PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs


Compte rendu de la conférence-débat du 23 juin 2004 –
accueillie par Catherine Lalumière, présidente de la Maison de l’Europe

Daniel Cohen
Professeur à l’Ecole normale supérieure

La relance européenne au miroir américain
La France, l’Europe, les Etats-Unis

L’introduction de Jean-Noël Jeanneney

Nous avons le plaisir d’accueillir Daniel Cohen, dont je tiens à rappeler la place très éminente qu’il tient en France, et à hauteur internationale. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Daniel Cohen est agrégé de Mathématiques, des Facultés de Droit et de Sciences économiques. Il a recueilli de nombreux prix et décorations, qui ont salué en lui ce qu’il y a d’inventif et de pertinent à la fois. Vous le lisez régulièrement dans Le Monde. Parmi ses derniers livres, je citerai Richesse du monde, pauvreté des nations (1997), Nos temps modernes (2000), La mondialisation et ses ennemis (2004).
Daniel Cohen, en traitant de la relance européenne au miroir américain, va apporter une contribution à ce grand dialogue transatlantique, qui n’a pas fini de nous préoccuper, en mêlant à ses analyses d’économiste une réflexion plus large dans l’ordre du politique, du psychologique et du culturel.

Le propos de Daniel Cohen

Nous sommes souvent tentés de faire la comparaison entre la croissance européenne et la croissance américaine. Comparé au chiffre de la croissance américaine, celui de la croissance européenne a été très décevant dans les années 1990. Nous voyons aussi beaucoup de similarités entre l’évolution de l’économie américaine et celle européenne. On entend dire aussi parfois que l’Europe s’américanise dans le mauvais sens du terme, c’est-à-dire dans le sens où elle deviendrait une société capable de tolérer, davantage que par le passé, une montée des inégalités sous des formes diverses. L’Europe est-elle en train de renoncer à son modèle social ?

Expansion et contraction des inégalités en France et aux Etats-Unis .

Comparons l’évolution des inégalités aux Etats-Unis et en Europe, ou plutôt en France, qui est emblématique des évolutions qui se sont produites dans les pays d’Europe (hors la Grande-Bretagne, plus proche des Etats-Unis). Au cours du XXe siècle, on constate pendant longtemps une similarité frappante entre les deux courbes. En 1913, aux Etats-Unis comme en France, 1% de la population – les plus riches – collecte environ 20% du revenu national (18% aux Etats-Unis, 19% en France). Il s’agit d’une société très inégalitaire, une société de rentiers, puisqu’il ne reste aux 99% de la population que 80% de la richesse et ce chiffre est un record absolu dans l’histoire des statistiques récentes. Après la seconde guerre mondiale, les deux index connaissent une évolution identique. En effet, en 1950, ce même 1% que représentent les plus riches ne collecte plus que 8% du revenu national en France et 9% aux Etats-Unis. Ce spectaculaire resserrement des inégalités a plusieurs causes, notamment le crack de 1929, qui a ruiné beaucoup de grands propriétaires, et la guerre qui a considérablement contracté les échelles de revenus.
Plus près de nous, dans les années 1990, on a assisté aux Etats-Unis à une nouvelle explosion des inégalités, puisque de 9% en 1950, on est passé à 12% du revenu national pour le 1% le plus favorisé. Ce chiffre fait apparaître à quel point la société américaine est redevenue inégalitaire, à cause d’une hausse vertigineuse des rémunérations des hauts dirigeants combinée à une explosion de la Bourse.
La France a-t-elle connu une évolution, sinon aussi excessive, du moins parallèle, et s’apprête-t-elle à son tour à redevenir une société de « rentiers » ? Il n’en est rien. Le chiffre de 1999, qui n’a guère évolué depuis, est le même qu’en 1950 (1% – les plus riches – gagnant 8% du revenu national), après une très légère remontée à 9% dans les années quatre-vingt. La France est donc aujourd’hui au même niveau d’inégalité macro-économiques qu’en 1950. Nous voilà confrontés à un paradoxe étonnant ! Car la société française, aujourd’hui, est couramment décrite comme une société où les inégalités explosent…

Un capitalisme qui change de nature et engendre de nouvelles inégalités

Pourquoi a-t-on le sentiment de vivre dans une société qui fait la part si belle aux inégalités ? C’est tout simplement parce que, pendant les vingt à trente dernières années, le capitalisme a changé de nature, comme le type de croissance qu’il génère. L’évolution de ces nouvelles inégalités est d’ailleurs presque symétrique en France et aux Etats-Unis.

