Quel est le rôle de l’école après les attentats de début janvier ? Loin des incantations médiatiques ou des injonctions ministérielles, nous publions des témoignages de professeurs de la banlieue parisienne et d’ailleurs. Ils racontent ces lendemains d’attentats, entre impuissance et espoir. De la théorie du complot à la défense de la liberté d’expression, ils attestent de la diversité des réactions des élèves. Et démontrent le travail quotidien et l’ingéniosité des enseignants pour tenter de construire le vivre-ensemble. Extraits choisis.
Ils vont à contre-courant du bruit de fond médiatique. Ces témoignages de professeurs d’histoire-géo, recueillis par le blog Agiornamento Histoire-géographie, décrivent la diversité des réactions des élèves après les attentats de début janvier : la théorie du complot, la peur des représailles chez les élèves musulmans, l’incompréhension suscitée par les caricatures, la solidarité et le sentiment d’appartenance à une même communauté, l’importance de la liberté d’expression.
Ces témoignages démontrent aussi l’ingéniosité et le travail quotidien des professeurs, les dispositifs mis en place pour susciter la parole, l’échange, et déconstruire les préjugés et les incompréhensions. En filigrane, ils affirment tous une même idée, loin des discours entendus depuis deux semaines : l’école et ses enseignants, malgré les difficultés rencontrées, jouent bel et bien leur rôle. Celui de contribuer à la construction d’un vivre-ensemble.
« La pédagogie de l’urgence ne produit que de l’écume »
« Le silence n’a pas duré une minute que l’institution scolaire s’est retrouvée au cœur des préoccupations, est-il écrit dans un texte de présentation des témoignages. La ministre de l’Éducation nationale vient ainsi d’annoncer une « grande mobilisation pour les valeurs de la République » et entreprend de consulter tous azimuts. Il faut dire qu’entre ceux qui s’inquiètent que les profs « ne sa[ch]ent pas bien comment réagir », un Premier ministre qui déplore « que, dans certains établissements, collèges ou lycées, on ne puisse pas enseigner ce qu’est la Shoah », des représentants politiques qui s’alarment des « failles » de l’école républicaine, des collègues qui se sentent « parents des trois assassins » – se sentent-ils comptables aussi des voix du Front national ? – l’École se retrouve investie d’une responsabilité prométhéenne. Mais la pédagogie de l’urgence ne produit que de l’écume. »
« Ces prises de paroles ne reflètent donc qu’elles-mêmes. Mais elles disent beaucoup plus que ce que l’on entend ici et là de cet énième procès fait à l’école. Elles sont spontanées, signées ou anonymes. Mais toutes sans exceptions respirent à la fois l’impuissance et la beauté du métier. Car cette histoire, on ne le dit pas assez, met les enseignants à nu dans ces moments. Eux aussi arrivent encore saisis par leurs émotions. Le partage, quand il a lieu, naît de cette rencontre-là : des êtres humains qui balbutient ensemble des incertitudes. »
« Faire comprendre que l’Islam n’était pas leur pays natal »
Gabriel Kleszewski, Sains-en-Gohelle (Pas-de-Calais)
« Avec les 6èmes et les 5èmes, il a surtout fallu faire beaucoup de sémantique :
expliquer que Charlie n’était pas un être humain mais un journal (et oui, ça a l’air idiot, mais pour eux, ce n’était pas évident) ;
expliquer la différence entre arabe et musulman (surtout en 6ème, mes 5èmes ont intérêt à le savoir !) ;
faire comprendre à certains 6èmes que les frères Kouachi étaient français, que l’Islam n’était pas leur pays natal, ni un quelconque refuge étatique vers lequel ils fuyaient (on a même regardé le planisphère pour s’en convaincre !) ;
rassurer des gamines dont certains parents vivent à Paris (surtout vendredi, journée hyper stressante, tout le monde était rivé à son smartphone) ;
rassurer quelques élèves musulmanes qui commençaient à raser les murs. Elles ont pu trouver un grand réconfort auprès de leurs camarades de classe, dont une immense majorité se fout de Dieu comme de sa première culotte. »
« La seule arme contre l’ignorance, c’est le dialogue, l’échange »
Farida Gillot, lycée professionnel, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)
« Charb est venu le 21 février 2013. Je l’avais invité à venir conclure ce travail [sur la liberté de la presse] par un échange avec mes élèves. Mes élèves ont pu échanger sans aucune censure. Certains ont pu dire que Charlie Hebdo les dérangeait, d’autres lui ont dit qu’il était islamophobe. Mais tous ont ri des dessins et des caricatures, tous ont écouté Charb, tous lui ont réclamé un dessin à la fin de l’échange. (…)
Vendredi matin, (…) j’avais cours d’Histoire avec une de mes classes de Seconde. J’avais apporté mon exemplaire du livre Charlie Hebdo, les 20 ans avec une dédicace personnelle de Charb. Sur la première de couverture, on a une caricature des trois représentants religieux. Certains de mes élèves ont tenu des propos dérangeants (je ne suis pas dans l’angélisme béat). Mais, je tiens à dire que le groupe classe a su m’écouter. Ils ont regardé le livre, ils ont ri de toutes les caricatures.
