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A la veille de l’installation du nouveau gouvernement, Alain Chaptal, Chercheur au LabSic de Paris 13, fait le point sur le "retard français" en matière de numérique éducatif. Il analyse aussi le "plan numérique" annoncé par Vincent Peillon.
On a vu se succéder ces dernières années différents "plans numériques", en général un par année. Malgré tout, vous parlez de "retard français". Quel bilan peut on faire du numérique dans le système éducatif ?
Evitons d’abord toute ambiguïté sur la notion de retard français. S’il y a un indéniable retard dans les équipements et les infrastructures, et un retard particulièrement choquant pour le primaire malgré ce qui aura certainement constitué l’initiative la plus élaborée de ces dernières années, l’opération Ecole Numérique Rurale, le « retard » mérite d’être sérieusement relativisé pour les usages. Certes, les enseignants français ne se sont pas lancés à corps perdu dans la révolution pédagogique socio-constructiviste que vantent nombre de prophètes de la modernité. Mais lorsqu’on analyse sérieusement les données, on constate que tel est aussi le cas pour leurs homologues anglais ou américains. Et les enseignants français innovants n’ont rien à envier qualitativement à leurs pairs ailleurs dans le monde comme on peut le voir chaque fois que les expériences sont confrontées au plan international comme dans le projet PIL de Microsoft. (1) Les enseignants français sont en outre très utilisateurs des TIC pour préparer et enrichir leurs cours. Mais beaucoup moins pour utiliser les TICE en classe, avec leurs élèves.
Depuis l’initiative de Claude Allègre en 1997, les plans TICE annoncés par les ministres successifs ont été pour l’essentiel des déclarations d’intention plus ou moins vagues mais non suivies d’affectations significatives de moyens, contrairement à l’effort important qui a caractérisé toutes les années travaillistes en Angleterre par exemple. Pire, non seulement les moyens existants se sont progressivement réduits mais jamais l’appareil de l’éducation, les chefs d’établissement ou les corps d’inspection, n’ont été sérieusement mobilisés même si les programmes, pédagogiquement correct oblige, ont fait référence aux TICE.
En fait, les TICE n’ont jamais été prises au sérieux. Des exemples ? Le problème de l’assistance aux utilisateurs et de la maintenance bien sûr, mais je suis sûr que nous y reviendrons. Mais aussi la connectivité. La France est un pays leader en matière d’accès à Internet où l’offre haut débit est l’une des moins chères au monde. Or, lors de sa conférence de presse d’Educatice 2010, le Ministre Chatel reconnaissait que seuls 10 % environ des établissements secondaires disposaient d’un débit supérieur à 10 Mbits/s et que seules 20% des écoles disposaient d’un débit qu’il qualifiait de « confortable » de 2 Mbits/s. Un débit qui doit être partagé entre tous les élèves ! A la même époque les moyennes respectives constatées en Angleterre étaient de 31 et 9 Mbits/s. Comment dans ces conditions peut-on parler sérieusement des ENT, des manuels numériques ou de l’accès en classe aux ressources en ligne ? Même des mesures utiles et qui ne coutaient rien comme ce Conseil du numérique éducatif annoncé par Darcos en 2008 puis confirmé par Chatel en 2010, n’ont jamais été mises en œuvre.
Vincent Peillon a promis un nouveau plan numérique. Vous paraît-il à la hauteur des enjeux ?
Il ne s’agit pas encore d’un plan. Juste de quelques lignes directrices sans assurance de moyens. Certaines mesures vont assurément dans la bonne direction comme l’accent mis sur le primaire ou la formation des enseignants, le souci de développer les ressources et les accords entre Etat et collectivités territoriales. Il y a des mesures à la mode comme l’apprentissage systématique du clavier ou de l’informatique qui sont peut-être inspirées par les évolutions semblables outre-Manche. Enfin, il y a des mesures gadgets comme la production de « serious games » avec l’argument imparable que, sinon, des produits anglo-saxons vont s’imposer. Une mesure qui n’apporte rien de nouveau par rapport à l’appel à projets numériques dont les résultats avaient été annoncés le 15 septembre 2009 par Nathalie Kosciusko Morizet… Et puis, où a-t-on vu que dans ces pays anglo-saxons, Etats-Unis ou Angleterre, où l’industrie du jeu vidéo est pourtant puissante, les « serious games » jouent un rôle autre que marginal ? Et quelle pourrait être le rôle d’approches ludiques dans un système éducatif français dont la philosophie et les pratiques laissent peu de place à la créativité ? Complémentaire mais pas fondamental. Ne confondons pas éducation et formation professionnelle où le « serious game » a fait la preuve de son utilité pour former à des comportements où des procédures. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas expérimenter, bien au contraire, mais n’en faisons pas une panacée. Cependant, il faut être compréhensif, tout plan peut avoir besoin d’une signature symbolique et moderne.
