In Marianne – le 16 mars 2014 :
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Entre individualisation, privatisation des buts éducatifs et refus des hiérarchies, la démocratie a révolutionné le rapport à l’école. Une mutation inquiétante que le philosophe et historien Marcel Gauchet explore avec ses coauteurs dans un essai passionnant.
Marianne : Vous faites le constat d’une école qui ne saurait plus ce que veut dire «apprendre», en rupture avec l’école traditionnelle qui «transmettait», par une forme d’évidence et par l’autorité qu’imposait l’institution. Comment s’est produite cette rupture ?
Marcel Gauchet : La scolarisation n’a jamais été aussi forte, mais l’école ne «transmet» plus. Nous mesurons mal l’ampleur de la rupture culturelle qui s’est produite au cours des dernières décennies dans nos sociétés. C’est un phénomène invisible, il n’est pas passé par de grandes convulsions. Il n’empêche qu’il y a une discontinuité culturelle qui s’est jouée sur une période courte, les années 60-70, qui a complètement changé les repères de ce que veut dire «culture», ce que veut dire «savoir», du rôle de la connaissance dans la société, et par voie de conséquence du rôle des enseignants et des intellectuels dans la société.
La «génération 68» a été le symptôme de cette rupture, elle en a été le vecteur bien inconscient. Cela ne veut pas dire que c’est à cause d’elle que cela s’est produit. Elle a mis en action un changement qui la dépassait de beaucoup et dont rétrospectivement elle se culpabilise sans doute un peu. Pour la simple raison que cette génération, qui s’attribuait de vastes aptitudes de lucidité, s’est montrée bien peu éclairée sur ce qu’elle était en train de faire.
Ce que nous ne mesurions pas, convaincus que nous étions d’être très modernes, c’est à quel point nos sociétés restaient profondément traditionnelles, dans le rapport au passé, le rapport aux personnes, le respect des hiérarchies, etc. Tout cela s’est écroulé d’un seul coup.
Pourquoi l’école a-t-elle désormais tant de difficultés à assurer cette mission de transmission ?
M.G. : En pratique, la transmission complique terriblement la démarche pédagogique. Il faut faire passer un corpus commun en sachant ménager des espaces individuels pour parvenir à ce but. Nous nous sommes facilité la tâche. Désormais, on prend les élèves tels qu’ils sont, avec le seul objectif d’augmenter leurs compétences individuelles.
Le projet collectif se limite à mettre des moyens au service des élèves alors que l’école se voulait un outil au service d’une société meilleure, plus éduquée, de citoyens plus capables… C’est un changement de regard de la société dans son ensemble sur une fonction essentielle qu’elle remplit. Il s’est installé une vision privée de l’éducation, à l’intérieur de laquelle l’institution est au service de ses usagers et non pas d’un projet collectif.
Mais il subsiste des formes de transmission «clandestines» ?
M.G. : Effectivement. La transmission qu’on avait chassée par la porte revient par la fenêtre. Le grand rêve des pédagogues depuis la Révolution française était de soustraire les esprits des enfants à l’emprise de familles plus ou moins obscurantistes. Il ne s’agissait pas de former des élèves contre leurs parents, il s’agissait de les former au-delà de leurs familles.
En fait, force est de découvrir que les familles sont plus fortes que l’école, au final. Ce sont elles qui installent plus que jamais le bagage fondamental des élèves.
Ce sont elles, en particulier, qui posent les bases de l’usage du langage. Celles-ci, qui sont décisives, relèvent d’une transmission typiquement familiale dans le cadre d’interactions informelles. Le défi qui nous est lancé est de donner à l’école les moyens de faire ce que les familles font très inégalement, de manière à corriger ces handicaps initiaux. Jusqu’ici, nous n’y sommes pas parvenus, sans doute pour partie parce que le problème était mal posé.
La transmission suppose une hiérarchie entre les individus qui serait incompatible avec le présupposé individualiste et libéral de la démocratie. Pensez-vous que la culture démocratique soit hostile à l’éducation ?
M.G. : La démocratie est au contraire avide d’éducation puisque c’est elle qui fournit à l’individu les moyens de s’affirmer. La culture démocratique attribue une place inégalée à l’éducation, dont témoigne l’ampleur de nos systèmes scolaires. Le problème n’est pas dans le principe, il est dans l’exécution. Car, en fonction de la même idée, elle voudrait que les acquisitions se fassent sur la seule base des besoins individuels. C’est là que le bât blesse. Car apprendre suppose, quand il s’agit des savoirs modernes, un cadre raisonné de progression, une certaine logique dans la construction des avancées en connaissance. Cette organisation des parcours, l’individu ne la bâtit pas lui-même. Si l’on ne se fonde que sur ses seuls intérêts, il y a de grandes chances pour qu’il passe à côté de beaucoup de choses. C’est ainsi que l’école qui se veut démocratique aboutit à créer une inégalité massive. Elle se voudrait plus que jamais égalitaire, mais sa démarche la rend inégalitaire malgré elle.
C’est ce que l’on peut aujourd’hui communément constater, et que le phénomène Internet pousse à son extrémité radicale.
Justement, comment jugez-vous l’arrivée des nouvelles technologies dans les écoles et les attentes suscitées par l’éducation numérique ?