Certains ont dit : « Madame, c’est drôle, mais… ». J’ai rebondi, en leur disant : « Tant que tu en ris, c’est que tu sais bien que ta croyance n’est pas vraiment insultée. » C’est un des cours où je n’ai pas eu à faire le flic. Ils m’ont écoutée, ont respecté ma douleur car je leur ai dit que je connaissais Charb. Je pleurais en leur expliquant les choses.
Cette première heure s’est conclue par la remarque d’un de mes élèves très énervé au départ contre Charlie Hebdo : « Mais madame, je ne savais pas qu’ils insultaient tout le monde dans leur journal ? » Je lui ai demandé : « Tu savais quoi sur ce journal ? » Il m’a répondu : « Ce que tout le monde sait sur l’Islam. » Je lui ai dit : « Et maintenant alors ? » Il m’a répondu : « Je suis Charlie. »
Ensuite, j’ai réuni mes classes qui avaient rencontré Charb avec ma classe de première « carrosserie ». J’ai projeté la rencontre. Un moment de discussion à la fin a eu lieu par petits groupes dans notre grande salle de réunion au lycée. Un groupe d’élèves est resté après la sonnerie de 12 heures. Un élève continuait à dire « mais c’était un journal contre l’Islam », et ce sont ses camarades qui lui ont expliqué en quoi ce n’était pas vrai… Je ne suis pas intervenue et j’ai laissé les élèves argumenter sans excès, avec douceur et intelligence. Je suis fière d’eux et je pense que c’est aussi ça, nos élèves. La seule arme contre l’ignorance, c’est le dialogue, l’échange, la connaissance. »
« J’ai trouvé les élèves meilleurs que moi aujourd’hui »
Laurence de Cock, lycée, Nanterre (Hauts-de-Seine)
« J’ai franchi la porte de ma salle au moment de la sonnerie (la 2ème, celle où tu peux plus reculer). J’ai regardé mes élèves de 1ère que je ne revoyais qu’aujourd’hui, et je leur ai dit : « Je ne sais pas quoi vous dire, mais je crois savoir pourquoi. » ?Le dialogue est parti sur cette espèce de faux silence. Parce qu’il y a tellement à dire qu’à trente, on s’en sortirait sans doute mieux. Ce fut un très beau moment, libre, posé, plus touchant pour moi que pour eux je crois, tant mieux.
« Quand un truc comme ça se passe chez moi on s’dit pourvu que ce soit pas quelqu’un de chez nous Inch’allah sinon on va manger. »
L’islamophobie, le racisme, etc. Pas de débordement, pas non plus de révolution de la pensée, juste un moment de partage. Requinquée par cette séance d’improvisation, j’ai pris les terminales l’après-midi. De façon beaucoup plus formelle, je les ai lancés sur une réflexion individuelle, d’abord sur le sujet suivant : « Je suis Charlie » ? Derrière les faits, derrière les mots, quels enjeux ?
Et ils ont « débattu », quasiment sans moi ensuite. Pareil, ni plus ni moins intéressant qu’avant. ?Mais avec beaucoup plus de scepticisme sur les pistes possibles pour sortir de cette merde.? « Il faut attendre qu’ils nous mettent dans des trains pour qu’il y ait un sursaut », dit l’une, citant Zemmour et Houellebecq. ?« C’est pas nous qui pouvons faire quoi que ce soit. »
Un moment sur la violence qui a débouché sur une petite touche conspirationniste que j’ai désamorcée en me levant pour feindre de chercher les micros des RG et en faisant le clown pour les convaincre que j’étais une espionne. « D’ailleurs, ai-je dit, ne suis je pas un peu différente de d’habitude ? »
Voilà, je les ai trouvés meilleurs que moi aujourd’hui, et j’en suis bien contente. »
« L’éducation à la tolérance, c’est tous les jours »
Bernard Girard, Laval (Mayenne)
« Pour en revenir aux témoignages lus sur la liste et ailleurs, on conçoit très bien que les collègues soient désappointés par certaines réactions d’élèves, mais c’est sans doute oublier une dimension du sujet : nos élèves sont des ados, l’âge de toutes les impertinences, de l’irrespect et de la provocation. S’ils sont insensibles à quelque chose, n’est-ce pas d’abord aux discours moralisateurs, aux rituels obligés ? Je persiste à penser que cette initiative de l’Éducation nationale ne s’imposait pas, était même contre-productive : l’éducation à la tolérance, ce n’était pas jeudi à 12 heures parce qu’une circulaire l’exige, mais c’est tous les jours, durant toutes les années de scolarité. »
« Beaucoup s’inquiétaient des « représailles » »
Christophe Naudin, collège, Fresnes (Val-de-Marne)
« Dans les dessins que j’ai diffusés, un a eu beaucoup de succès : on voit les terroristes tirer sur le bâtiment de Charlie, duquel coule du sang. Mais leurs balles continuent derrière et frappent une mosquée. Cela a, semble-t-il, résonné pour la majorité d’entre eux, qui estiment que les conséquences risquent d’être très difficiles pour les musulmans. Beaucoup s’inquiétaient des « représailles », il y avait peu d’optimisme. Une jeune fille m’a attendu en fin d’heure pour me dire qu’elle s’inquiétait car elle avait été insultée hier dans la rue, ce qui ne lui était jamais arrivé avant…
(…) Le soir même, elle a insisté auprès de ses parents pour regarder un documentaire sur l’affaire des caricatures, et la façon avec laquelle la une de Cabu a été faite l’a beaucoup intéressée.