1. La « tertiarisation » de la société : « le grand espoir du XXème siècle »
Avec le passage d’une société industrielle à une société post-industrielle, la France s’est « tertiarisée » : la part des emplois dans le secteur secondaire – industrie et construction – est passée de 45% de la population en 1974, à environ 22% aujourd’hui, la part des salariés qui travaillent dans le secteur industriel stricto sensu étant encore plus faible, de l’ordre de 17%. Quant au secteur tertiaire – les activités de service -, qui représentait, en 1820, 15% de la population française, il représente aujourd’hui environ 75%.
Cette « tertiarisation » a été saluée, dans un ouvrage célèbre publié en 1948 par Jean Fourastié, comme « le grand espoir du XXe siècle ». Il y pressent que si dans une société industrielle, l’activité principale des êtres humains est de faire des tâches difficiles, où la force physique est essentielle, dans une société tertiaire, la relation personnelle, l’interface entre des personnes, les relations subjectives sont primordiales. C’était un diagnostic fondamentalement juste et les choses se sont passées comme il l’avait prédit. Mais le grand espoir ne s’est pas réalisé, la société n’est pas une société de relations interpersonnelles, aimables et agréables, comme celles que Jean Fourastié avait prévues.
Prenons l’exemple des ouvriers : dans notre société, les ouvriers représentent encore environ 30% de la population (à 80% des hommes, des chefs de famille). Ils restent le groupe social dominant. Il y a une différence fondamentale entre la condition ouvrière d’hier et celle d’aujourd’hui. Les ouvriers travaillaient dans les usines, ils travaillent maintenant majoritairement dans les services. Le même phénomène se produit aux Etats-Unis. Selon l’INSEE, ceux qui se trouvent dans un environnement de type artisanal sont plus nombreux que ceux qui sont dans un environnement de type industriel. Ils sont manutentionnaires, réparateurs, des tâches recensées comme étant de service. Voilà pourquoi, même s’il reste beaucoup d’ouvriers en France aujourd’hui, la classe ouvrière dépérit et il n’y a plus ce sentiment de classe que donnait l’appartenance à des conditions d’existence presque identiques autour de la « chaîne », dans un environnement industriel où les ouvriers faisaient masse face au patronat. Aujourd’hui, les ouvriers sont bien plus soumis à la dictature des clients qu’à celle de leurs patrons. En réalité, le donneur d’ordre est bien souvent le client pressé, impatient. L’idéologie ouvrière s’est transformée et elle s’est rapprochée de l’idéologie du petit patron, de ce qu’on appelait le poujadisme, pour lequel l’ennemie est la société dans son ensemble. Ce qui expliquerait aussi que certains d’entre eux votent pour le Front national.

2. La société taylorienne profondément remise en question
Dans le même temps, on assiste à une critique et à une mise en cause croissante du modèle de société taylorienne, dans les années 1950-60, notamment en 1968, parce que c’était une société dite d’aliénation. Lorsque le travail à la chaîne avait été organisé par Ford au début du XXe siècle, il souhaitait que ses ouvriers ne sachent ni lire, ni écrire, ni même parler l’anglais, afin qu’ils puissent s’oublier dans leur tâche. C’est cette organisation du travail, capable de rendre productif le segment de la société qui l’est le moins, les travailleurs non qualifiés, qui a volé en éclats. Dans les années 1960, en effet, ceux qui se présentent sur le marché du travail savent lire, écrire et n’acceptent pas les tâches qu’on leur donne. On peut interpréter mai 68 comme le moment où la nouvelle force de travail entre en conflit avec un type d’organisation qui a très peu évolué au cours du XXe siècle.
Un nouvel esprit du capitalisme est né. L’ancienne société pyramidale, hiérarchique va être « débité en tranches ». A partir des années 1970, et surtout 1980, un nouveau type d’organisation du travail émerge, avec des structures plus horizontales. Les entreprises se spécialisent dans un certain nombre de tâches où elles ont un avantage comparatif, et elles externalisent au marché toutes les autres. Dans les années 1980-90, il n’y a plus cette imbrication de tous les étages de la société au sein même des entreprises. Il y a des bureaux d’ingénieurs et des entreprises d’entretien disjointes des firmes auxquelles elles fournissent leurs propres produits. Dans ce nouveau type d’agencement de la société post-industrielle, le marché joue un rôle beaucoup plus important.
Pour reprendre l’exemple des ouvriers, dans le monde actuel, ceux qui sont les moins qualifiés et les plus faibles ne sont plus accrochés aux wagons de la prospérité. Car, même si le travail à la chaîne était aliénant et pénible, il avait au moins le mérite d’arrimer solidement ce segment le plus bas au reste de la société. Aujourd’hui, au fond, chacun garde ses billes.

