In Libération – le 26 septembre 2013 :
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INTERVIEW
Antoine Prost Historien
Le ministre Vincent Peillon veut «refonder» l’école. Après avoir changé, non sans mal, les rythmes scolaires, il ouvre des discussions sur le métier enseignant et sur le collège. L’historien Antoine Prost signe un livre, Du changement dans l’école (Seuil), où il analyse la longue histoire des réformes, plus ou moins réussies, dans l’Education nationale.
Pourquoi faut-il toujours réformer ? Est-ce qu’il n’y a pas une cacophonie de réformes ?
Comme tout être vivant, l’Education nationale ne cesse de se réformer. La réforme, c’est la vie. Il n’y a que dans les cimetières que l’on ne réforme plus. Le problème, ici, est que les débats sur l’éducation sont devenus des débats politiques. Les alternances politiques empêchent la gouvernance de l’Education nationale d’être constante, cohérente dans le temps. Par exemple, les zones d’éducation prioritaire ou Zep [créées par la gauche en 1981, ndlr]. Lorsque la droite arrive au pouvoir, elle ne s’en occupe plus. Quand la gauche arrive, elle les relance. Nous avons un vrai problème de gouvernance : la continuité n’est pas assurée, or elle est absolument nécessaire dans l’Education nationale.
Est-ce qu’on ne tourne pas en rond ?
On tourne en rond. La gauche défait ce que la droite a fait et réciproquement. Depuis le début de la Ve République, un seul ministre est resté aussi longtemps à son poste qu’un élève dans l’école élémentaire : ce fut Christian Fouchet, ministre de 1962 à 1967. Ou alors, si l’on change tout le temps de ministre, il faut que l’administration fasse la politique et que les directeurs restent longtemps en fonction. La politique de Ferry, qui passe, c’est Ferdinand Buisson, qui est resté dix-huit ans directeur de l’instruction primaire. Il a pu mener une politique. Si la politique du collège unique est entrée dans les faits, c’est qu’elle a été appliquée avec constance et continuité, de 1962 à au moins 1975, par une administration convaincue de sa justesse. Il faut de la suite dans les idées et les politiques.
Il y a aujourd’hui une controverse sur les programmes d’histoire. C’est très bien de les alléger, mais il ne faut pas les changer tout de suite. Il faut laisser le temps aux profs de les apprivoiser sur au moins quatre ou cinq ans. Ce serait les traiter avec désinvolture que de jeter à la corbeille tout le travail qu’ils ont fait pour s’adapter aux programmes thématiques. Le temps pédagogique ne s’accorde pas avec le temps politique.
Y a-t-il des réformes de droite et d’autres de gauche ?
D’abord, qu’appelle-t-on réforme ? Certains changements se font sans réforme. Une réforme est un changement volontaire. Et puis, il ne suffit pas de prendre une décision. Il faut qu’elle s’applique, et tenir la main à son application.
En général, la gauche est plus soucieuse de ne pas laisser les gens au bord de la route, plus soucieuse de démocratisation pour tous. Mais vous avez aussi en son sein des partisans d’une excellence scolaire très peu démocratique.
Il y a des changements majeurs qui se font sans bruit et sans réforme ?
Oui. La mixité scolaire par exemple. Il n’y a pas eu de débat. Dans le primaire, il a suffi d’une circulaire. Dans le secondaire, cela s’est passé au moment du grand plan de construction d’établissements des années 1960-1970 : c’était plus simple pour la carte scolaire [la répartition des élèves dans les établissements] et pour les bâtiments. Cela fait maintenant cinquante ans. Et pourtant il reste encore des traces des anciens lycées de garçons et de filles. Je pense à un grand lycée parisien réservé autrefois aux filles et qui a obtenu d’ouvrir des classes prépas littéraires, mais pas scientifiques.
Une grande réforme qui a réussi dans l’histoire ?
L’ensemble du système a été reconstruit entre les années 1959 et 1985, de la période gaullienne jusqu’au premier septennat de François Mitterrand (1981-1988). On a créé un premier cycle autonome, le collège ; on a supprimé la division entre la première et la deuxième partie du bac ; on a créé des filières de second cycle scientifique, littéraire, économique et sociale. Il y a eu tout un ensemble de réformes cohérentes : le collège en 1963, le bac en 1965, le supérieur en trois cycles en 1966, puis en 1968 la loi Faure réorganisant l’université. La création en 1985 du bac professionnel a achevé l’édifice gaullien. Depuis, il n’y a eu que des aménagements.
Quelles sont les conditions de réussite d’une réforme ?
Il n’y a pas de recette miracle. Quand vous faites un pâté, vous rajoutez de la gélatine, et vous êtes sûr de le réussir. L’Education nationale, c’est autre chose…
La réforme la plus difficile ?
