In Le Nouvel Observateur – le 30 mai 2013 :
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Une chercheuse a isolé les constituants d’une prédisposition au pessimisme dans la mentalité française : pour elle, le mal est culturel, et l’école y est pour quelque chose.
Claudia Senik, chercheuse à l’Ecole d’Economie de Paris, s’est demandé pourquoi, dans les enquêtes d’opinion, les français apparaissent toujours comme l’un des peuples les plus pessimistes du monde. Et pourquoi, par exemple, une enquête de l’INSEE a fait ressortir en 2011 que sur une échelle du bonheur graduée de 0 à 10, les Français s’attribuent la note de 7,2 . C’est, dit-elle, "une très mauvaise note". Car, parmi les 13 pays européens ayant participé à l’enquête "European social survey" entre 2002 et 2008, seul le Portugal obtient un score inférieur au notre : 6,8. Mais, fait remarquer Senik, "le Portugal est en proie à des conditions matérielles beaucoup plus défavorables que nous". Cette étude a porté sur 38.633 personnes, dont 7.523 immigrants, auxquels on a demandé de noter leur degré de bonheur ressenti de 0 à 10. Claudia Senik l’a présentée dans un papier de recherche de 25 pages, rédigé en anglais, titré "The french unhappiness puzzle : the cultural dimension of happiness". En fait, son travail s’appuie sur les résultats de quatre baromètres ( the European social survey, the Euro-barometer survey, the World values survey et the World Gallup poll ) dont les conclusions convergent.
Pour approcher les causes du pessimisme à la française, elle a réalisé une analyse comparative des résultats obtenus auprès de trois échantillons : des Français "de souche", des immigrés de première génération et des immigrés de deuxième génération.
Les Français se sentent bien moins heureux que ne le prédit l’Indice de développement humain (IDH) qui prend en compte le revenu par tête mais aussi l’éducation et l’espérance de vie . Il semble que le fait de vivre en France réduit de 20 % la probabilité de se déclarer très heureux", observe Claudia Senik.
Mais le plus étonnant est que le phénomène perdure chez les Français partis à l’étranger : ils sont moins heureux que les autres Européens vivant hors de leur pays d’origine. En revanche, les immigrés vivant chez nous ne se déclarent pas moins heureux que ceux des autres pays européens. Mais les immigrés qui ont été scolarisés chez nous se déclarent moins heureux que ceux qui n’ont pas été à l’école chez nous . "Tous ces groupes partagent la même expérience des circonstances objectives de leur pays de résidence, mais leur mentalité ne s’est pas forgée dans les mêmes instances de socialisation primaire que sont l’école et la famille" commente la chercheuse. "Des exercices de simulation montrent que si les conditions de vie des français étaient vécues par des belges (par exemple), elles conduiraient à un niveau moyen de bonheur bien plus élevé."
C’est un problème culturel français
Elle en déduit que le malaise des français relève de leur mentalité "c’est-à-dire de l’ensemble des mécanismes et dispositions psychiques et idéologiques qui constituent le processus de transformation des expériences en bien-être"
Et cette disposition semble se transmettre de génération en génération, constituant une composante "que l’on peut alors qualifier de culturelle." D’après Claudia Senik , une preuve supplémentaire qu’il existe une dimension culturelle du bien-être c’est que "d’une manière générale, le niveau de bien être déclaré par des européens vivant à l’étranger est corrélé avec le niveau moyen de leurs compatriotes restés au pays. "
Cette vérification empirique que la mentalité et la culture jouent un rôle très important dans la perception du bonheur conduit la chercheuse à formuler des conclusions en liaison avec le rapport commandé à deux prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Amartya Sen, pour créer d’autres indicateurs du niveau des sociétés que le Produit Intérieur Brut (PIB). Avec le langage un peu compliqué des économistes, Claudia Senik conclut :
Les politiques devraient prendre en compte l’influence indiscutable des facteurs psychologiques et culturels dans la perception du bien-être. Et comme ceux-ci sont en partie acquis à l’école, et dans d’autres instances de socialisation, cela pointe de nouveaux aspects des politiques publiques liés aux aspects qualitatifs de notre système éducatif."
Traduit en français, ça veut dire que l’école à la française semble bien être une des causes du pessimisme record et persistant de nos compatriotes.
La machine à trier
Une conclusion qui recoupe celle de trois autres économistes, Yann Algan (Sciences Po), Pierre Cahuc ( Polytechnique) et André Zylberberg (CNRS) qui écrivent, dans "La fabrique de la défiance " : "L’école est un milieu anxiogène, une machine à trier, à classer et à diviser. Cette perception est spécifiquement française. Elle ne se retrouve pratiquement jamais à un tel degré dans d’autres pays développés." Ils rappellent que les indicateurs PISA de l’OCDE montrent que, en Europe, ce sont les jeunes Français qui se sentent le moins "chez eux" à l’école. Un autre livre, "La Machine à trier", où l’on retrouve deux des auteurs précédents, souligne que l’obsession des classements dans notre société et le rôle primordial que joue l’école dans ce processus conduit à "une échelle stratifiée sur laquelle être classé scolairement revient à être classé socialement : cette conception des études est peut-être la racine du fatalisme et du pessimisme des Français. Cela peut conduire les jeunes Français à une sorte d’hyperconformisme et de résignation, comme si leur sort était écrit d’avance et qu’ils n’avaient pas les moyens d’orienter le cours de leur vie dans un sens favorable. "Selon ces analystes, beaucoup de ces jeunes ont eu l’impression pendant leur scolarité d’être enfermés dans des choix, mis dans des cases, orientés malgré eux, ce qui brise la confiance qu’ils pouvaient avoir en eux-mêmes. Les projets de Vincent Peillon sur l’école sont hélas très loin de prendre en compte ces éléments qui constituent un problème de société majeur.