3. Un « monde des appariements sélectifs »
Le jeu entre les différents étages de la société est devenu beaucoup plus fluctuant. Dans l’un de mes ouvrages, Richesses du monde, pauvreté des nations, j’avais traduit de l’anglais une expression qui me paraît assez bien convenir à la description de notre monde, un « monde des appariements sélectifs », dans lequel on ne se retrouve plus qu’entre pairs, entre égaux. Dans les bureaux d’ingénieurs, il n’y aura plus que des polytechniciens qui auront les mêmes tâches, et y seront sous-traitées toutes ces choses qui ne collent pas au cœur de cible des activités des bureaux en question. Dans les années 1950-60, les usines Renault fabriquaient 80% de la valeur de la voiture vendue, y compris la cantine qui permettait de nourrir les ouvriers. Aujourd’hui, la part de la valeur fabriquée par les usines Renault est de l’ordre de 20 à 25% et 80 à 75% des tâches sont externalisées.
On associe évidemment le « monde des appariements sélectifs » à plus d’inégalités, car les destins deviennent beaucoup plus volatiles. Par exemple, deux personnes qui ont fait les mêmes études, qui ont les mêmes diplômes et qui, dans les années 1950-60 auraient été identiques l’une à l’autre, ont aujourd’hui des destins complètement dissociés. Les écarts sont beaucoup plus marqués au sein même de catégories qui sont socialement équivalentes et homogènes.

4. « Tout sauf la fac ! »
La France souffre, par rapport aux Etats-Unis, d’un mal particulier : elle a raté la massification de l’enseignement supérieur, marque naturelle, logique, de l’évolution de la société.
La société post-industrielle est en partie une société de la connaissance. L’objectif de la gauche française, dans les années 1980, de faire porter au bac 80% d’une classe d’âge, a été quasiment accompli, puisqu’on est passé, en l’espace de dix ans (1985-1995), de 30% d’une classe d’âge qui avaient le bac, à plus de 60%. Mais cette augmentation considérable du nombre des bacheliers, c’est peu de dire que la France ne s’est pas donné les moyens d’y faire face. En effet, en même temps qu’on multipliait ainsi l’accès aux universités, on n’a pas multiplié les moyens.
Cet état de fait est le signe de quelque chose de plus grave, une pathologie particulière de la société française par rapport à la société américaine. Les Etats-Unis dépensent deux fois plus que la France pour l’enseignement supérieur et surtout, ils ont réussi cette massification de l’enseignement supérieur en s’appuyant sur une gamme variée d’institutions universitaires. En France, on ne parvient pas à sortir d’un système élitiste. En 1900, il y avait à peu près autant d’élèves dans les universités que dans les grandes écoles Aujourd’hui, les grandes écoles ne représentent que 5% du parc universitaire, le reste se partageant entre universités (plus de 60%) et I.U.T. On est dans une situation extrêmement anxiogène. Pour que les enfants des classes supérieures, des élites – dont le mot d’ordre est : « tout, sauf la fac ! » – n’aillent pas à l’université, la guerre des classes (scolaires) commence de plus en plus tôt, dans les lycées, dans les collèges, et même à l’école primaire. Ce qui contribue à donner à la société française le sentiment que les inégalités, qui proviennent de l’héritage, de la situation sociale des parents, deviennent de plus en plus lourdes. Comme dans le monde industriel, on retrouve ici le phénomène d’appariement sélectif au niveau territorial, dans une société française plus segmentée que jamais.

