Un bon système éducatif, est-ce le dernier luxe qui nous échappe ? Si près d’un demi-siècle sépare Edgar Morin, penseur de la complexité, de Xavier Niel, patron iconoclaste, ils partagent une même vision : l’accès au savoir doit être une ouverture sur le monde.
Madame Figaro . – Tout vous distingue et pourtant vous parvenez à la même conclusion : le système éducatif français est en faillite. Comment l’expliquez-vous ?
Edgar Morin.– Il n’offre qu’une vision fragmentée, atomisée, finalement abstraite de la connaissance. Il ne répond ni aux besoins humains devant la vie ni aux exigences du monde contemporain. Jean-Jacques Rousseau a formulé en 1762 le sens de l’éducation dans l’ Émile, où l’éducateur dit à son élève : « Vivre est le métier que je lui veux apprendre. » La formule est excessive car on peut seulement aider à apprendre à vivre. Vivre s’apprend par ses expériences avec l’aide d’abord des parents, des éducateurs, puis par les livres, la poésie, les rencontres. Vivre, c’est pouvoir réaliser ses aspirations personnelles au sein d’une communauté. Aujourd’hui, l’école n’enseigne ni la compréhension du monde ni la manière d’affronter ses incertitudes. Apprendre à lire et à compter est indispensable, mais apprendre à vivre avec soi-même et avec les autres l’est plus encore. De plus, avec Internet, les enseignants n’ont même plus à donner la matière de leur enseignement, les élèves la trouvent via Google ou Wikipédia. Ils ne sont plus là pour faire apprendre des notes mais pour retrouver leur rôle de chef d’orchestre qui critique, corrige, améliore, enrichit la connaissance. Il faut rendre aux professeurs cette mission qui était la leur et qu’ils ont perdue, et ressusciter ce que Platon appelait l’éros. Pour enseigner, il faut savoir donner de l’amour.
Xavier Niel, avec l’école 42, établissement gratuit que vous avez créé en 2013 et où vous formez des informaticiens, avez-vous le sentiment d’être à l’origine d’un nouveau type d’outil scolaire ?
Xavier Niel.– Nos ambitions sont plus modestes que celles que décrit Edgar Morin. Nous sommes partis du constat suivant : chaque année, en France, 150 000 jeunes sont exclus du système scolaire parce qu’ils ne supportent pas la forme d’enseignement qui leur est proposée. Par ailleurs, je constate que l’on vit dans un monde dominé par l’informatique, dans lequel on manque de personnes qui disposent de ces connaissances. On sait qu’il manque par an 7 000 personnes capables de programmer. Dans notre école, environ 70 000 personnes – entre 18 et 30 ans et auxquelles on ne demande pas si elles ont ou non des diplômes – se présentent chaque année pour devenir informaticiens ou programmateurs et apprendre l’anglais. C’est en leur faisant passer des tests sous forme de jeux que l’on évalue la capacité de logique des concurrents. Vingt mille arrivent au bout de la procédure de sélection en ligne, et mille – ceux dont on estime qu’ils ont le cerveau le mieux structuré – sont intégrés dans notre parcours. C’est la garantie pour ces jeunes de devenir développeurs, donc d’accéder à un métier qui rapporte en début de carrière un salaire de 45 000 euros par an, ou un peu plus du double s’ils partent aux États-Unis.
Comment fonctionne votre école ?
X.N. – Elle est ouverte 24 heures sur 24, 365 jours par an. L’école s’adapte à l’élève et non l’inverse. Nous sommes dans un monde où l’on pense que chacun peut étudier la même chose au même âge et à la même heure, ce qui est absurde. Nous essayons de désacraliser le rôle du professeur en parlant d’équipe pédagogique. Il arrive même que les étudiants notent leurs encadrants et que les élèves se notent entre eux. Il est d’ailleurs amusant de constater à quel point ils sont durs les uns envers les autres. Ils peuvent négocier leurs notes, ce qui crée du dialogue et désinhibe les plus timides.
Que trouvent-ils dans votre école qui n’existe pas ailleurs ?