M.G. : C’est un chantier sur lequel on se précipite avec des espoirs qui vont sans doute se fracasser contre les murs. Ces nouvelles technologies posent des problèmes particuliers à cause des illusions qui leur sont inhérentes. Croire que la calculatrice allait remplacer la capacité mentale à faire des opérations était déjà une absurdité. La machine ne vous dira pas quand faire une multiplication ou une division. Elle saura la faire. Mais c’est à vous que revient le principal, c’est-à-dire concevoir la nécessité du recours à cette opération. De la même façon, les mémoires artificielles qui sont incorporées dans les technologies numériques, et qui sont leur aspect le plus frappant, font rêver d’un monde sans exigence de mémoire individuelle. En quoi elles trompent, car il faut beaucoup de savoir pour tirer les bonnes informations de ces mémoires. Augmenter la puissance des instruments à la disposition de l’esprit, ce n’est pas libérer l’esprit, c’est accroître le niveau des exigences à son égard.
J’ai peur des effets inégalitaires que vont provoquer ces facilités trompeuses. Il y aura, d’un côté, quelques surdoués gagnants et, de l’autre, beaucoup de naïfs gravement perdants.
Prenez l’exemple de l’école créée par Xavier Niel, c’est une école qui se veut ouverte à tous, sans exigences préalables. Très bien. Mais la réalité est qu’elle est ultrasélective et que la philosophie spontanée qu’elle développe chez ses élèves, c’est la lutte pour la vie. Que les meilleurs gagnent ! Cela fabrique des gens ultra-individualistes, de l’espèce compétitive dont rêvent nos patrons, mais qui ne sont pas un idéal pour faire une société.
Vous ne croyez donc pas à l’école numérique, aux vertus du e-learning, aux Mooc (Cours en ligne ouverts aux masses), à la pédagogie peer to peer, etc. ?
M.G. : Il est certain que l’ensemble de ces moyens va bouleverser toutes sortes d’apprentissages et en rendre certains moins indispensables. Mais c’est une illusion de croire qu’ils dispensent d’apprendre quelque chose au motif que tout est accessible dans des banques de données. Encore faut-il savoir par quel chemin on mobilise telle ou telle connaissance. En réalité, les jeunes générations vont devoir apprendre de plus en plus de choses, même si c’est d’une autre manière. Parce que, pour manier efficacement ces moyens prodigieux, il faut des connaissances considérables. Le niveau d’exigence en matière de connaissance ne baisse pas. Il monte, contrairement à l’illusion que sécrètent ces machines.
L’école essuie les plâtres de ce qui va être un remaniement complet des conditions dans lesquelles on apprend, mais on va apprendre plus que jamais.
Comment comprenez-vous la polémique sur les manuels soupçonnés de véhiculer une «théorie du genre» ? Au-delà de la manipulation, n’y a-t-il pas là le signal d’un soupçon qui règne sur l’institution scolaire ?
M.G. : La manipulation est grosse comme une maison, mais, s’il n’y avait qu’une manipulation menée par quelques officines d’extrême droite, ça n’irait pas très loin. Elle rencontre un écho parce qu’elle met le doigt sur une dérive de l’école vers l’administration d’un catéchisme sur des sujets où elle se préoccupe plus de faire passer des contenus que de développer les capacités de l’élève. Or, l’école laïque n’est et doit n’être au service d’aucune philosophie particulière.
Quand on forme la raison des jeunes gens, on suppose qu’ils sont capables de comprendre par eux-mêmes que les femmes sont les égales des hommes. Ce n’est pas la peine de leur bourrer le crâne. Mais, comme on n’est pas très sûr qu’ils ne vont pas continuer à entretenir des préjugés sur ce sujet ou d’autres, on met la lutte contre les préjugés au premier plan et on en arrive à des choses qui ne sont pas sans rappeler parfois les cours d’athéisme en Union soviétique.
L’école qui distribue un enseignement sur toute une série de sujets sociaux et sociétaux (les inégalités, la discrimination, les médias, la santé, l’alimentation…) n’est plus dans son rôle ?
M.G. : De manière générale, il y a une tendance à accroître démesurément le cahier des charges de l’école. Dans l’imaginaire de nos sociétés, c’est le seul moyen d’avoir une prise politique sur l’avenir. Nous ne pouvons pas grand-chose au présent, mais nous allons nous rattraper en formant des générations qui auront dans leurs bagages tout ce que nous n’arrivons pas à obtenir ici et maintenant. Et là, bizarrement, on retrouve la transmission, rejetée par ailleurs, sous son pire aspect d’endoctrinement.
En matière de politique éducative, quel bilan tirez-vous du retour de la gauche au pouvoir ?
M.G. : Bonnes intentions, diagnostic juste – ce qui nous change – et réalisation cafouilleuse. Nous nous sommes hypnotisés sur le collège pendant quinze ans, alors que la question est en amont, dans le primaire. De la même manière, poser les questions de la formation des enseignants et du temps scolaire était fondamental. La réduction du temps scolaire aura été une réforme irresponsable de Sarkozy. L’école, c’est une question d’entraînement et donc de durée.
Si Vincent Peillon abandonne ce ministère pour un siège de député européen, comme il en est question, alors qu’il avait la chance historique d’être le seul ministre de l’Education nationale à avoir pu poursuivre son action durant cinq ans, ce sera un aveu d’échec consternant. Cette désertion en rase campagne serait terrible pour beaucoup de gens qui avaient pris au sérieux cette idée un peu grandiloquente de la refondation.
Propos recueillis par Régis Soubrouillard