Dans un article du Monde daté du 10 octobre 2014 (1), Maryline Baumard rend compte d’une enquête effectuée auprès de 645 « experts mondiaux » sur l’avenir de nos systèmes éducatifs : « Aux yeux des spécialistes mondiaux de l’éducation qui ont réfléchi dans le cadre du WISE (le Forum mondial sur l’innovation en éducation, organisé par la Qatar Foundation), l’école telle qu’on la connaît aujourd’hui sera vite enterrée. » (2) En effet, d’après les informations recueillies par la journaliste, nous assistons à une véritable « révolution » qui bouleverse les représentations traditionnelles de l’école et de la classe, de l’enseignement et de la formation. Ainsi, selon les propos, rapportés plus loin, de Sophie Pène, responsable du « groupe école » au Conseil national du numérique, « le cours va disparaître à plus ou moins courte échéance », remplacé par un travail personnel en ligne sur des contenus individualisés. Plus globalement, les enseignants et les formateurs vont changer de fonction, devenant des « guides » et des « mentors » pour accompagner les apprenants. Et l’importance des diplômes scolaires va considérablement diminuer au profit des certifications délivrées par les entreprises.
Une prospective sans perspective ?
Ainsi, à quelques jours de la conférence annuelle du WISE, qui doit se dérouler à Doha du 4 au 6 novembre, cet article nous révèle-t-il les grandes lignes de « ce que pourraient être »… ou de « ce que devraient être », d’après les experts du WISE, les systèmes éducatifs en 2030 . Mais, justement, on ne sait pas bien si l’on doit lire les résultats de cette enquête comme relevant d’une « prospective au fil de l’eau » – ce qui se passera, en toute logique, si les évolutions actuelles se poursuivent – ou bien comme participant d’un projet politique assumé, en toute conscience des finalités qui le sous-tendent et des conséquences qu’il entrainerait ? Il semble bien qu’il y ait ici superposition des deux registres et que la prévision se fasse prescription, par un passage – certes habituel mais, néanmoins, problématique – entre le probable et le souhaitable. Non point que le probable ne puisse être souhaitable, mais s’il l’est, c’est en référence à une perspective et non seulement à une prospective. Suivre, poursuivre ou rattraper la courbe des « innovations » ne peut, en aucun cas, nous exonérer d’une réflexion sur le type d’éducation et de société que l’on promeut par là. Dans ce domaine comme partout, toutes les « innovations » ne sont pas, par nature, vertueuses et l’histoire nous montre que l’on peut parfaitement être tout à fait novateur et inventif… dans la régression.
C’est pourquoi il faut savoir gré à Maryline Baumard de nous avoir livré les résultats des travaux du WISE et de nous donner ainsi à penser, à partir d’eux, sur toute une série de questions qui articulent étroitement pédagogie et politique, projet éducatif et projet de société.
Qu’est-ce donc que le WISE ?
Mais, dans un premier temps, interrogeons-nous sur l’identité de ceux qui, aujourd’hui, nous prédisent et nous prescrivent notre avenir (3). Qu’est vraiment la Qatar Foundation qui organise le WISE ? On sait qu’elle est présidée par la princesse Mozah bint Nasser Al Misned, une des trois épouses de l’ex-émir du Qatar et la mère de l’émir actuel, Tamin, en faveur duquel il a abdiqué. La princesse est connue pour ses engagements en faveur de l’éducation des filles ; elle soutient plusieurs ONG et incarne, dit-on, l’aile libérale du régime. Voilà qui devrait rassurer ceux qui s’inquiètent de voir un État aux interventions internationales discutables et aux pratiques de corruption avérées, parrainer ce qui se présente comme « le Davos de l’éducation ». Certes, on connaît, grâce à Amnesty International, les pratiques « sociales » du Qatar à l’égard des 132 000 employées de maison, comme on sait que 90% de la population du territoire est constituée d’étrangers dépourvus de tous droits et dont les passeports sont souvent confisqués… mais on peut légitimement se dire qu’après tout, en dépit du caractère antidémocratique d’un régime qui, par exemple, a condamné le poète Iben Al-Dhib à quinze ans de prison ferme pour avoir été insolent à l’égard de la famille royale, il vaut mieux que son argent soit mis au service de la recherche en éducation plutôt que de causes moins nobles.