5. Délocalisation et externalisation : l’arbre et la forêt
Il y a, dans notre société post-industrielle, la conjonction de deux phénomènes. D’abord, ce que l’on consomme aujourd’hui est de plus en plus tertiarisé. On a davantage besoin de médecins que d’ouvriers dans les usines, remarquait Jean Fourastié. Parallèlement, il y a une segmentation accrue des entreprises en différentes strates, ainsi que je les ai décrites. Le fait que l’économie soit désormais segmentée et apporte au marché un rôle plus important, donne à penser que l’on est dans une société néolibérale. Le marché devient un « régulateur », plus que par le passé, des relations humaines.
Cette évolution très profonde, en germe depuis le milieu des années 1970, est parfois confondue avec ce que l’on associe à la mondialisation, car le même processus est à l’œuvre. Dans le cas de la mondialisation, on parle de délocalisation, dans le cas présent, il s’agit d’externalisation. En réalité, les deux phénomènes sont concomitants, l’un cachant l’autre. Ce qui change vraiment la donne dans le domaine social, c’est l’externalisation. La mondialisation n’est qu’une part congrue de ce phénomène, puisque, en confiant à des sous-traitants des tâches qu’on ne fait plus soi-même, certaines d’entre elles sont délocalisées très loin. Mais cela reste, du point de vue quantitatif, une tranche extrêmement faible des emplois. Si l’on fait le décompte des emplois détruits par les délocalisations, il est encore ridiculement faible et l’ensemble des échanges entre la France et les pays en voie de développement, du côté des importations, représente moins de 3% des emplois. Du côté des exportations, il y a évidemment des créations d’emplois. Mais le solde net est tout à fait dérisoire.

6. Mondialisation et division internationale du travail
En revanche, dans un livre récent, La Mondialisation et ses ennemis, j’essaye de montrer que la mondialisation aiguise une tendance spontanée de nos sociétés tertiaires à polariser aux deux bouts de la chaîne les emplois, que sont les tâches de conception et de prescription. L’étape intermédiaire, la tâche de fabrication, est considérée comme tout à fait inessentielle. Dans le cas d’un produit pharmaceutique, par exemple, ce qui compte c’est la recherche, la conception de la molécule, d’une part, et la prescription de la molécule par un médecin, d’autre part.
Les Etats-Unis sont excellents et parfaitement à l’aise dans cette division du travail, puisqu’ils abandonnent une part très importante des tâches de fabrication. L’emploi industriel y est proche de 10% aujourd’hui, c’est-à-dire un chiffre inférieur à celui de la France. Dans les domaines de l’automobile et de l’aéronautique, la France tient à garder des emplois industriels, sans doute à juste titre, puisqu’il y a évidemment beaucoup de valeur ajoutée.

7. Recherche et Développement
Les Européens ont du mal à passer à cette société de conception et à trouver les moyens de rivaliser avec les Etats-Unis dans le domaine de la R&D en dépensant proportionnellement autant d’argent qu’eux. Les chercheurs européens sont les premiers à souffrir d’une concurrence inégale. Même si la France dépense 2 à 2,3% du PIB, alors que les Etats-Unis dépensent 2,9%, au niveau l’Europe des Quinze aujourd’hui, nous dépensons deux fois moins que les Américains.
Au delà de ces problèmes d’argent, l’Europe peine à créer des effets d’agglomération des savoirs et des compétences, comme on peut l’observer aux Etats-Unis, qui concentrent l’essentiel de la recherche fondamentale à San Francisco et à Boston, où la moitié des chercheurs américains se retrouvent, dont une pléiade de prix Nobel. Cet effet d’agglomération rend évidemment plus facile le fonctionnement des universités, car il crée un marché du travail pour les chercheurs. En Europe, accepterait-on que la moitié de la recherche se fasse dans la région de Londres ou de Bologne ? Chaque pays, et même chaque ville moyenne, chaque conseil régional veut avoir son patrimoine intellectuel. Tout le monde souhaite son département de recherche. Ce qui tend à saupoudrer les richesses intellectuelles sur le continent européen et à entraver toute concurrence avec les Etats-Unis.