X.N – Nos professeurs, comme le dit Edgar Morin, sont des chefs d’orchestre. Les élèves travaillent en équipes composées de bons éléments et de moins bons, les premiers stimulant les seconds. Chez nous, travailler ensemble, c’est collaborer. À l’école, c’est tricher.
E.M – On ne peut pas assimiler seul et on ne peut pas apprendre si on s’ennuie. Cela dit, je pense que vous n’insistez pas assez sur l’enseignement de la culture générale. C’est elle qui donne les plus grandes joies car elle rend sensible au monde, c’est elle qui aide à comprendre ce qu’est l’être humain, son origine, sa complexité, sa multiplicité et comment il est passé de l’âge de pierre à celui de la conquête de l’espace. Apprendre ce qu’est la condition humaine est indispensable. À partir de ce moment-là, c’est-à-dire dès lors que chacun se sent appartenir à une aventure commune, alors étudier devient passionnant car cela revêt un sens.
X.N. – Plus mesuré, mon projet consiste à aider des milliers de jeunes à sortir d’un destin qui n’est pas brillant et de leur apporter un métier pratique. Ces jeunes sont en échec et risquent de faire des bêtises. Il faut les aider.
E.M. – Je suis très sensible au destin de ces jeunes rejetés. Votre école me rappelle comment l’ouverture d’une maison d’éducation dans deux favelas de Rio avait fait considérablement baisser la délinquance. Pourquoi ? Pour une raison simple : ces jeunes y étaient acceptés, reconnus, respectés, considérés.
Pourquoi, à votre avis, n’y a-t-il pas davantage de projets innovants initiés par l’Éducation nationale ?
X.N. – Nous avons de très bons maîtres et de très bonnes écoles, mais une partie de l’Éducation nationale passe plus de temps à s’interroger sur elle-même qu’à se demander ce qu’elle doit faire pour les enfants. Le problème, c’est que l’État n’a plus d’argent. Pas d’argent, pas de réformes. Il n’y a plus de vision et de courage pour affronter les corporatismes. Seule la société civile peut prendre le relais et apporter des solutions qui ne seront jamais globales ou totales, mais qui auront peut-être un jour un impact, qui sait ?
E.M. – Tout le monde sait que l’enseignement va mal. Le seul courage dont nos gouvernants font preuve se résume à offrir des mesurettes : changements de rythmes scolaires, nouvelles dates de vacances… Nous approchons les problèmes humains par le calcul et la statistique, semblant ignorer que le plus important, l’amour, l’amitié, le chagrin ne sont pas quantifiables.
Pourquoi le système scolaire français, longtemps considéré comme le meilleur au monde, est-il aujourd’hui en crise ?
E.M. – Nos dirigeants n’ont pas le temps de développer de culture sociologique et historique, pas plus qu’ils n’ont le temps de lire. Ils se réfèrent essentiellement à des rapports d’experts, de démographes, de techniciens. Ils vivent au jour le jour, comme des somnambules qui me rappellent les hommes politiques des années 1930, lorsque j’étais ado, et qui nous ont amenés à la catastrophe que l’on sait. Ils sont, comme le disait Héraclite, « éveillés, mais ils dorment »… Je me souviens, en 1969, lorsque j’étais aux États-Unis, une partie de la jeunesse fuyait les biens matériels de leurs parents pour créer des petites communautés où ils retrouvaient quelque chose qui était l’amitié, la fraternité, bref, un sens à leur vie. Aujourd’hui, beaucoup sentent un vide, se tournent vers le bouddhisme, la psychanalyse ou autre.
X.N. – L’ascenseur social ne fonctionne plus. Nous sommes le pays de l’OCDE le plus mal noté dans ce domaine. Les élites se renouvellent très peu. Quels espoirs peuvent avoir un nombre croissant de jeunes qui vont avoir bien du mal à bénéficier d’un système trusté par quelques castes autoproclamées ou autres grands serviteurs de l’État, dont la gestion s’est par ailleurs révélée médiocre ? Dans le même temps, la société civile, celle par qui le changement peut arriver, ne se sent même plus soutenue. C’est pour cela qu’elle agit parfois avec violence, parfois même dans l’illégalité pour faire évoluer les mentalités.
