Le film « être et devenir » suscite beaucoup de débats.
Il est impossible d’en ressortir sans se dire « il n’y a aucun doute, les enfants apprennent bien sans école », c’est-à-dire autrement ou naturellement. Il fallait qu’il y ait enfin un film qui en fasse la démonstration, en soit la preuve.
OUI MAIS ! Oui, mais il impossible de ne pas se dire que ces enfants ont des conditions exceptionnelles, même si ces conditions ont requis un choix de vie particulier et une vision philosophique de leurs familles, ce qui n’est pas possible pour toutes les familles.
« C’est facile pour André Stern de devenir musicien et luthier avec un père scientifique et artiste, une mère musicienne, des parents disponibles ou pouvant se rendre disponibles… ». C’est évident et indéniable et les images du film montrant de jeunes enfants tapant sur les touches d’un piano à côté de la maman jouant un air, celles d’enfants dans la nature, aux côtés d’un peintre… sont très belles, mais renvoient au rêve inaccessible.
ALORS, OUI ! Oui, ces enfants sont dans des conditions exceptionnelles que l’immense majorité des enfants n’a pas, que leurs familles ne peuvent pas leur offrir. Alors, il n’y a pas besoin d’être sorti des sciences de l’éducation ou de l’ENA, il n’y a même pas besoin d’être un révolutionnaire pour se dire : s’ils ne peuvent avoir ces conditions dans leurs familles, permettons qu’ils les aient… à côté, dans cet espace qui existe et qu’on appelle encore école !
Mettez un piano (ou un clavier, c’est moins cher et ça prend moins de place !) dans chaque école et qu’un musicien y viennent de temps en temps jouer pour lui (pourquoi pas un parent, la maîtresse ou le maître, n’importe qui…), mettez des microscopes, des loupes binoculaires, un atelier bricolage, une mobylette à retaper, un atelier peinture, plein de papiers, plein de livres, un jardin, un poulailler, etc. et laissez entrer des tas de gens qui eux aussi font un tas de choses avec tout cela… et vous aurez une école du 3ème type et le unschooling pour tous. Non seulement pour les enfants, mais aussi pour les parents ou les autres adultes des villages ou quartiers[1].
Bien sûr, la majorité des écoles urbaines actuelles n’ont malheureusement pas cet espace. D’où la revendication principale qui devrait être portée par tous les parents et enseignants : donner de l’espace, scinder les macrostructures scolaires, aménager leur environnement, laisser les écoles dans la proximité… Mais, même si c’est plus difficile dans l’immédiat de l’état actuel du système éducatif, il y a toujours moyen d’inventer des solutions, d’utiliser les ressources de l’environnement physique et social : les expériences associatives de la pédagogie sociale démontrent elles aussi que c’est possible[2], il suffirait que les écoles existantes en fassent simplement partie.
Mais, finalement, c’est quoi le unschooling ?
D’abord, dès que les enfants sont sortis de l’école, ils sont dans le unschooling ! Parce que, quelles que soient leurs familles, quel que soit leur environnement, c’est là qu’ils se construisent vraiment dans une infinité d’interactions.
J’ai remarqué que dans tous les débats comme dans le film, c’est le terme « apprendre » qui revient le plus souvent. Apprendre qui dépend soit de la volonté et de l’action d’un appreneur (école traditionnelle), soit de la libre décision, de la volonté et de l’action d’un apprenant (pédagogies modernes). Le terme m’a personnellement embarrassé quand j’ai cherché comment et pourquoi les enfants apprenaient et ce que je devais faire pour tous les aider. Tout le monde a d’ailleurs forcément été un jour surpris et s’est dit « mais où et quand a-t-il bien pu « apprendre » cela ? ». Tout s’est éclairé quand j’ai enfin compris que dans l’infinité d’interactions provoquées par leur environnement et les interrelations sociales dans lesquelles les enfants se trouvaient, leurs réseaux neuronaux se construisaient, dans une effarante complexité et permettaient d’appréhender les différents mondes[3] dans lesquels ils allaient devoir vivre, agir, c’est-à-dire « être et devenir ». Ils étaient les outils neurocognitifs que chaque enfant se créait, je les ai appelés les langages. Autrement dit, un enfant qui apprend c’est simplement un enfant qui se construit dans toutes ses dimensions. Un enfant qui se construit dans une tribu de la forêt amazonienne (sans école !) construira des langages (outils neurocognitifs !) lui permettant d’appréhender et de vivre dans un monde physique et social différent du nôtre, mais ils seront tout aussi complexes dans les représentations qu’ils doivent créer.