La question devient alors : comment fonctionne le WISE et peut-on accorder du crédit à ses enquêtes ? En consultant son site (4), j’ai appris que ses sponsors étaient Exxon Mobil, Qatar Petroleum et la Banque de Santander ; j’ai découvert qu’il avait pour « chairman » Sheikh Abdulla bin Ali Al-Thani, titulaire d’un Ph. D. en Génie civil de l’université de Southampton, jadis expert auprès d’ONG en Europe et en Amérique, aujourd’hui professeur à l’université du Qatar et « membre du conseil de Nakilat, la compagnie nationale de transport de gaz et un maillon essentiel dans la chaîne de l’État du Qatar d’approvisionnement en GNL »… mais dont je n’ai trouvé aucune trace d’une quelconque publication sur l’éducation.
Par ailleurs, même si nous savons bien que ce n’est pas toujours un gage d’objectivité scientifique, je n’ai réussi à trouver nulle part la composition du moindre « conseil scientifique » ou « comité d’orientation » du WISE. Pas plus que je n’ai découvert la moindre trace d’un « appel à communications » en direction de la communauté des chercheurs, ni élucidé la méthode qui préside à l’invitation des « speakers » lors de chaque manifestation annuelle. Certes, on peut découvrir les visages des 605 personnes qui sont intervenues au WISE depuis sa création ou qui y interviendront cette année… mais on ne trouve aucune indication sur l’identité et les critères de choix des « 645 experts mondiaux » qui ont participé à la fameuse enquête dont rend compte Le Monde. Est-ce un « échantillon représentatif », et, si oui, de quoi ? La présence parmi eux d’Edgar Morin, Noam Chomsky – qui n’a, d’ailleurs, été impliqué que par une interview – comme celle de François Taddéi, tous trois cités dans l’article, apparaît alors comme une fort belle caution, mais ne nous permet en rien d’inférer qu’il s’agit d’une démarche globale au crédit scientifique solide et dont les résultats doivent rester à l’abri de toute interrogation.
Des interrogations pédagogiques multiples
C’est sur ce point, en effet, que je voudrais maintenant poser quelques questions, à partir des éléments fournis par l’article du Monde, et en témoignant, tout à la fois, de mon étonnement, de ma surprise, de mon inquiétude et de mes préoccupations…
Étonnement, d’abord, de voir des « experts en éducation » découvrir et présenter comme des affirmations révolutionnaires des lieux communs qui traînent dans la vulgate pédagogique depuis plus d’un siècle : le maître accompagnateur qui aide à apprendre au lieu de fournir des savoirs, le développement des capacités personnelles, comme l’autonomie, la créativité ou la coopération, plutôt que l’apprentissage de savoirs académiques standardisés, l’école-bibliothèque, atelier ou laboratoire, où chaque élève est actif, plutôt que la salle de cours où l’on se soumet passivement à l’autorité du maître… Voilà qui était déjà des banalités au Congrès de Calais en 1921 !
Mais l’étonnement fait vite place à la surprise, car, justement, on a progressé depuis le Congrès de Calais ! Et, chez les chercheurs en éducation, on évite désormais, autant que possible, ces oppositions caricaturales. La transmission et l’accompagnement ne sont pas antinomiques, bien au contraire, puisque c’est dans l’acte de transmission qu’émergent, en même temps, les difficultés et les points d’appui à partir desquels on peut mettre en place un accompagnement pertinent. Quand on lit que « 73% des experts » considèrent que l’enseignant doit être « un guide ou un mentor », alors que seulement 19% estiment qu’il doit être un « fournisseur de savoir », on peut légitimement s’inquiéter : sans savoirs de référence, sans exigence au regard de ces savoirs, sans un effort pour incarner devant des élèves le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre, « le guide ou le mentor » deviennent, au mieux, des psychologues de bazar, au pire de dangereux gourous.
De même, que recouvrent exactement des « compétences personnelles » qui auraient été acquises à vide, indépendamment de toute connaissance littéraire, scientifique ou technique, et comment peut-on imaginer les utiliser sans maîtriser les contenus qu’elles mettent en œuvre ? La « créativité », ça n’existe pas en soi ! C’est la créativité de l’ingénieur ou du poète, de l’agriculteur ou du technicien : la créativité travaille à partir d’objets – et, même, bien souvent, de modèles – sans la connaissance desquels elle s’abîme dans la reproduction mimétique.