Deux élèves (de deux classes différentes) m’ont demandé pourquoi Dieudonné n’était pas défendu comme Charlie. Pas mal d’élèves ignoraient aussi que le journal avait depuis longtemps caricaturé la religion chrétienne. ?Enfin un élève doutait que la mobilisation serait aussi unanime si des musulmans étaient frappés. »
« Certains pensaient que Charlie était une personne, un dessinateur »
Jean-Charles Buttier, collège, Blois (Loir-et-Cher)
« Pour parler de l’attentat aux élèves, j’ai apporté le numéro de Charlie de mercredi, le numéro de Libération de jeudi matin, j’ai utilisé l’interview de Plantu au JT de France 2 le mercredi soir et j’ai la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affichée dans ma salle. J’ai vu deux classes de 6ème, deux 5èmes et une 3ème.
Avec les élèves de 6ème, j’ai choisi de partir de ce qu’ils avaient compris, et je me suis rendu compte que certains pensaient que Charlie était une personne, un dessinateur, qui avait été assassiné. Il a fallu que je leur montre le journal, que je leur explique qu’il y avait des gens derrière et qu’on ne peut tuer un journal. Certains avaient l’air assez choqués par la présence du numéro de Charlie, et en même temps, j’ai tenu à leur rappeler que ce n’était que quelques feuilles de papier inoffensives et qu’un dessin n’a jamais tué personne.
(…) J’ai identifié un-e à deux élèves par classe qui étaient visiblement confronté-e-s à une propagande intégriste. Je suis systématiquement parti de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, sur la liberté d’expression et d’impression, et sur le rôle de la loi pour punir les abus de cette liberté au travers d’un jugement. Je regrette d’ailleurs beaucoup qu’aucun des trois terroristes ne puisse être jugé.
Une minorité d’élèves qui s’exprimaient considéraient que les journalistes de Charlie l’avaient bien cherché. J’ai deux élèves de sixième qui ont fait du cinéma lorsque j’ai montré Charlie car ils ont pris la caricature d’Honoré sur les vœux d’Al Baghdadi comme une représentation de Muhammad et ils ont détourné les yeux en disant que dans leur religion le prophète ne pouvait être représenté. »
« À aucun moment, je n’ai ressenti de dérapages »
Vincent Mespoulet, collège, Rousset (Bouches-du-Rhône)
Ce professeur a choisi de diffuser la bande annonce d’un documentaire, Caricaturistes, fantassins de la démocratie, et de courtes vidéos qui donnent la parole à Charb et Cabu.
Charb : « Un dessin, ça ne mérite ni la mort, ni… par LCP
« Il y a eu de la part des élèves beaucoup d’attention et de réflexions. A aucun moment, je n’ai ressenti de dérapages tels qu’ils ont été décrits dans les médias. La vidéo où Cabu était interviewé montrait notamment son célèbre dessin « aux chiottes, les religions ». On a fait un arrêt sur image dessus et sur quelques autres.
J’ai aussi rappelé que les premières victimes de ce genre de tueurs étaient les musulmans en Syrie ou ailleurs, pour mieux marteler la différence entre islam et une certaine catégorie de l’islamisme. »
« Un rejet total des actes au nom de principes religieux »
Axel Berra-Vescio, lycée, Créteil (Val-de-Marne)
« Aucune réaction ouvertement favorable à l’attaque contre l’équipe de Charlie Hebdo. À l’inverse, beaucoup de réactions de rejet total de tels actes. Ce qui m’a un peu surpris, c’est que le plus souvent elles se faisaient plus au nom de principes religieux qu’au nom de valeurs républicaines ou d’une simple humanité. Est-ce parce que les élèves qui se définissent comme musulmans ont intériorisé l’injonction faite à une supposée “communauté musulmane” de se “désolidariser des terroristes” ? Cela semble possible d’autant que dans mes classes de lycée de Créteil (où la part d’élèves qui se revendiquent musulmans est souvent importante) l’une des premières réactions, bien compréhensible, est de craindre une nouvelle augmentation de l’islamophobie. »
D’autres témoignages sont à lire sur le blog Aggiornamento.
Lire aussi ce témoignage d’un professeur d’histoire-géo en Val d’Oise : « Les propos de certains de mes élèves paraissent outranciers ? Écoutons-les »
Propos sélectionnés par Simon Gouin
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