Aziz Jellab, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2014
10 septembre 2014
L’intention annoncée de l’ouvrage est de déconstruire la vision misérabiliste du lycée professionnel (LP) qu’avancent les recherches mobilisant les théories de la reproduction. Grâce à une sociologie du LP, construite à partir de plusieurs recherches Aziz Jellab apporte aussi un éclairage éclatant de réalisme d’un espace d’enseignement encore trop méconnu par la recherche ou déqualifié aujourd’hui.
La quantité et la richesse du recueil de données, composé de nombreux entretiens recueillis depuis 1997, auprès d’élèves, d’enseignants et autres acteurs des LP, dont la diversité est aussi prise en compte, d’observations et d’analyse de référentiels, contribuent à nourrir la démonstration. La connaissance fine du terrain, les nombreuses données, quantitatives, sur les enseignants, les élèves et les diplômes (effectifs, évolution) associée à une approche socio-historique de l’enseignement professionnel viennent étayer le propos qui visent aussi à mieux comprendre les dynamiques actuelles et les dernières évolutions du LP.
Réfutant l’hypothèse, défendue par les tenants de la théorie de la reproduction, selon laquelle les « ?lycéens pro? » sont socialement dominés et voués à le rester, Jellab observe des élèves intéressés par les savoirs et délibérément mobilisés dans leurs apprentissages, acteurs de leur socialisation scolaire, grâce aux interactions avec les enseignants et autres acteurs du LP, comme les professionnels rencontrés lors de stages. Ces élèves construisent leur carrière scolaire, en engageant aussi les différentes facettes de leur vie sociale, qui ne peut être considérée comme résultant de l’intériorisation d’un habitus (chapitre? I).
Lieu de tensions entre les savoirs académiques et les contenus professionnels qui viennent bousculer la « ?forme scolaire? », le LP est un véritable laboratoire pédagogique où l’approche par compétences, les nouvelles façons d’évaluer ou la conduite de projet ont été intégrées bien avant les autres ordres d’enseignement français. La réforme du bac pro en 3 ans tend à renforcer « ?la complexification des contenus d’enseignement, devenus encore plus théoriques? » (p. ?28).
Une analyse socio-historique rappelle combien la formation professionnelle des ouvriers a su faire preuve d’innovations pédagogiques. Celles-ci ont reposé sur les valeurs de l’éducation populaire dont bénéficiaient les titulaires du CAP assurés d’une reconnaissance sociale assortie d’une mobilité ascendante dans les entreprises encore possible pendant la période des trente glorieuses. Eloignée de la forme scolaire cette formation s’adressait aux jeunes dans sa globalité visant émancipation culturelle et sociale. Mais le LP contemporain, qui n’est plus l’école des ouvriers, présente une diversité de configurations avec les spécialités du tertiaire qui supplantent les spécialités industrielles (chapitre? II).
Le jeu de la massification et de l’orientation des élèves produit de la diversité dans les configurations sociales des LP. L’orientation par défaut des élèves vers la voie professionnelle se doublant d’une sélectivité des spécialités (affectation sur son deuxième ou troisième vœu) a fortement marqué une répartition sexuée : à l’inverse des autres voies, générales et technologiques, les garçons sont plus nombreux à être scolarisés en LP ; les filles, se répartissant dans un nombre moindre de spécialités, présentent pourtant un taux de réussite meilleur que celui des garçons. La création du bac pro et sa réforme de 2009 est ensuite venue réajuster la durée des études en offrant un cycle préparant au bac identique aux autres voies. Pour comprendre comment ces jeunes, qui ont souvent vécu l’arrivée en LP comme « ?une chute? » (p.? 89) deviennent des élèves en réussite il est nécessaire d’interroger leur rapport aux savoirs. Majoritairement issus de milieux sociaux modestes, ces élèves présentent différents types d’affiliation au savoir : un rapport pratique aux savoirs, avec une centration sur les apprentissages professionnels ; un rapport réflexif aux savoirs, prolongeant de façon positive l’expérience du collège ; un rapport désimpliqué aux savoirs, expression d’un faible engagement (absentéisme, décrochage) mais pas pour autant significatif d’une domination ; un rapport intégratif-évolutif aux savoirs propice à la construction de compétences favorisant le développement personnel (culturel, social) et professionnel. La compréhension de ces différents rapports au savoir explique non pas des trajectoires d’élèves soumis à un système les broyant mais des itinéraires d’élèves qui se réapproprient le goût d’apprendre, la saveur de la réussite scolaire et la fierté retrouvée d’être un élève comme les autres brandissant ses bons résultats.