Les points forts du débat

L’Europe doit concrétiser le pari de l’économie de la connaissance

Elisabeth Guigou : Nous sommes convaincus que c’est au niveau européen qu’il faut investir dans l’économie de la connaissance, car là se situe notre avantage comparatif.
A entendre votre propos, il semble que le territoire européen est atomisé et que nous resterons longtemps des vieilles nations, avec de vieilles cultures et des langues différentes. Mais alors, quel chemin trouver, en matière de recherche, pour surmonter ces difficultés, tout en respectant nos particularités d’Européens ?

Daniel Cohen : En France, il faut donner aux universités les moyens financiers d’être à la hauteur d’un tel défi. Mais, il ne fait aucun doute que cela doit s’accompagner aussi d’une réforme d’ampleur des structures. Les universités ont besoin d’une certaine autonomie afin qu’elles puissent, elles-mêmes, prendre l’initiative d’ouvrir ou de fermer des départements au gré de l’offre et de la demande des universitaires.
Au niveau européen, 80% du budget est consacré aux dépenses agricoles et aux fonds structurels, il ne reste presque rien pour l’Université et la recherche. Une réforme simple, appelée par les chercheurs de leurs vœux, serait de doter l’Europe d’un équivalent de la National Science Foundation, c’est-à-dire d’un instrument capable d’attribuer les ressources, non pas là où la Commission européenne décide qu’elles doivent aller, mais là où les chercheurs pensent qu’elles seraient utiles. Donner aux chercheurs européens la possibilité de définir eux-mêmes les projets les plus prometteurs serait une véritable révolution !
Bien sûr, il n’est pas question ici de faire totalement fi du principe de nationalité dans l’attribution des subsides, afin d’éviter l’effet d’agglomération des centres de recherche qui existe aux Etats-Unis (qui ne leur pose aucun problème). En revanche, il serait bon de favoriser certains regroupements à l’échelle de l’Union européenne, afin d’éviter l’épreuve de la concurrence et le rachat, par les Etats-Unis, d’équipes de chercheurs de qualité.

E.G. : Faire des réseaux européens vous semble-t-il une bonne idée ?

D.C. : Il en existe déjà beaucoup et à l’heure de l’Internet, les chercheurs les pratiquent déjà, sans l’aide des institutions.
Je serais, quant à moi, favorable à une formule beaucoup plus radicale qui consisterait à attribuer des ressources considérables aux dix meilleurs laboratoires ou départements, qui consacrent leurs recherches à vingt ou trente champs disciplinaires importants sur le territoire européen. Les autres laboratoires seraient amenés à se regrouper, définir eux-mêmes les unités pertinentes, en fonction des affinités de chacun, afin d’arriver à prendre place parmi les dix meilleurs. Il faudrait que ces lieux soient également ouverts à l’enseignement.

Jean-Noël Jeanneney : Le reproche que les chercheurs font au système de financement de la recherche est lié non seulement au peu d’argent qu’on leur donne, mais aussi à l’effet négatif du désir de l’Etat de fixer à l’avance une sorte de déroulement prévisible de la recherche. Il faut donc, à leurs yeux, privilégier le talent et donner ensuite une part à l’imprévisible. Il me semble qu’il y aura plus de chance de ne pas perdre d’argent en leur accordant cette liberté.
En 1945, Pierre Auger, grand scientifique français qui dirigeait l’enseignement supérieur aux côtés de René Capitant, ministre de l’Education nationale du gouvernement provisoire du général De Gaulle, avait pensé à une réforme, qui finalement n’avait pu aboutir, à cause du départ de De Gaulle en 1946. Il s’agissait de faire une coupure très nette entre années du collège et années des postes gradués, c’est-à-dire d’introduire un système de propédeutique de deux ou trois ans. Il aurait été demandé aux professeurs d’enseigner dix heures par semaine – sur le modèle de la Khâgne ou des Maths Spé. -, avec de meilleures rémunérations qu’au lycée. D’autre part, il y aurait eu, pour les élèves, une sélection naturelle, acceptée, qui n’aurait pas été perçue comme un arrêt, une coupure, mais comme une façon d’orienter les étudiants et peut-être de vérifier qu’ils pourraient ensuite se réorienter territorialement, comme c’est le cas aux Etats-Unis. Cette idée aurait-elle encore un sens aujourd’hui ?

