In L’Harmattan – décembre 2013 :
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Présentation de l’ouvrage Les déchirements des institutions éducatives. Jeux d’acteurs face au décrochage solaire. L’harmattan, 2013, 278 p.
Michèle Guigue
L’ouvrage : Les déchirements des institutions éducatives. Jeux d’acteurs face au décrochage solaire, est issu d’une recherche financée par l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED). Son thème avait pour titre : Les mineurs dits « incasables ». Les guillemets et point d’interrogation manifestaient de la prudence, mais il s’agissait là d’éviter des qualificatifs banals comme « en difficulté » ou « en échec » qui sont devenus des sortes de mots valises. Dans notre société au maillage institutionnel dense et entrelacé, n’est-il pas choquant de dire que de jeunes mineurs sont, peut-être, « incasables » ?
Dans notre réponse, nous avons proposé de considérer que ce terme désigne, non des jeunes, mais une situation dans laquelle se trouvent certains jeunes, une situation complexe que nous avons définie à partir de quatre pôles : un jeune à « caser », ses parents (ou sa famille), un ou plusieurs professionnels en charge de le « caser », des institutions susceptibles de l’accueillir. Cette approche engage à explorer les positions des uns et des autres, notamment celles des professionnels par rapport au jeune qu’ils aident, mais aussi par rapport à ses parents et aux institutions en présence. Elle implique la prise en compte des personnes : les jeunes, le père, la mère, les professionnels ou intervenants divers, en évitant le recours à des entités abstraites et globalisantes : l’école, la famille, les services sociaux, etc. Les institutions existent, mais leurs actions passent par des professionnels qui assument leurs rôles avec des manières de dire et de faire fort différenciées. Et quand il s’agit de jeunes difficiles, les institutions sont interrogées dans leurs valeurs et dans leur fonctionnement, si bien que l’implication des professionnels constitue un aspect non négligeable de ce qui se passe tant en termes de prévention que d’interventions de soutien et d’accompagnement.
Dans cette perspective, nous nous sommes appuyés sur la théorie d’E. Goffman (Asiles, Éditions de Minuit, 1968) car il définit la participation en intégrant plusieurs niveaux. Au premier niveau, les manières de faire comprennent, d’une part, l’engagement c’est-à-dire la coopération et la soumission à des obligations majeures, d’autre part, les réticences et les compromis pratiques. Au second niveau, il fait place aux sentiments ressentis : agréables ou pénibles. Enfin, il reconnaît une double tension intrinsèque à la participation sociale elle-même, entre le pénible et l’agréable, entre l’adhésion et la résistance jusqu’au refus. Penser ces tensions, c’est concevoir des tiraillements plutôt que des alternatives, c’est introduire de l’ambivalence et de l’ambiguïté, plutôt qu’imaginer une résolution monolithique dans une direction ou dans une autre. Ainsi on peut espérer ouvrir des perspectives pour penser, avec nuances, les zigzags de ces parcours d’intégration sociale, bifurcations, ruptures, régressions, échappées et retours, progrès.
Il y a, en effet, des jeunes de 14 à 16 ans qui, bien que l’institution scolaire soit centrale, y sont marginalisés ou s’en esquivent. En cette année scolaire 2013-2014, le décrochage est d’ailleurs une priorité du ministère de l’Éducation nationale. En octobre 2006, partant d’un dispositif, Démission Impossible (Pas-de-Calais), permettant d’individualiser la scolarité de collégiens afin de remédier à leurs difficultés ou de les ramener au collège, nous avons retenu une cohorte de 20 jeunes, les premiers absentéistes lourds, déscolarisés, ou exclus à plusieurs reprises, entrés dans ce dispositif au cours de l’année scolaire 2005-2006, sur un secteur géographique circonscrit : 17 garçons et 3 filles. L’attention portée à ces jeunes par les chargés de mission de Démission Impossible (DI) a permis des contacts confiants et a été décisive pour la conduite de cette recherche. Pour chacun de ces jeunes, nous avons donc fait des entretiens avec eux-mêmes, avec leurs parents, avec des professionnels de collège (en ajoutant l’analyse de leurs dossiers), avec des travailleurs sociaux et avec les médecins scolaires (soit un total de 97 entretiens).
L’ouvrage, rédigé après quelques années, a permis de prendre du recul. Il a aussi permis, compte tenu de notre implication sur le terrain, tout particulièrement celle de Maryan Lemoine, d’avoir des nouvelles d’une proportion importante de ces jeunes, ces nouvelles sont présentées dans l’épilogue.
Que fait émerger cette recherche ? Il ne s’agit pas là d’un résumé, mais d’éclairages ponctuels sur quelques points forts qui n’épuisent pas le contenu de cet ouvrage.
