In Calenda – le 28 août 2013 :
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Malgré – ou peut-être grâce à – une position de marginalité institutionnelle, une délimitation disciplinaire incertaine, et un intitulé dont la définition est souvent contestée, les « humanités numériques » (digital humanities) suscitent aujourd’hui un enthousiasme certain. Bien entendu, l’ordinateur a depuis longtemps été mis au service des sciences humaines et sociales – que l’on pense seulement aux catalogues informatisés des bibliothèques, ou au traitement statistique des données d’enquêtes quantitatives : le numérique comme instrument d’analyse (capture, traitement, visualisation de données, etc.) a commencé à se déployer dès les années 1940. Cependant le numérique comme objet d’étude, s’attachant à analyser un matériau empirique « nativement numérique » – produit par des dispositifs socio-techniques qui recouvrent désormais toutes les dimensions de la vie sociale, économique, culturelle, ou politique –, est de facture plus récente. De ces deux points de vue, c’est-à-dire à la fois comme instrument et comme objet, le numérique soulève une multitude de questions pour la recherche en sciences humaines et sociales.
Annonce
La revue Socio lance un appel à contributions sur la thématique « Les sciences humaines et sociales à l’ère du numérique : approches critiques ». Le dossier est coordonné par Dana Diminescu et Michel Wieviorka. Les intentions de contributions (titre, résumé de deux pages et bibliographie) doivent être envoyés à Socioavant le 31 octobre 2013. Les articles devront être remis pour le 31 janvier 2014.
Argumentaire
Malgré – ou peut-être grâce à – une position de marginalité institutionnelle, une délimitation disciplinaire incertaine, et un intitulé dont la définition est souvent contestée, les « humanités numériques » (digital humanities) suscitent aujourd’hui un enthousiasme certain. Bien entendu, l’ordinateur a depuis longtemps été mis au service des sciences humaines et sociales – que l’on pense seulement aux catalogues informatisés des bibliothèques, ou au traitement statistique des données d’enquêtes quantitatives : le numérique comme instrument d’analyse (capture, traitement, visualisation de données, etc.) a commencé à se déployer dès les années 19401. Cependant le numérique comme objet d’étude, s’attachant à analyser un matériau empirique « nativement numérique » – produit par des dispositifs socio-techniques qui recouvrent désormais toutes les dimensions de la vie sociale, économique, culturelle, ou politique –, est de facture plus récente. De ces deux points de vue, c’est-à-dire à la fois comme instrument et comme objet, le numérique soulève une multitude de questions pour la recherche en sciences humaines et sociales.
Sur un plan épistémologique, l’émergence des humanités numériques a été située dans le droit fil des observations de Lyotard qui en 1979 déjà, dans son « rapport sur le savoir »2, identifiait une nouvelle forme de rationalité au sein de nos « sociétés informatisées » : si l’on accepte en effet que la production et la diffusion des connaissances en sciences humaines et sociales à l’époque moderne est indissociable d’une culture de l’imprimé, qu’en est-il aujourd’hui dans le contexte numérique3 ? Quelles sont les nouvelles pratiques associées aux mutations des technologies d’écriture et de lecture, et quels sont leurs effets cognitifs ? Avec la multiplication des discours, et un environnement où les savoirs « experts » se trouvent confrontés à une multitude de savoirs « profanes », quelles sont les normes qui définissent aujourd’hui l’ « autorité » d’une connaissance et le statut de son (ses) auteur(s) ? Quelle est la signification de ces transformations pour les institutions qui sont issues de la culture de l’imprimé, telles que l’édition ? Enfin dans quelle mesure les universités doivent-elles également évoluer pour tenir compte de ces changements ?
Ces questionnements ont donné lieu à la publication d’un certain nombre de « manifestes », dessinant un programme militant de « refondation » des sciences humaines et sociales pour tenir compte de ces bouleversements4. Mais surtout, de nombreux projets de recherche qui s’efforcent de tenir compte de ce nouveau contexte ont désormais été menés à leur terme. Ils ont produit des résultats concrets ainsi que des outils de recherche qui permettent d’asseoir la légitimité d’approches nouvelles. En outre, la réflexion sur les implications du « tournant computationnel »5 pour les sciences humaines et sociales est bien engagée ; l’abondance de publications récentes consacrées aux humanités numériques6, et la multiplication des colloques, enseignements, revues scientifiques et numéros de revues qui lui sont consacrés, témoigne de son actualité et de l’intérêt particulièrement marqué qu’elles suscitent aujourd’hui.