Enfin, comment peut-on opposer la recherche documentaire et la maîtrise des contenus ? Comment aider un élève à exercer sa pensée critique et à se donner un minimum d’exigences de précision, de justesse et de vérité face à la masse considérable de documents non hiérarchisés qu’il peut consulter sur Internet, si ce n’est en travaillant aussi avec lui sur ce qu’ils contiennent, en se coltinant leurs contenus, concrètement et au quotidien, pour en éprouver la cohérence et la fiabilité ?
L’individualisation comme matrice pédagogique et politique
Certes, on peut supposer que tout cela est implicite chez les « experts » et qu’ils n’éprouvent pas le besoin de le préciser tant ils le considèrent comme des évidences. Si c’est le cas, tant mieux ! Mais il est une autre évidence qui, elle, nous est martelée sous soutes ses formes et qui suscite, chez moi, la plus vive inquiétude : « Il faut individualiser la formation ». Mieux : « Pour 83% des experts, les programmes auront laissé la place à des contenus individualisés » (5).
Je ne suis pas de ceux qui totémisent les programmes et je considère que les nôtres ont besoin d’une sérieuse révision : trop fragmentés et cumulatifs, ils font perdre tout sens aux savoirs et encouragent, bien souvent, le bachotage absurde ou l’impasse obligée. Il faut évidemment les reconstruire autour de questions fortes et de concepts clés, en passant par une histoire des savoirs humains et l’exploration d’œuvres emblématiques… De plus, ayant moi-même promu la notion de « pédagogie différenciée », je suis loin d’être hostile à une recherche, avec les élèves, des méthodes les plus fécondes pour leur faciliter leurs apprentissages réciproques… Mais que signifie exactement « le remplacement des programmes par des contenus individualisés » ? Veut-on soumettre tous les élèves à des tests initiaux afin de déterminer leur niveau dans chaque discipline, puis les placer face à des écrans où des logiciels les conduiraient pas à pas vers des objectifs d’apprentissage contractualisés ? Si c’est ainsi qu’on prétend mobiliser sur les savoirs les élèves décrochés, on fait fausse route : ce dont ces derniers ont besoin, c’est d’une rencontre exigeante avec des savoirs incarnés dans une démarche de projet… pas d’être réduits à des consommateurs astreints à l’absorption régulière de produits scolaires sur mesure !
Mais, en réalité, si l’exhortation à l’individualisation est si inquiétante, c’est qu’elle cultive une ambigüité fondamentale : s’agit-il d’individualiser les objectifs ou les parcours ? Nourrit-on, pour toutes et tous, une ambition culturelle élevée moyennant une diversification des moyens ? Ou, au contraire, se résigne-t-on à abandonner ces objectifs ambitieux et à « ventiler » les individus en fonction de leurs hypothétiques talents et besoins ? L’individualisation est alors une manière « moderne » de nommer la sélection et de pratiquer l’élitisme sans le dire.
Soyons clair : l’individualisation qu’on veut nous vendre ici comme « la » solution technique à tous nos problèmes n’est, à mes yeux, qu’une manière d’entériner l’individualisme dominant tout en garantissant de substantiels bénéfices aux industriels du numérique. L’individualisation entérine, en effet, l’individualisme en réduisant l’éducation à un ensemble d’acquisitions individuelles de compétences standardisées (en contradiction parfaite, d’ailleurs, avec ce que ses thuriféraires disent, par ailleurs, sur le développement des « compétences personnelles », comme l’inventivité ou l’aptitude à la coopération). Et cette individualisation nous est présentée comme intrinsèquement liée au numérique, qui peut enfin prendre son plein essor en développant les plates-formes à distance, pour le plus grand bénéfice des sociétés de programme et de contrôle réunies !
