Sébastien Vignon
LES ÉLUS DOIVENT FAIRE PREUVE DE PERSUASION
Chercheur au Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, le CURAPP, à Amiens, Sébastien Vignon est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée "Des maires en campagne: les logiques de (re)construction d’un rôle politique spécifique". Ilest devenu l’un des universitaires les mieux armés pour analyser l’évolution des collectivités locales.
Communes de France. Nous avons maintenant une décennies de pratique de l’intercommunalité telle que définie par les lois du 12 juillet 1999 dite Chevènement et du 25 juin 1999 dite Voynet; à quelles transformations de l’action publique a-t-on assisté?
SEBASTIEN VIGNON : "L’extension des prérogatives des groupements à fiscalité propre et l’émergence des Pays ont considérablement accru les responsabilités des élus. Elles ont aussi complexifié la gestion des affaires locales. Dans les arènes intercommunales, les élus doivent faire preuve de persuasion. En effet , chacun souhaite défendre les intérêts et son territoire, renforcer sa représentativité et peser dans la décision publique. Donc chacun se trouve en concurrence avec son collègue. Les pratiques de négociation constituent un gage de prise en compte de leurs intérêts respectifs. Or, tous les élus des petites communes ne sont pas des familiers des arcanes et des enjeux de la négociation. Ce qui peut expliquer les capacités inégales des maires à orienter les politiques intercommunales et à bénéficier des ressources (équipements, services, financements) communautaires. Les dispositions et les valeurs promues par la réorganisation de la coopération intercommunale sont moins celles du "dévouement", qui prévaut encore sur le terrain communal. que la compétence et l’efficacité. Pourtant très impliqués au sein de leur village et dévoués à leur collectivité (disponibilité, écoute, contacts, médiatiDn). des édiles sont souvent réduits à se comporter en simples "spectateurs" lorsqu’ils évoluent dans les arènes intercommunales."
Comment a évolué la fonction de maire? Quelles différences distingue-t-on entre les maires citadins et les maires ruraux?
SEBASTIEN VIGNON : " Dans un contexte de décentralisation et de refonte de l’intercommunalité, les élus ruraux doivent construire leur légitimité sur le registre de la gestion de "proximité" (disponibilité, médiation, écoute, etc.) mais aussi sur le registre "managérial"l"entrepreneurial". Depuis les lois décentralisatrices, le pouvoir des maires s’est considérablement accru. Le rôle a évolué dans lesens d’une plus grande marge d’action et de décision. Le maire n’est plus simplement intercesseur entre les services de [‘État et la communauté viIlageoise.1l doit être un décideu r efficace. Ce qui suppose la détention de compétences et la maîtrise de savoir-faire et connaissances plus pointus en matière de gestion publique. Cetteévolution profite aux catégories moyennes (instituteurs, fonctionnaires de catégorie B, techniciens principalement) et supérieures salariées (cadres d’entreprise et du secteur public ingénieurs, professeurs) dont la part ne cesse d’augmenter, même si elle reste moins élevée que chez les maires des grandes villes. Cesgroupes sociaux bénéficient du recul des agriculteurs. Cesderniers restent cependant sur représentés par rapport à leur poids parmi les actifs et fournissent le contingent d’édiles le plus important. L’élection de nouveaux résidents, sans aucune attache familiale dans le village occupant des professions socialement "valorisantes" et recrutés pour leur profil d’ "experts" est un signe supplémentaire de la prédominance de cette légitimité à dominante technique (connaissance des dossiers, insertion dans des réseaux politica- administratifs, mise en forme de projets municipaux). Par contre, les élus ruraux dans leur ensemble restent beaucoup plus à l’écart des partis politiques que leurs collègues urbains. L’enquête par questionnaire que j’ai réalisée dans le département de la Somme l’atteste: moins de 17 % des maires des communes de moi ns de 2 000 habitants (ré)élus en mars 2001 déclarent avoir été ou être encore membre d’un parti."
Dans les premiers temps de la mise en place des EPCI, vous semblez avoir décelé une aggravation de tendances lourdes dans la composition des exécutifs de communautés de communes (en termes de génération, de genre, de classes sociales … ) : assiste-t-on, depuis, notamment après 2008 à une évolution ou à une pérennisation des évolutions constatées précédemment?
SEBASTIEN VIGNON : " On assiste à un renforcement du processus de sursélection sociale des dirigeants intercommunaux. La surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures s’accélère au fur età mesure que les EPCIgagnent en surface décisionnelle. À la veille du renouvellement de 2008, 3L6%des maires des communes rurales et périurbaines détenant une présidence ou une vice-présidence des communautés sont issus de cette catégorie. Leur part à la direction des EPCI enregistre une progression supérieure à 10 points: 42 % des responsables de ces structures sont issus de cette catégorie contre 24 % des maires (ré)élus à l’issue du scrutin municipal. Les catégories populaires, déjà marginalisées dans ces instances exécutives, sont en recul. Même si le processus n’est pas achevé, la recomposition du paysage politico-institutionnel, y compris dans les espaces dits "ruraux" provoque des changements dans les modes d’administration et de gouvernement Ces derniers se traduisent par la spécialisation des activités de l’élu local.une professiormalisation progressive des compétences et des savoir-faire nécessaires pour l’administration des instances intercommunales."
