In Educavox – le 29 juin 2013 :
Accéder au site source de notre article.
Le non-dit sur lequel repose notre système éducatif comprend un second postulat selon lequel le niveau de compétence requis de la part du professeur serait directement proportionnel au niveau d’apprentissage de l’élève. Autrement dit, un brillant lycéen de dix-sept ans réclamerait un professeur très qualifié (et bien payé), tandis qu’un professeur moins qualifié (et moins payé) suffirait à un enfant de six ans, surtout si celui-ci appartient à un milieu socio-culturel défavorisé, dans lequel les difficultés d’apprentissage sont plus fréquentes.
Le statut de ce postulat est ambigu. Il hante les couloirs de l’école et ceux de la nation, mais plutôt à la manière d’un fantôme.
D’un côté il faut que les parents d’élèves y croient, ainsi que la plupart des observateurs, sans quoi l’organisation du système leur paraîtrait absurde et pour tout dire scandaleuse. Comment justifier, en effet, que l’enseignement de la lecture au CP, qui donne lieu à tellement de débats parmi les spécialistes, et qui suscite tellement d’inquiétude au sein des familles, soit confié le plus souvent à des professeurs débutants (et mal payés), même quand ceux-ci s’adressent à des élèves non francophones ?
Ceux qui ne se sont jamais essayé à l’une ni l’autre tâches imaginent volontiers que faire un cours sur Baudelaire en classe de première réclame davantage de compétences qu’enseigner à lire dans une classe de CP. Cette erreur n’est guère partagée par les intéressés eux-mêmes. On ne trouve plus aujourd’hui beaucoup de professeurs de lettres pour prétendre que leurs collègues instituteurs feraient un travail moins difficile que le leur, ni moins indispensable. Bien au contraire, la plupart avouent qu’ils se sentiraient incapables d’accomplir à la place de ces derniers la tâche qui leur incombe. Mais il se trouve que les concours qu’ils ont passés les en dispensent.
Cela signifie-t-il pour autant que le postulat vulgaire (ridiculement élitiste) doive être renversé ? Bien sûr que non. La proposition inverse ne serait pas plus exacte que la première. Si, en effet, l’on admet qu’il est plus pénible d’enseigner la lecture dans un CP de banlieue que de faire un cours sur Ronsard dans un lycée du XVIe parisien, cela ne signifie pas pour autant que la tâche soit plus difficile, à savoir qu’elle exige des compétences plus nombreuses ou plus rares.
S’il apparaît, en outre, que l’apprentissage de la lecture suppose l’effort cognitif le plus considérable qu’un sujet humain doive accomplir durant son existence terrestre, et si, de plus, le succès (ou le bonheur) de cet apprentissage conditionne largement le reste de son parcours, cela ne signifie nullement que la compétence requise de la part de l’enseignant doive être à la mesure. Autrement dit, ce n’est parce qu’il est très difficile pour un enfant de six ou huit ans d’apprendre à lire, qu’il sera aussi difficile pour un adulte de lui servir de maître.
L’enfant accomplit un prodige la première fois qu’il s’élance sur une bicyclette. Les encouragements et les conseils, l’accompagnement attentif d’un camarade ou d’un parent lui sont alors indispensables. Mais remarquons qu’ils ne nécessitent aucune compétence particulière. Et s’il en va autrement pour l’enseignement de la lecture, si celui-ci exige au contraire la mise en œuvre d’une technique fine et adaptée, cela ne signifie pas encore que le maître doive inventer lui-même la méthode et les outils dont il se servira.
Car la technique nécessaire à un enseignement procède d’une tradition ancienne ou récente qui se matérialise dans des outils de toutes sortes qu’elle modèle (ou in-forme). Ceux-ci vont du boulier au manuel scolaire, en passant par l’ardoise (individuelle) et le tableau noir puis blanc (collectif), auxquels s’ajoutent aujourd’hui des foules d’appareils et de logiciels informatiques. Autant d’objets dont l’usage facilite (et induit) une méthode, ou, à tout le moins, certains segments méthodologiques déjà sélectionnés par les utilisateurs qui vous ont précédé et entre les mains desquels ils ont dû faire leurs preuves. Ce qui revient à dire que la technique nécessaire à un enseignement n’est pas contenue dans la tête du professeur mais ressortit plutôt à ce que Sylvain Auroux désigne comme des "externalités cognitives".
Au sein d’une société démocratique, chacun est enclin à rechercher la justification d’une inégalité qu’il constate dans cette "utilité commune" qu’évoque l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, c’est-à-dire dans une forme de fonctionnalité. Ainsi sommes-nous enclins à penser que, si les professeurs les plus diplômés et les mieux payés enseignent aux élèves les plus avancés, il faut que ce soit parce qu’une compétence supérieure est requise dans ce cas. Mais il se trouve que l’école n’est pas une société démocratique et que, dans ses rangs, ce n’est pas la fonctionnalité qui l’emporte, ni donc l’utilité commune, mais bien encore le statut personnel.
Et si, pour réformer l’école, nous acceptons de réfléchir au métier d’enseignant non plus en termes de statuts mais plutôt du point de vue de la fonction, nous ne tarderons pas à nous apercevoir que ladite fonction n’est pas une mais plusieurs.
Categories: 3.12 Education Nationale