E.M. – Vous avez raison de souligner l’importance des initiatives de la société civile comme celles que l’on peut observer dans l’économie collaborative et solidaire et qui tentent de contourner le système.
La crise ne vient-elle pas d’un vieillissement des institutions ?
X. N. – Il va bien falloir trouver un moyen de rajeunir ce capitalisme d’entre soi qui est le nôtre depuis des siècles, où les plus aisés et les plus cultivés vont dans les meilleurs établissements, intègrent les grandes écoles, obtiennent les bons diplômes pour accéder aux postes de décisions. Les jeux sont faits presque dès la naissance. On reproduit les vieux schémas et on se prive de la richesse de la diversité. L’intégration n’est pas notre fort. Et quel dommage ! Je suis allé au lycée à Créteil, où il y avait des jeunes qui venaient d’Algérie aux côtés desquels j’ai beaucoup appris, et compris qu’il y avait d’autres manières de vivre que la mienne, d’autres coutumes, d’autres réflexes. Le mélange renforce. Regardez les États-Unis, pays né du mélange et de la diversité ! Il fonctionne plutôt bien.
E. M. – L’intégration n’a pas toujours mal fonctionné. La France est composée de Flamands, de Basques, d’Auvergnats, de Corses. Elle est multiculturelle par nature.
Comment expliquez-vous la morosité d’une partie de la jeunesse française qui quitte la France pour faire sa vie ailleurs ?
X.N. – Une partie de la jeunesse française n’y croit plus. Donc, elle n’essaye pas. Que peut faire un jeune Français s’il veut devenir riche, ce qui n’a rien de méprisable ? Pas grand-chose. Alors, il part. Quant à un jeune des banlieues, s’il est exclu du système scolaire, il lui reste des petits boulots, des petits trafics. Et c’est tragique.
Vous venez de lancer le chantier de la halle Freyssinet, à Paris, qui a vocation à devenir un immense incubateur de start-up dès 2016. Il vous reste donc une envie de créer, ici, en France ?
X.N. – Bien sûr ! La France est un formidable pays pour entreprendre. Nous disposons de nombreux atouts ici : on peut partir de rien, créer et réussir à développer des entreprises. À travers cet incubateur qui sera le plus grand au monde, on souhaite attirer les jeunes, leur donner envie de créer leur boîte, et séduire les talents du monde entier.
Êtes-vous, Xavier Niel, hostile à l’héritage ?
X.N.– Je ne suis pas hostile à l’héritage. Mais au-delà d’un certain montant, c’est plus un fardeau qu’une chance pour ceux qui le reçoivent. Je veux protéger mes enfants, mais je souhaite également disposer d’une partie de ma fortune pour la mettre au service de projets utiles pour mon pays.
En 2004, vous avez passé un mois en détention provisoire à la Santé. Que vous a apporté cette expérience ?
X.N.– Cela m’a appris que l’on peut être au sommet et, en dix secondes, n’être plus rien. J’ai été très riche très jeune, puis très pauvre, puis à nouveau très riche. Cette coupure a été salvatrice car j’ai rencontré le juge Renaud Van Ruymbeke, qui m’a beaucoup apporté, m’a donné des conseils pour orienter ma vie professionnelle et m’a appris la différence entre le bien et le mal.
La motivation n’est pas innée. D’où vous est venue votre volonté d’apprendre ?
E.M.– Ma mère est morte quand j’avais 10 ans. Un Hiroshima. Je me suis replié dans les livres. Je me suis découvert dans Tolstoï, Dostoïevski, Montaigne. À l’école, pendant les cours, sous mon pupitre, quand je m’ennuyais, je lisais Balzac et Zola.
X.N.– Mon père était juriste et ma mère comptable. Je suis né avec l’envie de savoir comment marchent les choses et le dessous des choses. Pour mes 15 ans, mon père m’a offert un ordinateur, un Sinclair ZX81.
Qu’allez-vous léguer à vos enfants ?
X .N.– Beaucoup d’amour.
E.M.– Le respect et la compréhension d’autrui…
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