A partir de cela, tout devient simple, le unschooling n’est plus mystérieux. Apprendre n’est pas un problème, ne dépend pas de méthodes mais des conditions dans lesquelles on permet à des enfants d’évoluer. Ce qui n’empêchera pas des enfants de « vouloir apprendre » pour une raison ou une autre, un besoin ou un autre, et à des adultes (ou d’autres enfants) de « leur apprendre » (Apprends-moi à lacer mes chaussures !). Dans ce cas, la méthode de l’appreneur n’a pas beaucoup d’importance et dans tous les cas il devra lui aussi tâtonner et faire preuve d’empathie (comprendre comment l’autre apprend), et quand un appreneur n’y arrive pas, il y en aura toujours un autre qui lui se trouvera en phase.
Quelle différence entre le unschooling dans la famille et le unschooling dans un autre espace… de 3ème type ?
Les familles sont des entités (système vivant) naturelles, chacune ayant sa propre structure permettant les interdépendances nécessaires entre ses différents membres, son propre environnement. Ce qui relie chacun de leurs membres et en particulier enfants et parents, c’est le puissant lien affectif, naturel et quasiment biologique, qu’on appelle « amour ». Le terme est d’ailleurs beaucoup répété par les participants au film « être et devenir » : il suffit d’aimer. C’est ce lien affectif qui procure l’indispensable état sécure des enfants sans lequel ils ne peuvent se construire pleinement, ce qu’on appelle s’épanouir. C’est lui qui permet la confiance réciproque. C’est lui qui induit l’attention à ce qu’est et ce que fait l’enfant, attention sans laquelle on ne peut jamais être en posture d’aide bienveillante (bien veillante). Cependant, la difficulté vient du terme lui-même : aimer peut être a contrario étouffant : surprotection, angoisses des parents,… d’où manque de confiance, et en soi, et en l’autre. Il ne suffit donc pas en lui-même. S’il n’y a aucun besoin pour les parents d’être des spécialistes ès éducation ou autre, il y a quand même besoin d’être disponible, pas forcément en temps à consacrer entièrement, mais être disponible pour pouvoir accueillir tranquillement ce qui vient de l’enfant, disponible pour laisser devenir, laisser advenir en sachant que cela adviendra.
L’autre espace (reprenons encore l’école du 3ème type) qui est alors à côté de l’espace familial et à la disposition des enfants et des familles[4], est un espace créé artificiellement, ce n’est pas une entité sociale naturelle comme l’est la famille ou comme devrait l’être un village, un quartier[5]. D’autre part, enfants et adultes responsables de ce lieu ne sont pas dans le lien affectif naturel de la parentalité. Il y a donc le problème de création et de pilotage de cet espace pour qu’il devienne lui aussi un système vivant naturel, nécessairement différent de l’espace familial sans qu’il soit en concurrence mais dans sa prolongation et en osmose.
– Le problème de son aménagement. Les adultes qui en ont la charge ont pour objectif que cet aménagement induise, favorise, provoque la construction de tous les langages, tout en permettant tous les projets, tous les « faire » des enfants. En même temps, cet espace doit être un espace de bien être, appropriable et modifiable par ses habitants, comme tous les habitants d’une maison l’aménagent au mieux de ce qu’elle peut être, comme ils la modifient suivant ce qu’ils y font ou veulent y faire. Dans l’école du 3ème type que je prends comme référence, j’ai décrit la base de cet aménagement sous la forme d’ateliers permanents. Le petit avantage de l’espace de 3ème type, c’est que tous les langages y sont utilisés par les uns ou par les autres, ouvrant l’éventail des possibles à l’infini[6].