Mais revenons sur la notion même de plan. S’il est une leçon que l’on peut tirer à coup sûr des dizaines d’années d’efforts faits à travers le monde en matière de TICE, c’est qu’il n’existe pas de baguette magique ni de technologie miracle. Ce qui compte, c’est une approche globale et une politique de réglages fins, prenant en compte tout à la fois la formation initiale et surtout continue (un changement majeur pour la France qui ignore largement le Professional Development à l’anglo-saxonne), les problèmes d’infrastructure, d’assistance, de ressources, qui valorise l’innovation mais aussi qui suscite et développe la réflexion et la recherche dans ce domaine, y compris et surtout auprès des praticiens. Et qui ose aller loin dans les détails pratiques comme par exemple la capacité pour des enseignants de disposer vraiment de budgets de fonctionnement ou d’acquisitions mobilisables rapidement. Evidemment, c’est un problème pour les Politiques. Ce genre d’approche par nature progressive, incrémentale, se prête peu à inauguration spectaculaire et aux effets de tribune. Mais c’est plus efficace.
L’arrivée au pouvoir de F Hollande est-elle vraiment susceptible de régler la question de la maintenance informatique dans les établissements ?
Ce point est capital. Les enseignants travaillent en classe dans les conditions du direct comme on dit à la télévision. Ils ont besoin de dispositifs fiables et pérennes pour y développer des pratiques. Or tel n’est pas le cas aujourd’hui en France. En 2010, selon une étude officielle, 68 % des enseignants américains confrontés à un problème de réseau informatique sont dépannés dans les 8 heures. A la même époque, en Angleterre, on comptait, là encore selon les sources officielles, en moyenne, 2,8 personnels de support technique par établissement secondaire et 0,8 par école primaire. Pour des enseignants français, confrontés à des délais d’intervention ou de remplacement scandaleusement longs, il y a de quoi rêver. A Educatice 2010, le Ministre Luc Chatel se vantait de contractualiser sur cette question dans les semaines suivantes avec les collectivités territoriales concernées. On a vu ce qu’il en a été. Le fait que la grande majorité de celles-ci étaient contrôlées par l’opposition d’alors a certainement fortement pesé. Aujourd’hui, les choses semblent plus mûres et les déclarations de Vincent Peillon sur le nécessaire accord entre Etat et collectivités vont dans le bon sens. On peut donc être raisonnablement optimiste… à la condition que les prochaines élections législatives ne récréent pas un affrontement entre l’exécutif et les collectivités.
On mise beaucoup en France sur des plans nationaux pilotés par l’Etat pour assurer une intégration du numérique dans l’enseignement? Par exemple avec une plateforme unique de téléchargement de logiciels. Cette approche est-elle efficace ? Comment développer une offre française de produits pédagogiques ?
La tradition française en matière d’éducation, c’est que l’État joue un rôle d’impulsion et d’organisation fort. Cette idée de plateforme en ligne rassemblant ressources et services n’est pas nécessairement mauvaise mais on sait qu’elle ne saurait avoir qu’un impact assez limité. Une mission analogue avait été confiée au CNDP en 2003 si ma mémoire est bonne, réaffirmée à plusieurs reprises sans être jamais suivie d’effet. Le Conseil National du Numérique avait formulé aussi cette recommandation dans un rapport récent, rapport assez décevant au demeurant qui ignorait superbement les apports de la recherche. (2) Aux USA, l’administration Obama a développé une initiative analogue sans que cela fasse bouger les lignes. Toutefois, si cette plateforme concerne vraiment le soutien scolaire universel et gratuit, elle pourrait avoir un impact plus important.