D.C. : En France, il existe un système grandes écoles, un système universitaire (1er cycle + licence), où les dés ne sont pas jetés, et un système qui, à partir de bac + 4 et bac + 5, s’appuie sur la grande réforme des DEA et des DESS, faite par la gauche en 1988, qui a permis aux universités de commencer à offrir des diplômes compétitifs et professionnalisants. Le LMD (Licence, Master, Doctorat), que la France est en train d’adopter relève du système que vous décrivez.
La réforme que nous souhaitons est de permettre aux universités, comme elles le font maintenant pour les DEA, de faire une sélection à l’entrée des masters, c’est-à-dire de la maîtrise. Des alliances entre grandes écoles et universités, autour de masters, deviendraient alors possibles, car les grandes écoles, s’arrêtant le plus souvent à bac + 4, ne peuvent pas produire de master.
Certains sont hostiles à cette formule, parce que les champs disciplinaires les plus vulnérables (sciences sociales, lettres) craignent d’être paupérisés au sein des universités.
Si cette évolution est nécessaire, il faut qu’elle se fasse par le haut, dans le cadre d’une vraie réforme budgétaire, et non pas en gérant la pénurie et en mettant plus d’argent là où les filières sont compétitives et moins là où elles sont à la traîne.

Jean-Noël Jeanneney : Concernant les disciplines littéraires, il s’agit de ne pas laisser le marché fonctionner tout seul, mais d’expliquer qu’elles sont fondamentales pour une société. Il ne s’agit pas seulement de se doter de spécialistes, mais aussi de personnes qui ont la capacité, grâce à leur culture littéraire, de s’exprimer et de mettre les choses en relief.

La politique de R&D en France et aux Etats-Unis

D.C.: Le Pentagone est à l’évidence l’un des piliers de la réussite du système américain de production du savoir. Si les Américains dépensent beaucoup plus d’argent en Recherche & Développement, c’est parce qu’ils ont un client majeur, prêt à financer n’importe quel projet, pourvu qu’il lui donne une grande avance dans tous les domaines. Mais il s’agit là de la partie dépenses « intelligentes », avec une obligation de résultats.
En vis-à-vis – grande différence avec la France et l’Europe en général -, le Pentagone a en face de lui des institutions suffisamment fortes pour qu’il leur sous-traite la fabrication de ses savoirs. En Europe, si l’on est capable de mener des recherches fondamentales, lorsqu’elles ont un objectif commercial (Ariane, Airbus), et de mobiliser des énergies autour de ces projets. Le Pentagone est dans une logique de sous-traitance de la fabrication du savoir à des institutions qui préexistent aux objectifs qu’on leur donne.

La stratégie de Lisbonne est-elle la réponse à la « tertiarisation » de la société ?

D.C.: Je ne peux qu’approuver l’engagement pris par l’Union européenne de consacrer au moins 3% de son budget à la Recherche & Développement, afin de faire de l’Europe le continent de la connaissance. Mais je ne vois pas, pour le moment, comment on pourrait s’entendre pour parvenir à cet objectif et comment mobiliser les entreprises privées européennes, qui font deux fois moins de recherche qu’aux Etats-Unis.
Il est beaucoup plus facile pour une entreprise, de haute technologie, d’externaliser aux Etats-Unis sa recherche fondamentale. Voilà pourquoi il y a si peu de recherche privée en Europe. Voilà pourquoi nous avons besoin de grandes universités performantes, où l’on peut espérer un retour sur investissement favorable.

La politique de R&D : une coopération renforcée à l’échelle de la zone Euro ?

Daniel Cohen : Nous aurons certainement des déconvenues si l’Europe dans son intégralité n’est pas partie prenante de la politique de R&D. Réaliser un pôle de connaissance sans la Grande-Bretagne serait dénué de sens.
Il faut donner à des pays qui sont à la périphérie de la zone Euro, la possibilité de se constituer en centres d’excellence. Dans le domaine du savoir, de la connaissance, où la question de la mobilité des personnes est très importante, je crois qu’il serait très difficile de faire admettre aux Tchèques ou aux Polonais, par exemple, qu’on ne peut pas les inclure.