Une analyse toute en nuances de l’engagement des élèves dans leurs études en LP tend à discréditer les analyses antérieures globales et reproductrices d’un ordre social établi à priori. Ainsi la socialisation scolaire des élèves de LP et leur investissement dans les apprentissages ne peut être comprise que par le jeu de trois éléments : la famille, les camarades et les enseignants. Les familles, et particulièrement celles de milieux populaires, misent beaucoup sur l’institution scolaire pour contribuer à l’émancipation de leurs enfants. Alors qu’elles ne maitrisent pas les codes en vigueur dans l’espace scolaire les familles font pourtant confiance aux différents acteurs des LP pour faire réussir leurs enfants. L’image de parents démissionnaires est mise à mal alors que les lycéens de LP donnent un sens à leur scolarité qui procède d’« ?une recherche de reconnaissance et d’une (re) construction de soi », en devenant « ?quelqu’un? » (pour soi et pour autrui, dont les parents) (p.? 99-100). Les interactions avec les « ?copains? », deuxième pilier fondateur de l’affiliation aux études, contribue à la sociabilité interne au LP, dans la classe ou l’établissement, et élargie aux autres relations amicales, facteur de la réussite scolaire, ou à son inverse. Pour tous ces élèves, l’obtention d’un diplôme permet, au-delà de l’émancipation scolaire, de « ?devenir quelqu’un? ». Enfin, le dernier composant, et de loin le plus important aux yeux des élèves, dans cette dynamique de recomposition de l’affiliation aux études est représenté par des enseignants : tenant un rôle essentiel, ils sont perçus comme différents de ceux du collège. Non seulement à l’écoute des élèves et attentifs à leurs difficultés scolaires, ils savent stimuler leur intérêt tout en étant exigeants en termes d’acquisition de savoirs. Les attentes des élèves envers les enseignants varient : les filles sont plus attentives à la bonne explication du cours alors que les garçons sont plus sensibles à la personnalité du professeur. De beaux tableaux d’itinéraires d’élèves débouchant sur une réussite scolaire avec des perspectives d’études supérieures accompagnées d’un développement de soi pour des élèves ayant vécu l’échec au collège renforcent la démonstration : le système peut produire de l’échec mais aussi être un promoteur de réussite et de remise en confiance face aux études. C’est ainsi que la poursuite d’études en BTS est à considérer non plus comme une revanche sur une scolarité au collège douloureuse mais comme une « ?continuité ?logique? d’un parcours de réussite au LP? » même si cette étape nécessite une adaptation des façons de travailler (chapitre III).
Les enseignants de LP jouent un rôle très particulier dans la réconciliation des élèves avec les apprentissages scolaires. Aussi les élèves savent reconnaitre la qualité du travail de leurs professeurs, sensibles à l’accueil des élèves dans un objectif de soutenir leur « ?présentéisme? ». Grâce à des ruses pédagogiques et faisant preuve d’inventivité ils redonnent confiance et restaurent l’estime de soi d’élèves qui construisent un nouveau rapport au savoir avec un (ré) apprentissage des règles du travail scolaire. La qualité de la relation aux élèves, le cadrage scolaire (faire tenir la forme scolaire) et cognitif (des contenus disciplinaires exigeants) caractérisent le travail des enseignants de LP qui repose sur un principe, celui de l’éducabilité des élèves. Pour faire face à la grande diversité du public scolaire et répondre aux injonctions liées à la massification les enseignants ont su s’appuyer sur la « ?socialisation du savoir-être? » (p.? 145) pour pacifier les relations des élèves aux contenus scolaires et anticiper d’éventuels dérapages de violence. Le travail professoral en LP reste éprouvant mais les enseignants savent utiliser des outils, comme l’évaluation, avec stratégie et justesse pour remobiliser des élèves en défaut de repères scolaires. Ces enseignants savent aussi développer et entretenir des relations avec les professionnels de l’entreprise pour en faire des partenaires de travail toujours dans une visée d’accompagner la réussite des lycéens. Enfin, dans le réel de l’exercice du métier, ces enseignants, qui ont construit « ?une identité de métier aux confins du travail social? » (p.? 165), articulent plus facilement que leurs collègues d’autres établissements enseignement et éducation dans leur travail ordinaire. Le travail en équipe constitue aussi un des moyens finement adapté au contexte qui permet de contribuer collectivement aux succès scolaires des lycéens (chapitre IV).
Au-delà d’une analyse compréhensive des trajectoires scolaires des lycéens, c’est grâce à une méthodologie affirmée que l’auteur montre la dimension émancipatrice dont le LP est pourvoyeuse. A la théorie de la reproduction Aziz Jellab avance une sociologie du LP démonstrative de perspectives de promotion scolaire et sociale, que les résultats du Bac pro 2014 viennent confirmer.
Sabine Coste