L’évolution de l’intercommunalité semble avoir modifié l’organisation des pouvoirs en France,c’est un sujet éminemment politique. Pourtant,il semble que les Français identifient toujours plus facilement le maire que le président de l’intercommunalité
SEBASTIEN VIGNON : "Le maire, et encore plus en milieu "rural", reste effectivement l’élu préféré des Français comme l’indiquent les sondages, mais aussi les taux de participation plus flatteurs enregistrés lors des élections municipales (même si ce scrutin tend à devenir lui aussi moins mobilisateur). La faible capacité d’identification des dirigeants intercommunaux tient au fait que lors des élections municipales, l’intérêt et les politiques communautaires restent, dans la plupart des cas, introuvables. Les candidats ont centré les débats surdes considérations strictement communales; l’instance de coopération intercommunale étant le cas échéant reléguée au rang de simple partenaire destinée à apporter son soutien aux projets municipaux"
Vous avez évoqué, dans un article, « une partition entre les espaces de représentation politique, les communes, et des espaces décisionnels de l’action publique, les structures intercommunales» : quelles devraient être les remèdes à cette partition?
SEBASTIEN VIGNON : "On assiste effectivement à une déconnexion entre des espaces de production de bon nombre de politiques locales que sont les EPCI à fiscalité propre, et des territoires de la légitimité politique que sont les communes. Tout laisse penser que les candidats aux élections municipales pensent les enjeux intercommunaux, soit comme peu compréhensibles par les citoyens, soit comme peu rentables électoralement, et ce d’autant plus que le mode de désignation des délégués communautaires s’effectue dans le cadre communal. Dans une telle configuration, comme l’ont montré les enquêtes de terrain effectuées lors du dernier scrutin municipal. les campagnes électorales ne donnent que très rarement lieu à une publicisation des enjeux intercommunaux ou à des antagonismes sur les politiques communautaires. Tant que l’élu intercommunal n’existe pas comme autorité politique distincte aux yeux de la population, l’intercommunalité, sous son angle institutionnel, n’apparaîtra pas comme une priorité dans la hiérarchie des thèmes évoqués par les candidats et le citoyen restera tenu à distance des enjeux communautaires."
Comment analysez-vous l’évolution de la démocratie locale au regard de la réforme promue par le gouvernement?
SEBASTIEN VIGNON : "Face au développement des EPCI et à la multiplication de leurs compétences, la question de leur légitimité démocratique revient régulièrement dans le débat politique. Mais cette énième réforme tend plutôt à consacrer certaines caractéristiques saillantes du fonctionnement actuel etpassé des instances intercommunales, admis par les élus locaux et leurs associations: quasi monopole des maires dans la représentation de leurs municipalités au sein des EPCI,une gestion politique interpartisane ("consensuelle" préciseraient les élus) des politiques publiques locales, une opacité des procédures de décision et une faible publicité des débats auprès des citoyens. La démocratisation de l’intercommunalité est très timide. L’élection des organes délibérants des EPCI à fiscalité propre en même temps et sur la même liste que les conseillers municipaux – c’est-à-dire dans un cadre communal-, pour consensuelle qu’elle soit chez les élus, n’est pas suffisante. La circonscription électorale de l’intercommunalité reste plu ri-communale, et la légitimité des élus communautaires dépendra donc toujours très étroitement des scrutins communaux. Les nouvelles règles contenues dans la réforme (circonscription électorale communale, choix des délégués communautaires au sein des listes municipales à l’occasion d’un seul scrutin selon des modalités inspirées du système en vigueur à Paris, Lyon et Marseille) provoquent leconsensus chez les maires et les principales associations d’élus, dans la mesure où elles ne viennent pas fragiliser l’institution municipale."
D’un point de vue prospectif, quelles évolutions de l’intercommunalité sont à prévoir/vous sembleraient souhaitables?
SEBASTIEN VIGNON : " Si l’on part du principe que les grands enjeux de l’action publique locale ne peuvent plus être pris en charge dans un cadre communal, il faut alors être cohérent et en tirer les conséquences institutionnelles! Il faut élire au moins une part des élus (ou le président) dans une circonscription communautaire unique (le périmètre de l’EPCI) avec une prime majoritaire. Car c’est uniquement à cette condition que pourront émerger des projets communautaires directement arbitrés par les électeurs et qu’un leader responsable pourra ainsi les incarner. Mais, une telle perspective aurait pour effet de bouleverser les équilibres de pouvoir prévalant actuellement entre les maires et les présidents qui verraient ainsi leurs prérogatives se renforcer au détriment des édiles. Une réforme plus radicale, telle que l’élection au suffrage universel direct d’une part ou de la totalité des conseillers communautaires dans une circonscription unique, ou des seuls présidents des structures intercommunales,
serait en mesure de palier ce déficit démocratique. Car en l’état, cette réforme peut venir opacifier un peu plus le système politique local dans son ensemble et l’éloigner du citoyen."
Propos recueillis par Gaël Brustier