Qu’entend-on aujourd’hui par secteur tertiaire ?

D.C.: La notion de secteur tertiaire perd son sens quand 75% de la population y travaille. On a alors besoin de catégories plus fines et distinguer, au sein du tertiaire, entre primaire ou services aux particuliers, secondaire ou services aux entreprises, et tertiaire ou production de biens immatériels, dans lesquels seraient inclus les moyens de communication.

L’Europe, orpheline du syndicalisme

D.C.: Le monde actuel est orphelin du syndicalisme. Certes, il y a encore des ouvriers en France, mais il n’y a plus de classe ouvrière, au sens où on l’entendait dans les années 1950-60. Ce phénomène de désyndicalisation, très préoccupant, se retrouve dans la société européenne comme américaine. Le monde est aujourd’hui éclaté en petites firmes de type artisanal, les ouvriers sont davantage confrontés aux clients pressés qu’aux patrons et chacun croit vivre une tâche singulière.
Cela ne se prête guère à un retour du syndicalisme dans la mesure où le propre du syndicalisme, est de substituer la voix du mouvement syndical à celle de l’ouvrier dans sa relation bilatérale avec son patron. Philippe Askénazy, l’un de mes élèves, a étudié, à la lumière de la question des accidents du travail, l’évolution syndicale en France et aux Etats-Unis.
Ce qu’on ignore parfois, et que le livre de Philippe Askénazy met en lumière, c’est à quel point les causes physiques des accidents du travail restent importantes Il démontre, notamment, que la pénibilité croissante des tâches, en France, ainsi que la multiplication des accidents étaient liées à la réorganisation du travail et à la « tertiarisation », dans la mesure où l’on attend des personnes qu’elles soient polyvalentes avec, pour certaines d’entre elles, des tâches plus pénibles que par le passé.
Au risque de faire grincer des dents, Philippe Askénazy prend l’exemple des Etats-Unis pour montrer comment un certain renouveau du syndicalisme et de l’action publique peut agir efficacement. Il observe que le taux d’accidents du travail est très inférieur aux Etats-Unis. Après avoir augmenté dans les années 1980, avec la réorganisation industrielle, ils ont considérablement décru dans les années 1990, et cela grâce à la combinaison de quatre facteurs :
– un nouveau syndicalisme a émergé, porté par les minorités ethniques et les femmes, qui a dénoncé les tâches les plus pénibles et les entreprises les plus « polluantes » en matière de condition de travail. A la manière du mouvement altermondialiste d’aujourd’hui, il a utilisé intensivement Internet ;
– une loi a été votée en 1996, obligeant l’Etat à rendre publiques les données non confidentielles que les administrations collectaient sur les entreprises, notamment en matière d’accidents du travail ;
– aux Etats-Unis, il n’ya aucune mutualisation des coûts et les accidents du travail sont à la charge des entreprises, qui ont dû payer parfois jusqu’à 10% de leursprofits.Al’inverse, en France, il y a mutualisation totale pour les firmes de moins de dix salariés (qui ne supportent donc pas les coûts des accidents du travail), ce qui accélère la tendance des grands groupes à l’externalisation des tâches dangereuses vers ces petites firmes ;
– Enfin, au Etats-Unis, la deuxième moitié des années 1990 a été une période de plein emploi : le taux du chômage est descendu à un niveau très bas (moins de 4%), les entreprises américaines ont eu des difficultés à recruter et les conditions de travail agréables sont devenues un élément important de la concurrence à l’embauche.
On mesure le chemin qu’il reste à parcourir en France pour pouvoir peser efficacement sur les conditions de travail. La notation sociale des entreprises reste lapidaire, elle est parfois prise comme un gadget. La propension spontanée des acteurs sociaux français est davantage de demander des compensations pour la pénibilité du travail (en matière de retraite, de repos compensateur) que de s’attaquer directement à celle-ci. Dans le domaine public, une loi qui ferait obligation à l’Etat de rendre disponible les informations (non confidentielles) dont il dispose sur les entreprises serait une véritable révolution. Obtenir des statistiques pour mener une analyse des pratiques des entreprises reste en grande partie impossible.

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