Pour autant, il ne faudrait pas faire passer ceux qui remettent cette individualisation en question pour des penseurs archaïques refusant les perspectives nouvelles que le numérique nous a ouvertes. Ce qui est en question ici, ce n’est pas le numérique en soi, mais sa fétichisation, le refus de regarder de près les modèles éducatifs, sociaux ou politiques dont il peut être porteur selon ses utilisations pédagogiques. Ce qui est en question, c’est la cécité technophile de ceux et celles qui ne voient pas la différence entre l’usage de logiciels behavioristes et le travail avec des outils informatiques coopératifs, qui confondent la transformation de la classe en une juxtaposition d’écrans et l’utilisation d’écrans dans une classe construite comme un collectif apprenant. Ce qui est en question, en fait, c’est l’abandon de toute véritable pédagogie différenciée – qui conjugue le collectif et le personnel, construit des cadres structurants et diversifie les méthodes pour accéder aux savoirs, mobilise les élèves sur des enjeux cognitifs forts et les accompagne, par la pratique de la métacognition, vers l’autonomie – au profit d’une gestion technocratique des différences qui dépiste et repère, classe méthodiquement et traite individuellement tous les problèmes, avec la tentation inévitable d’externaliser vers des dispositifs périphériques et des officines privées la prise en charge des fameux « contenus sur mesure » (6).
Ainsi, comprend-on que l’on puisse être particulièrement préoccupé par ce que nous apprend Maryline Baumard dans cet article. Le WISE, sous couvert d’expertise scientifique, développe, en réalité un vrai projet éducatif qui ne dit pas son nom : un projet où « l’innovation » est totémisée sans être interrogée sur les finalités qu’elle sert… un projet où, sous prétexte de développer les « compétences personnelles », on risque d’écarter de toute culture ceux qui auraient besoin de s’en nourrir pour se développer… un projet où l’individualisation prend le pas sur le collectif et où les « contenus sur mesure » prennent la place d’une possible « culture commune »… un projet qui se veut résolument « moderne » puisqu’il prétend identifier les « pratiques efficaces », mais sans jamais se demander précisément à quoi… un projet qui passe par pertes et profits la question centrale de toute pédagogie, l’articulation de la transmission et de l’émancipation. Bref, un projet qui renonce au caractère « instituant » de l’École pour l’enrôler dans une logique de service qui n’aura bientôt plus de « public » que le nom.
Sortir du face-à-face entre les caricatures…
Qu’il me soit permis de terminer, tout à la fois, par une crainte et un espoir. Je suis convaincu que le projet éducatif du WISE et de la Qatar Foundation va déclencher les foudres médiatiques des adversaires traditionnels de la pédagogie. Prompts à l’amalgame, quelques philosophes ou polémistes ne vont pas manquer de monter au créneau pour dénoncer le caractère mortifère de ces propositions pour « l’École de la République ». Bardés de leurs certitudes et protégés par leur ignorance (ils ne lisent pas une ligne de pédagogie !), ces anti-pédagogues ne vont pas manquer d’accuser les pédagogues d’avoir manipulé le Qatar en sous-main ! Face à eux, à leurs approximations et à leur violence, je crains que les « experts mondiaux » et leurs zélotes ne surenchérissent en dénonçant l’archaïsme maladif de conservateurs bornés ! Dialogue de sourds en perspective ! Polémiques ici ou là, montées en épingle au gré des caprices des médias et des disponibilités des pages « débats » des grands quotidiens… Enlisement inévitable. Et immobilisme garanti des décideurs qui voudront « se garder à droite et se garder à gauche » ! A moins que…
À moins – et c’est là mon espoir ! – que nous puissions, dans quelques interstices – comme ici au « Café pédagogique » – faire entendre une autre voix et tracer une autre voie. Celle d’une pédagogie lucide qui ne sacrifie pas l’exigence de transmission mais ne croit pas, pour autant, qu’il suffit de décréter l’apprentissage pour qu’il advienne. Une pédagogie qui ne néglige ni l’importance des savoirs ni celle des conditions pour que chacun y accède. Une pédagogie qui « unit et libère » à la fois, comme disait Olivier Reboul. Une pédagogie pour la démocratie.
Philippe Meirieu
NOTES
(1) Voir aussi l’article de Luc Cédelle : « Les encombrants bienfaiteurs internationaux de l’éducation » : http://education.blog.lemonde.fr/2014/06/07/les-encombrants-bienfaiteurs-internationaux-de-leducation-12/
(2) page 10.
(3) WISE est l’acronyme de World Innovation Summit for Education (le mot veut dire « sage », en anglais).
(4) http://www.wise-qatar.org
(5) « Auront laissé ou « devront laisser » ? L’ambiguïté n’est toujours pas levée.
(6) Cf. Philippe Meirieu, Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF éditeur, 2013.
Lire la suite : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/10/17102014Article635491282198078959.aspx#.VEDTc5kFgCw.twitter