Celle de la pédagogie, celle qui touche à l’enseignement. Devant le rejet de la réforme des collèges proposée par Legrand, Alain Savary [ministre socialiste de l’Education de 1981 à 1984] avait entrepris de faire une réforme de l’enseignement par en bas. Il a demandé aux profs des propositions pour améliorer les choses dans leurs collèges et il a décidé d’aider les collèges volontaires à se réformer, en leur proposant notamment des formations. Des Missions académiques à la formation, les Mafpen, étaient là pour ça. Il y a eu des changements.
Le problème est que l’administration de l’Education nationale est une administration de gestion. Elle répartit des profs et des moyens. C’est une mécanique incroyablement complexe. J’ai compté qu’elle a mis au point 45 000 sujets d’examens en 1988, avec un nombre de scories ridicules.
Mais pour changer l’enseignement, il faut discuter avec les profs, il faut des structures légères, comme les Mafpen qui ont fonctionné de 1983 à 1998. Elles étaient pilotées par des professeurs d’université, nommés par le ministre, indépendants des recteurs, et prenaient des initiatives. Lorsque la formation continue est revenue dans le giron des rectorats, elle s’est bureaucratisée.
Les réformes ne butent-elles pas sur le métier enseignant ?
L’enseignement se joue dans le quotidien des classes, et pas dans les couloirs du ministère ou des rectorats. On ne peut pas le changer par en haut. Les gens se modifient eux-mêmes ou ils ne changent pas. Pour que la réforme soit acceptée, il faut qu’elle vienne des profs.
Ce qui est surprenant ici, c’est l’écart entre le discours public et le discours privé. Il y a une quantité de professeurs qui font des choses très innovantes, qui se décarcassent, inventent, se passionnent. Alors que le discours public est plutôt de dire : ça va mal, on nous méprise, on ne peut rien faire, on manque de moyens. Un discours de la plainte.
Personne ne sait en haut ce qui est bon. Il y a quantité d’initiatives qu’il faut essayer d’encourager, de diffuser. Il faut mettre la base dans le coup. C’est faux de dire que l’enseignement ne bouge pas. Les profs sont obligés de s’adapter aux élèves ; leurs exigences se déplacent ; ils évoluent. On ne fait plus classe en primaire, ni au collège, comme avant.
Vincent Peillon a-t-il les bonnes conditions ?
Il rencontre une première difficulté forte : le contexte budgétaire. Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup d’argent pour réformer, mais il en faut un peu. Ce qui ne veut pas dire qu’en dépensant beaucoup, on réforme beaucoup. Michel Rocard, Premier ministre de 1988 à 1991, disait : «Je suis prêt à mettre ce qu’il faut, mais je veux que les parents le voient.» Le budget de l’Education nationale a augmenté de 25%, les enseignants ont été revalorisés et les parents n’ont rien vu. Mais si un ministre fait une réforme sans y consacrer un peu d’argent, on lui reproche de réformer pour faire des économies…
Pour réformer, en outre, il vaudrait mieux que le corps enseignant ne soit pas à cran. Or, il n’est pas complètement rétabli des passions déchaînées par les provocations de Claude Allègre, ministre de l’Education de 1997 à 2000. C’est tout de même le premier ministre de la république à avoir été chassé par ses administrés ! Imaginez un ministre de l’Intérieur démis par les policiers… Les réformes de Peillon se déroulent donc dans un contexte défavorable ; mais il a un atout. Non seulement il ne fait pas de provocations, mais il parle le langage de la profession. Il semble bien reçu.
Mais il veut changer l’enseignement…
Oui, et c’est le plus difficile. D’abord parce que c’est un bloc. Tout se tient : les programmes, les examens, les exercices. Ensuite, parce que cela suppose des changements dans les façons de faire. Or, ils sont très difficiles. Quand il innove, un professeur a des appréhensions : il ne sait pas si ça va marcher. Avec une administration et des collègues indifférents ou hostiles, pourquoi sortir de la routine ? Le changement suppose un climat porteur. L’Education change au rythme de deux pas en avant, un en arrière. De l’époque d’Allègre revue par Jack Lang, subsistent par exemple les travaux personnels encadrés (TPE), même s’ils ont été retirés du bac et de la terminale. Maintenant, ne me demandez pas ce qu’il faut faire. Je n’ai pas la solution. Seulement une certitude : l’essentiel, c’est le travail des élèves. C’est de cela qu’il faut s’occuper. Il faut le diversifier, l’organiser mieux, le contrôler et l’évaluer de façon à l’améliorer, et pas seulement à noter et classer les élèves. Le programme, pour moi, c’est autant les exercices à faire, et à faire bien, que les connaissances à acquérir.
Vincent Peillon va-t-il réussir ?
Le problème n’est pas de savoir s’il va réussir, mais si les enseignants, si l’école vont réussir. Le défi concerne toute l’institution. Et elle a d’énormes progrès à faire.