La revue Socio souhaite prendre part à ce débat, en adoptant une posture explicitement réflexive. Ce dossier a donc pour vocation de réunir des contributions qui cherchent à comprendre comment se déploie la recherche sur, avec le numérique, mais aussi en quelque sorte en son sein, de l’intérieur, comme partie intégrante d’une nouvelle culture scientifique. Il se veut une invitation, pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, à aborder de façon résolument critique les enjeux que soulèvent le nouvel environnement numérique, les nouvelles questions qu’il véhicule, ses ressources, les nouvelles façons de travailler qu’il autorise ou encourage.
A titre indicatif, les points suivants apparaissent comme particulièrement significatifs :
- Quelles sont désormais les nouvelles modalités de la diffusion des savoirs et de leur transmission ? Quelles nouvelles pratiques de lecture, d’écriture, d’édition, et d’apprentissage dans le contexte numérique ?
- Dans quelle mesure le numérique vient-il interroger le fonctionnement « traditionnel » des sciences humaines et sociales, dans ses méthodes mais également dans ses catégories (individu et société, acteur et système, privé et public, etc.) et dans ses paradigmes (structuralisme, holisme, individualisme méthodologique etc.) ? Comment les nouvelles méthodes importées des sciences exactes (traitement statistique, analyse de graphes) font elles évoluer l’épistémologie des SHS, jusqu’à parfois entrer en conflit avec ces dernières ? Comment organiser au mieux l’articulation disciplinaire et méthodologique dans ce contexte ? Enfin et de manière plus générale, quelles épistémologies accompagnent le développement du numérique, et peut-on parler de théorie(s) numérique(s) du social ?
- La traçabilité inhérente au numérique génère des quantités phénoménales de données (big data). Quels sont les enjeux pour l’individu dont les données personnelles sont ainsi captées : s’agit-il d’une forme nouvelle d’exploitation (digital labor)7, ou au contraire d’un formidable potentiel de réflexivité et de pouvoir sur soi (à travers par exemple le quantified self) ?
- En outre, ces masses de données générées par les dispositifs numériques posent la question de leur construction et de leur traitement. Elles interrogent la capacité réflexive des chercheurs à retracer les étapes de production, de traitement et d’exploitation de leurs données de recherche, et les manières de mettre en œuvre un terrain de recherche dans ce contexte. Dans la mesure où ce sont avant tout des acteurs privés qui disposent des capacités de recueil et de traitement de ces données, comment les SHS doivent-elles se positionner par rapport à eux ? Doivent-il établir des coopérations, et si oui à quelles conditions ? Quelles nouvelles méthodologies pour le chercheur, mais aussi quelles nouvelles règles déontologiques et éthiques ? Quelles infrastructures et quelles « bonnes pratiques » à mettre en œuvre, concernant notamment la question de l’« ouverture » des données (open data) ?
- En quoi le numérique peut-il être associé à une plus grande porosité entre les pratiques « amateur » et les sciences humaines et sociales institutionnalisées ? Quelles relations établir avec le travail d’historiens travaillant hors des cadres universitaires (public history), parfois réunis sous la forme de communautés en ligne – et qui, de manière plus générale, tend à converger avec les méthodes, outils et modes de coopération associés au numérique (digital history) ? Dans quelle mesure la construction des savoirs scientifiques peut-elle s’appuyer sur les formes de collaboration issues du numérique et les « effets coordonnés d’action non coordonnées »8 qui en émergent ? Quelle est la signification et la portée de ce phénomène pour la définition même des SHS, et leur rôle dans la cité ?
- Comment les acteurs se saisissent-ils du numérique pour proposer ou imposer de nouvelles formes d’organisation de la recherche : modalités d’évaluation, organisation des carrières, attributions de postes, modes de financement de la recherche, rôle des publications. Comment les humanités numériques prétendent-elles redéfinir les relations de pouvoir à l’intérieur du monde de l’université et de la recherche, et comment les redéfinissent-elles en réalité ? Au prisme du numérique, les lignes de fracture se recomposent-elles, sur des bases disciplinaires, générationnelles, géopolitiques, autres ?
Ces pistes ne sont pas exhaustives. Le comité de rédaction attend en priorité des propositions d’articles comportant, à partir de terrains particuliers ou sur le plan plus conceptuel, analyses et/ou réflexion critique sur le numérique vu du point de vue des sciences humaines et sociales.
- Susan Hockey, « The history of humanities computing », in : A Companion to Digital Humanities, sous la direction de Susan Schreibman, Ray Siemens et John Unsworth, Malden, MA, Blackwell, 2004, p. 3-19.
- Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
- Todd Presner, « Digital Humanities 2.0: a report on knowledge », version 1.6, Connexions Project, 8 juin 2010
- Jeffrey Schnapp et Todd Presner, « Digital Humanities Manifesto 2.0 », 2009 ; Marin Dacos et alii, « Manifeste des Digital humanities », THATCamp Paris 2010, 26 mars 2011.
- David Lazer et al., « Computational social science », Science 323, n° 5915, 6 février 2009, p. 721-723 ; David M Berry, « The computational turn: thinking about the digital humanities », Culture Machine 12, 2011.
- Anne Burdick et al., Digital_Humanities, Cambridge, MA and London, MIT Press, 2012 ; David M Berry (dir.), Understanding Digital Humanities, New York, Palgrave Macmillan, 2012 ; Matthew K Gold (dir.), Debates in the Digital Humanities, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 2012 ; Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012 ; Richard Rogers, Digital Methods, forthcoming, Cambridge, MA, MIT Press, 2013.
- Trebor Scholz (dir.), Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, London and New York, Routledge, 2012.
- Yochai Benkler, La Richesse des réseaux. Marchés et libertés à l’heure du partage social, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009 [2006].
Conditions de soumission
Dans un premier temps, une proposition de deux pages environ, indiquant la problématique et les données, accompagnées d’une bibliographie, doit être envoyée à la rédaction,
avant le 31 octobre 2013.
Dans un second temps et après avis de la rédaction, les articles, de 30 000 à 50 000 signes maximum (notes et bibliographie comprises), devront parvenir à la revue au plus tard le 31 janvier 2014.
Il est attendu un effort particulier sur l’écriture et un style qui mettent suffisamment en perspective les enjeux de l’article pour qu’il puisse susciter un intérêt au-delà d’un cercle restreint de spécialistes.
Les articles ou propositions d’article, et plus généralement toute correspondance, doivent être adressés à socio@msh-paris.fr
Conditions d’évaluation
La revue Socio est éditée par les Editions de la Maison des sciences de l’homme. Les articles sont anonymisés et soumis à une double évaluation.
Sur la revue : http://socio.hypotheses.org/
Recommandations aux auteurs : http://socio.hypotheses.org/soumettre-un-article
Coordination scientifique
- Dana Diminescu
- Michel Wieviorka
Bibliographie
- Benkler, Yochai, La Richesse des réseaux. Marchés et libertés à l’heure du partage social, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009 [2006]
- Berry, David M, « The computational turn: thinking about the digital humanities », Culture Machine 12, 2011 [http://culturemachine.net/index.php/cm/article/viewArticle/440]
- Berry, David M (dir.), Understanding Digital Humanities, New York, Palgrave Macmillan, 2012
- Burdick, Anne, Johanna Drucker, Peter Lunenfeld, Todd Presner et Jeffrey Schnapp, Digital_Humanities, Cambridge, MA and London, MIT Press, 2012 [http://mitpress.mit.edu/sites/default/files/titles/content/9780262018470_Open_Access_Edition.pdf]
- Dacos, Marin, « Manifeste des Digital humanities », THATCamp Paris 2010, 26 mars 2011 [http://tcp.hypotheses.org/318, consulté le 28 mai 2013]
- Gold, Matthew K (dir.), Debates in the Digital Humanities, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 2012 [http://dhdebates.gc.cuny.edu]
- Hockey, Susan, « The history of humanities computing », in : A Companion to Digital Humanities, sous la direction de Susan Schreibman, Ray Siemens et John Unsworth, Malden, MA, Blackwell, 2004, p. 3-19 [http://www.digitalhumanities.org/companion]
- Lazer, David, Alex S Pentland, Lada Adamic, Sinan Aral, Albert-László Barabási, Devon Brewer, Nicholas Christakis, Noshir Contractor, J Fowler, Myron Gutmann, et al., « Computational social science », Science 323, n° 5915, 6 février 2009, p. 721-723
- Lyotard, Jean-François, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979
- Mounier, Pierre (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012 [http://press.openedition.org/226]
- Presner, Todd, « Digital Humanities 2.0: a report on knowledge », Connexions Project, version 1.6, 8 juin 2010 [http://cnx.org/content/m34246/1.6/, consulté le 28 mai 2013]
- Rogers, Richard, Digital Methods, Cambridge, MA, MIT Press, 2013, forthcoming
- Schnapp, Jeffrey et Todd Presner, « Digital Humanities Manifesto 2.0 », 2009 [http://www.humanitiesblast.com/manifesto/Manifesto_V2.pdf, consulté le 28 mai 2013]
- Scholz, Trebor (dir.), Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, London and New York, Routledge, 2012
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