Les professionnels des collèges, quand ils évoquent des élèves précis, compatissent et décrivent des jeunes en souffrance, qui, pour la majorité d’entre eux, s’engagent dans les tâches scolaires, mais qui, débordés par leurs sentiments, ne dominent pas leur implication, s’énervent, explosent face à l’échec. Ces constats sont éloignés des représentations globalisantes insistant sur le manque des respect des obligations majeures de l’école et le manque de travail. L’engagement de ces élèves est plutôt marqué par une absence de modération et de prudence qui conduit à rendre les situations insupportables. Adhésion et explosion s’enchaînent de façon imprévisible, si bien que ces élèves apparaissent bizarres, fascinants, incompréhensibles. Leurs comportements mettent en évidence, de façon exacerbée, l’engagement dans le travail scolaire et la résistance, voire l’opposition, vis-à-vis de l’institution scolaire et de ses règles impersonnelles : ses programmes insurmontables, son anonymat, ses enseignants interchangeables.
Ces élèves acceptent de travailler avec ceux qu’ils choisissent, dans des situations duelles et à l’écart, à l’abri des normes des programmes et de la relation maître-élève, à l’abri de la comparaison et de la concurrence des autres et de l’éventuel spectacle de leurs difficultés. Pour eux, être scolarisés aux marges de la classe constitue souvent un compromis acceptable : l’individualisation du parcours, le retrait spatial tendent à atténuer la pénibilité et la rigidité des normes. Ce mode de fonctionnement modifie la division du travail, ce sont souvent les assistants d’éducation qui prennent en charge le tutorat, parfois relayés par des principaux ou des adjoints qui accueillent ces élèves dans leurs bureaux et retrouvent ainsi une activité pédagogique, eux qui sont souvent d’anciens enseignants. Les Conseillers Principaux d’Éducation assurent, quant à eux, une charge dévoreuse de temps : suivre ces élèves dans leurs déplacements et les nombreux papiers qui s’ensuivent (chapitre : Les professionnels des collèges : les aléas de l’engagement).
Dans ce contexte, le dispositif DI, ouvrant sur la découverte du monde professionnel, constitue un compromis, voire une bouée de sauvetage acceptable pour eux comme pour l’école. La culture de l’établissement crée, néanmoins, des différences importantes d’un collège à l’autre, certains sont sensibilisés à ces élèves difficiles et ont une approche compréhensive : Ils voient l’enfant, ils voient pas que l’élève, parce que l’élève c’est une horreur ! dit un principal de ses enseignants. Ainsi est manifeste dans les entretiens le sentiment d’appartenance, « l’attachement » dirait Goffman, celui des cadres éducatifs et des enseignants, comme celui des élèves.
Les difficultés scolaires de ces élèves, repérables dans les dossiers, sont souvent anciennes. Pour certains, on trouve des traces de prise en charge dès la maternelle. Quelques élèves ont la moyenne, guère plus, à l’entrée en 6e, mais la plupart ne maîtrisent pas les compétences de base. Les parents évoquent souvent les bons souvenirs de l’école primaire et la catastrophe de l’entrée en 6e, mais les pièces archivées ne confirment pas la radicalité de cette coupure, tant parce que des difficultés étaient déjà présentes que parce que la dérive s’opère plutôt en 5e ou en 4e. Si le collège peine à s’occuper de ces élèves, il faut reconnaître qu’il est placé face à des situations inextricables : orientations en SEGPA (Section d’enseignement général et professionnel adapté) refusées ou, exemple extrême, Roger qui revient dans son collège d’origine parce qu’après deux ans, l’EREA (Établissement régional d’enseignement adapté) qui l’accueillait n’y arrivait plus et l’exlcut ! (chapitre : Des parcours scolaires sinueux et perturbés).
Situations inextricables, car ces élèves cumulent des difficultés et des malheurs : problèmes de pauvreté, de familles, de santé, événements dramatiques. Ces aspects qui s’inscrivent dans l’histoire du jeune et de sa famille, parfois depuis sa naissance, suscitent de la souffrance, ils sont soulignés par les parents : tout ne vient pas d’eux, ni non plus de l’école (chapitre : Des environnements familiaux compliqués et fragiles). Farid comme Eddy ne surmontent pas le décès de leur père au moment délicat de l’entrée en 6e. Handicapé, Dylan en veut à la terre entière. Kelly, placée bébé, suscite de nouveaux placements tout en les faisant voler en éclat… Certains passent d’un établissement à l’autre de façon tourbillonnante, ainsi Kelly passe dans 6 collèges, Médhi dans 4, Roger fait des aller et retour entre son collège et des structures diverses : EREA, Dispositif relais, atelier de la Protection judiciaire de la jeunesse. La place qu’ils occupent n’est donc jamais durablement appropriée. Chaque arrivée dans une nouvelle institution semble être une nouvelle chance : « on remet les pendules à zéro ». Cependant, la comptabilité des absences, des frustrations, des violences se remet en marche, parfois d’autant plus vite que les antécédents des jeunes sont colportés. Perçus comme étant perpétuellement en train de changer de « case », ils sont considérés comme des pièces rapportées , ils ne sont à personne, ils sont d’ailleurs (Paroles de CPE).
