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A l’heure de la refondation de l’école – et du débat plus ou moins avorté sur la fin des devoirs à la maison – voilà un livre qui tombe bien ! Mais au-delà de ce lien avec l’actualité, c’est surtout un ouvrage qui apporte des éléments de réponse importants sur des questions relevant de la sociologie de l’éducation, ainsi que de la sociologie des milieux populaires.
- 1 L’élitisme républicain, éditions du Seuil et La République des Idées, 2009, p. 63 (…)
2Au niveau de la sociologie de l’éducation tout d’abord : on sait depuis longtemps que l’école n’offre pas les mêmes chances à tous les élèves selon leur origine sociale. C’est même une caractéristique particulièrement affirmée en France selon les résultats des enquêtes PISA : ainsi « les enfants d’origine populaire sont davantage pénalisés à l’école en France que dans d’autres pays » selon Baudelot et Establet1. Toute une tradition théorique explique ces inégalités depuis Bourdieu et Passeron par les inégalités de ressources culturelles entre les familles. Plus récemment un certain nombre de chercheurs (Bauthier, Rayou, Bonnéry…) ont mis en avant le rôle des malentendus pédagogiques qui apparaissent entre l’école et les familles populaires, du fait de ces inégales ressources culturelles, ainsi que des méthodes pédagogiques adoptées par l’Education Nationale depuis les années 70. C’est clairement dans cette dernière optique que se situe Séverine Kakpo quand elle indique que « l’hypothèse centrale qui a guidé cette recherche […] était qu’il nous serait possible de mettre au jour l’existence de possibles dissonances entre logiques familiales et logiques scolaires, dissonances dont l’étude pourrait éclairer la part des « prismes » familiaux qui entrent dans la constitution des « malentendus » scolaires des enfants des catégories populaires » (p. 5). Elle le fait sur un sujet, les devoirs à la maison, qui n’a « quasiment jamais fait l’objet d’observation » (p. 4), ce qui en souligne l’intérêt.
- 2 Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, La Dispute, c (…)
3Au niveau de la sociologie des classes populaires ensuite : on sait que ces classes sont fortement impliquées dans le suivi scolaire de leurs enfants. Tristan Poullaouec note par exemple qu’ « en quelques décennies, les familles ouvrières ont massivement révisé leur attitude face aux destins scolaires de leurs enfants […] Depuis les années 1980 la norme semble […] être la prolongation des parcours scolaires aussi loin que possible »2. Il reste à comprendre selon quelles logiques se fait cet investissement. Or la méthode ethnographique de l’auteure est ici particulièrement intéressante. En effet de nombreux travaux de recherche antérieurs ont vu dans les pratiques éducatives des familles populaires des pratiques peu influencées par les logiques scolaires. L’auteure, en multipliant les observations directes et les entretiens sur la base de scénarios pédagogiques, nuance fortement ces travaux, et montre au contraire que « les familles populaires n’échappent pas complètement au processus de « pédagogisation » des rapports éducatifs qui est à l’œuvre dans les autres milieux sociaux » (p. 42). Cela apparaît notamment dans la valorisation de la lecture faite par ces familles. Et c’est là l’occasion de signaler un autre intérêt de cet ouvrage : la multiplication des extraits d’entretiens ou des observations concrètes en rend la lecture parlante et agréable malgré le réel degré d’abstraction et d’approfondissement.
4Séverine Kakpo commence par rappeler qu’elle a enquêté sur une fraction particulière des classes populaires : les familles observées bénéficient en effet d’une relative stabilité professionnelle, résidentielle et conjugale ; elles ont toutes un minimum de ressources culturelles et scolaires. Bref, elles réunissent les conditions pour et ont la volonté de se mobiliser autour des enjeux scolaires.
5Cette mobilisation peut prendre deux formes différentes. Tout d’abord les familles peuvent se transformer en véritable « institution de sous-traitance pédagogique » quand il s’agit de faire les devoirs donnés par les enseignants au sens strict. Or, malgré des discours valorisant l’autonomie des enfants dans leur travail – en accord sur ce point avec les normes scolaires actuelles – les familles développent majoritairement des pratiques de suivi des devoirs très interventionnistes, favorisant justement peu l’acquisition de cette autonomie. L’auteure retrouve ici des résultats déjà faits par d’autres chercheurs mais là encore, les éclaire différemment. En effet, au lieu d’y voir la persistance de logiques typiquement populaires elle y voit un comportement d’adaptation aux défaillances de l’école : celle-ci demandant aux enfants trop régulièrement d’effectuer des tâches à la maison pour lesquelles elle ne les a pas complètement préparés, les familles n’ont pas d’autres choix que de s’impliquer fortement dans la réalisation de ces tâches. On peut toutefois ici noter avec regret que l’auteure illustre son analyse essentiellement à partir d’un exemple – un exercice de français en 5ème – ce qui en limite la portée. L’auteure étudie également de quelle manière les familles peuvent se transformer en institution pédagogique autonome lorsqu’elles décident de donner du travail en plus à leurs enfants.
6Après avoir étudié les formes de mobilisation des familles observées Séverine Kakpo s’intéresse aux modalités de cette mobilisation, et donc aux malentendus provenant d’une véritable désorientation des familles face aux (nouveaux) codes scolaires. En effet les parents de ces familles ont connu une école qui avait d’autres attentes que celle d’aujourd’hui. Par exemple leur école insistait beaucoup plus sur la capacité de mémorisation et de restitution des connaissances qu’aujourd’hui, alors que celle d’aujourd’hui valorise la capacité à construire des connaissances. Ces changements dans les attentes scolaires produisent une incompréhension, une désorientation des parents face au fonctionnement actuel de l’école. Cette désorientation produit des interprétations très négatives de l’évolution de l’école (« école démissionnaire »…) et des logiques de « résistance pédagogique », par exemple à travers la recherche de refuge dans l’enseignement privé.
7Mais surtout cette désorientation conduit à des pratiques parentales qui renforcent les malentendus pédagogiques dont sont victimes les enfants en difficulté scolaire. L’auteure analyse cela dans des pages passionnantes relatives à l’apprentissage de la lecture. Elle montre de façon convaincante que les parents proposent – et imposent- à leurs enfants des pratiques telles que la lecture orale, ininterrompue, avec une utilisation trop fréquente du dictionnaire… qui contredisent directement les normes scolaires.
8C’est donc un ouvrage particulièrement riche, et efficace dans ses démonstrations que nous propose Séverine Kakpo. Reste bien sûr à espérer, au-delà de son apport pour les sociologies de l’éducation et des milieux populaires, qu’il puisse un jour contribuer à sa mesure à une remise à plat des méthodes pédagogiques permettant d’aller vers une école (plus) égalitaire.