Les TBI apparaissent comme un bon outil d’entrée du numérique dans les classes. Qu’en pensez vous ?
Les TBI, tout comme les manuels numériques, correspondent à ce que j’appelle des « technologies compatibles ». On sait depuis longtemps, en France grâce à des chercheurs comme Pierre Chambat ou Josiane Jouët, que l’innovation technologique ne se produit pas dans le vide social. Elle interfère avec les pratiques existantes qu’elle prend en charge et réaménage. Les utilisateurs composent avec ces innovations, ce que permettent plus facilement des outils traditionnels modernisés comme les TBI ou les manuels. Et, à partir de là, peuvent s’engager des dynamiques d’évolution plus importantes mais progressives. On n’est pas dans la « révolution » pédagogique mais dans le progrès incrémental. Et c’est généralement ce qui se passe aussi, pragmatiquement, dans les autres sphères d’activité.
Il y a la question un peu particulière des ENT. On évoque leur déploiement total depuis une bonne dizaine d’années. Comment expliquer ce piétinement ?
C’est effectivement un phénomène qui ne cesse de me surprendre. Comment se fait-il qu’un dispositif, conçu en 2003 (la préhistoire, compte tenu de la rapidité des évolutions technologiques) et dont le Ministère annonçait en 2004 qu’il serait généralisé en 2007, peut-il encore en 2012 être considéré comme une innovation éducative par des collectivités territoriales ? D’autant que les fonctionnalités pédagogiques de ces outils sont encore extrêmement limitées, au-delà d’aspects élémentaires comme le stockage de documents. L’argument souvent mis en avant, comme en Angleterre pour leur proche équivalent, les Learning Platforms, d’une amélioration de la communication avec les parents s’avère illusoire. Les chiffres d’usage sont soigneusement gardés secrets mais il ne faut pas se voiler la face, les ENT concernent avant tout aujourd’hui la vie scolaire, non les aspects pédagogiques. Certaines plateformes ont en outre visiblement bien du mal à tenir leurs promesses et pourraient même constituer un retour en arrière du point de vue des usages.
Comment expliquer cette situation ? Difficile de le faire en l’absence de données accessibles. Eric Bruillard a pris des initiatives intéressantes à l’ENS Cachan pour structurer la recherche française dans ce domaine mais il s’est heurté à cette difficulté et aux réticences des décideurs. Une hypothèse tient à la séduction de l’apparente rationalité technique du dispositif vis-à-vis des décideurs. A sa centralisation et au fait qu’il fournit par nature automatiquement des traces numériques de ce qui se passe, des statistiques donnant à ces décideurs l’illusion de pouvoir enfin pénétrer à l‘intérieur de cette boîte noire que devient, pour eux, la classe dès que l’enseignant ferme la porte. Voire de contrôler ultérieurement, grâce à des batteries d’indicateurs, l’activité de celui-ci. C’est du moins ce que suggèrent les exemples américains comparables où cet argument est avancé sans fards.
Pour conclure, il me semble qu’il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit plus, aujourd’hui, de savoir s’il faut ou non développer l’usage des TICE à l’école. D’une part, comme le rappelle fort justement Eric Bruillard, l’éducation a de tous temps été une activité instrumentée. Que l’on songe à la tablette (en argile…), à la férule (outil de pointage tout autant que de punition), à la lanterne magique, aux cartes Vidal Lablache… Et à leurs successeurs électroniques. D’autre part, l’acquisition de la culture du numérique en réseau constitue un enjeu essentiel de citoyenneté, un enjeu vis-à-vis duquel l’école doit jouer le rôle fondamental en termes d’égalité d’accès. La question de l’usage des TICE porte désormais sur le comment et c’est ce qui devrait orienter les initiatives futures.
Alain Chaptal
Notes :
1- Au nom de la transparence, les lecteurs doivent savoir que je suis membre de L’international Advisory Board du programme Partners in Learning..
2- Un seul chercheur, certes éminent, Eric Bruillard de l’ENS Cachan, a été auditionné. Le mot « recherche » au sens scientifique du terme n’est pas mentionné une seule fois dans le rapport.