir basculé dans l’intégrisme.
Plus que la mise en oeuvre de « chartes de la laïcité » dans les collectivités et les associations, faut-il intégrer au plus vite des modules consacrés à la laïcité et au fait religieux dans les centres de formation du champ des professions sociales ?
Evidemment ! Il est indispensable de sortir du tabou des religions, de pouvoir poser les faits sans crainte de heurter telle ou telle sensibilité, de les resituer dans leur contexte historique, politique et anthropologique. Il est tout à fait inadmissible qu’un professeur doive renoncer à parler de la colonisation ou de la shoah parce que ces faits avérés déplaisent à des enfants ou à leurs parents. Le phénomène religieux, comme sa place et ses usages dans la société, doit être traité et déconstruit comme tout autre fait social susceptible d’être compris, décrit, commenté et analysé. Or, les travailleurs sociaux sont totalement démunis devant les faits religieux soit parce qu’ils ne relèvent eux-mêmes d’aucune tradition religieuse, soit qu’appartenant à un courant religieux, ils ne maîtrisent pas forcément les autres et peuvent alors entretenir une certaine « catholaïcité » selon l’expression de Jean Baubérot. Il est donc indispensable pour refonder un récit national républicain, d’y inscrire aussi l’histoire des composantes qui la constituent aujourd’hui. Par contre, ces modules ne doivent en aucun cas être des cours de théologie ! Un anthropologue n’a pas à dire comment il faut pratiquer telle ou telle religion, ou ce que signifie tel verset de la Bible ou telle sourate du Coran comme se risque parfois à le faire Donia Bouzar. Il n’y pas un vrai ou faux christianisme, un islam pour les purs et un autre pour les mécréants, il n’y a que des usages qui diffèrent. Si j’en trouve évidemment un plus sympathique que l’autre, l’islam prôné par l’imam de Drancy ou par Abdenour Bidar n’est pas plus « vrai » que celui évoqué par les islamistes de Daech. Les religions restent des « illusions bien fondées » comme disait Emile Durkheim, des croyances « bricolées » par des générations successives de fidèles dont aucun ne peut prétendre détenir l’unique clé d’interprétation, même si certains le revendiquent.
POUR ALLER PLUS LOIN
« Les collectivités ont un rôle crucial à jouer dans la prévention du djihadisme » – Dounia Bouzar, anthropologue
« Croire en un déterminisme spatial du terrorisme n’a pas grand sens » – Thomas Kirszbaum, sociologue
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