– Le problème de sa structure. La structure d’un système vivant est ce qui permet l’interdépendance, l’interaction et la rétroaction entre tous ses éléments. On peut dire aussi que chaque système vivant se structure pour perdurer et évoluer. Chaque famille a une structure, même si elle ne la perçoit pas ; l’arrivée d’un nouvel élément (un enfant) modifie cette structure, les nouveaux besoins (l’enfant qui grandit !), des événements, la font évoluer, font évoluer les règles implicites ou explicitent qui permettent son fonctionnement, ceci de façon naturelle. Chaque famille se structure en créant son propre modèle sans avoir besoin d’en avoir conscience, sans avoir besoin de modèles à suivre.
Dans notre espace au départ artificiel, il va être nécessaire d’instaurer ce que j’ai appelé un embryon de structure permettant l’auto-organisation des « faire » de chacun, le vivre ensemble. Il ne s’agit pas d’instaurer une organisation toute faite, même coopérative, avec ses règles et dans laquelle les enfants n’auraient qu’à se couler. Il s’agit de mettre en place ce qui permet l’auto-organisation et la liaison entre les divers éléments de l’espace. J’ai décrit sommairement celle pour laquelle j’avais opté dans ce billet. La construction sociale des enfants (socialisation) va se poursuivre un peu différemment que dans la famille dans de nouvelles interdépendances. La structure de ce qui doit devenir et rester un système vivant demande alors une attention particulière et consciente des adultes qui ont à le piloter.
– L’état sécure. Il n’est plus assuré par le lien affectif enfant/parent qui ne peut être remplacé par un lien équivalent éducateur/enfant, d’ailleurs il ne faut surtout pas qu’il le soit. Ce lien n’est pas coupé puisque dans notre espace de 3ème type les parents peuvent y être, participent à son élaboration et à son activité, l’enfant lui-même n’y est pas prisonnier (fin de l’obligation institutionnelle). C’est le groupe lui-même qui doit assurer l’état sécure, groupe dans lequel l’enfant va se créer d’autres liens affectifs. Le rôle des adultes responsables va être plus professionnel que celui des parents dans la famille parce qu’il ne se situe pas dans leurs propres relations affectives[7]… et donc demande un certain nombre de compétences et de connaissances.
A partir de cela, il n’y a plus aucune différence entre le unschooling dans la famille et le unschooling… dans ce qu’on appelle encore école !
[1] A Moussac, nous avions très souvent des parents ou des habitants du village qui venaient à l’école, les uns pour se servir d’un ordinateur et taper un CV ou consulter internet, les autres pour bouquiner, d’autres pour faire un montage électronique à l’atelier électricité, d’autres pour apprendre à se servir d’un caméscope, consulter une encyclopédie… d’autres pour boire un café ou passer un moment avec les enfants.
[3] Je me répète : les langages créent différents mondes (langage oral, langage écrit, langage mathématique, langage scientifique…), ceux-ci n’existent que parce que nos circuits neuronaux les créent en se créant eux-mêmes dans une boucle rétroactive.
[4] Il y a eu, dans les années 50, de remarquables expériences nées en Angleterre. Il s’agissait des terrains d’aventures. Des terrains vagues dans les banlieues étaient officiellement réservés aux enfants. Des animateurs en assuraient la sécurité et apportaient leur aide quand ils étaient sollicités. Ces terrains n’ont pas résisté à l’appétit immobilière.
[5] Lorsque les villages, les quartiers deviendront ou redeviendront de véritables entités sociales (systèmes vivants), il n’y aura alors plus besoin d’espaces particuliers appelés école : nous pourrons être dans la société sans école de Yvan Illich.
[6] J’ai par exemple expliqué, en particulier dans les chroniques, qu’écrire-lire ne pose aucun problème aux petits quand ils voient autour d’eux d’autres enfants écrivant et lisant pour de multiples raisons. A un moment ou à un autre, ils rentreront naturellement dans ce langage comme dans les autres.
[7] Lorsque j’étais directeur de centre de vacances et que je devais embaucher des moniteurs, j’éliminais presque systématiquement ceux qui me disaient « j’aime les enfants » parce que cela voulait très souvent dire « j’aime que les enfants m’aiment » ce qui s’avérait généralement catastrophique.
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