En revanche, les parents constituent, eux, un milieu relativement stable. Relativement, car il y a des maladies, des décès, des divorces, des pères incarcérés, des maltraitances (chapitre : Des environnements familiaux compliqués et fragiles). Il y a aussi des mères qui ont peur de leur ado, trop grand et trop fort, et qui s’interrogent : sa violence, à la maison comme à l’extérieur, ne met–elle pas en danger le fragile équilibre de la famille ? Toutefois, les parents tentent de soutenir leur enfant, activent leur réseau pour trouver un lieu de stage, couvrent ses absences avec plus ou moins de constance, lui trouvent des excuses, principalement le niveau inaccessible des exigences, mais surtout la dureté des relations à l’école. Reprenant les témoignages et les plaintes des jeunes, leurs parents mentionnent les humiliations, les injustices et les peurs. Tel enseignant, tel surveillant a pris en grippe leur enfant, l’accuse systématiquement des incidents, parfois même en poursuivant une vindicte qui avait déjà affecté un aîné (chapitre : Parents d’élève en difficulté : quelles résonances familiales). Les professionnels des collèges, eux, à l’opposé, soulignent que ces jeunes font peur à leur camarade et que leur retrait de la classe est un soulagement pour tous. Prenant en compte cet espace de désaccord, on peut s’interroger : à côté de malentendus et d’incivilités ordinaires, n’y a-t-il pas une certaine méconnaissance de l’école vis-à-vis des heurts et de l’aspect menaçant de la vie collective ? Un point est manifeste : ces jeunes font souvent peur, mais les professionnels ne les imaginent pas comme ayant eux-mêmes peur. Et ils attribuent certaines de leurs réticences, par exemple à sortir du quartier, à essayer une ou deux nuits dans l’internat d’une Maison familiale rurale, à l’étroitesse de leur horizon et de leur projet. Souvent contactés par les CPE ou les principaux, quelques parents coopèrent avec persévérance, mais la plupart usent de stratégies pour se protéger en misant sur deux registres : faire durer et maintenir l’espace privé à distance. Dans ce face à face parents – collège, les uns et les autres ont la même récrimination, ils s’accusent de ne pas bien s’occuper de cet enfant, les uns parce qu’ils seraient laxistes et dépassés, les autres parce qu’ils le marginaliseraient et ne s’occuperaient pas de lui et de son orientation.
Dans ce contexte, les travailleurs sociaux constituent un groupe clivé, d’un côté les Assistantes Sociales des collèges, de l’autre, les Educateurs Spécialisés ou les Assistantes sociales de l’extérieur. Les premières, face aux difficultés de l’administration du collège à entrer en contact avec la famille, sont mandatées pour essayer de comprendre ce qui se passe et rappeler l’obligation scolaire. Les seconds ont une connaissance plus globale du jeune, de sa famille, de son histoire et de son environnement. Leur souci, au-delà de l’absentéisme, est de tenir, de cadrer, de permettre au jeune de rester un moment quelque part afin de diminuer les occasions de commettre l’irréparable. Les éducateurs de l’extérieur se sentent investis d’une préoccupation temporelle visant concrètement l’avenir. Ils remplissent un rôle de référent quand les parents ne savent plus que faire face à leur adolescent et ils montrent leur colère quand les institutions biaisent, voire même récusent ce qui avait été négocié (chapitre : Les travailleurs sociaux : relations éducatives hors de la classe et hors de l’école).
Ces jeunes sont donc souvent bringuebalés. La pluralité des institutions qui s’en occupent (famille, école, services sociaux, sanitaires et judiciaires, services, services d’insertion professionnelle), la pluralité des établissements, des dispositifs et des instances offrent des « cases » sur lesquels les professionnels misent pour des objectifs et des usages très divers. Certains plutôt pour exclure et éviter une explosion « chez eux » en comptant sur un recours ailleurs, certains plutôt pour éduquer en marquant les limites de l’acceptable, en espérant créer un choc, certains, plutôt ceux qui sont aux interfaces, pour construire un itinéraire bricolé qui accompagne le jeune au-delà de l’école, vers un avenir d’adulte.
Ces aspects ont conduit à insister sur les dimensions institutionnelles, d’où le titre de cet ouvrage (chapitre : Concordances, symétries et divergences). Les engagements des uns et des autres sont liés, notamment, à leur position et à leurs institutions, avec des « murs » comme les internats et les collèges ou dans les interstices comme les services d’aide éducative. Plus ces institutions constituent des organisations de vie collective, plus ces jeunes en font ressortir la fragilité. Plus, aussi, ces institutions sont exigeantes, voire rigides, vis-à-vis de jeunes en difficultés pour lesquels leurs normes (notamment en matière d’apprentissage pour le collège) semblent être inaccessibles. Si certains points de cette présentation peuvent déconcerter, c’est que nous avons été nous-mêmes déconcertés, nous ne visons pas une généralisation sans prudence. Mais n’est-ce pas l’une des visées d’une recherche : faire faire un pas de côté, renouveler l’attention et ouvrir des perspectives pour réfléchir et pour agir.