In Médiapart – le 1er février 2014 :
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En ces temps de controverses sur le «genre», il importe de savoir d’où l’on vient (une «origine» qui pèse encore sur nous).
On le sait, la Troisième République n’a pas accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. En toute femme, on voit d’abord une mère virtuelle, confinée à l’espace privé ; alors qu’en tout homme, on perçoit d’abord un citoyen de plein exercice, voué à l’espace public. Le partage exclusif du privé et du public, de l’intérieur et de l’extérieur, se referme sur les femmes au moment même où s’imposent les notions de citoyenneté, de liberté et d’égalité… La ligne de démarcation entre l’espace public pour les uns et l’espace privé pour les autres , aura une redoutable efficacité – récurrente – qui dure encore sous des aspects parfois insoupçonnés.
Jules Ferry lui-même y a apporté sa contribution personnelle. Auguste Comte, le père du positivisme et le principal maître à penser de Jules Ferry, reconnaît aux femmes des « instincts sympathiques » plus développés que ceux des hommes. Les femmes seraient donc plus disposées que les hommes à être sensibles aux autres ( sym-pathos ) et plus enclines à surmonter les préoccupations individualistes. C’est précisément ce qui est développé avec une très grande clarté par Jules Ferry lui-même dès son intervention à la Conférence Molé, en 1858 : « Tempérer l’égoïsme, voilà la fonction de la femme au point de vue social le plus élevé, dit-il. Mais pour l’exercer il faut qu’elle reste elle-même, c’est-à-dire qu’elle se tienne à l’écart de la vie active qui gâte le cœur, qui exalte la personnalité […]. Il faut qu’elle n’ait part ni aux fonctions de production, ni aux fonctions de direction ». C’était reprendre à nouveau frais – mais non sans conséquences pratiques réelles – ce que disait déjà Auguste Comte : « Je crois les femmes aussi impropres à diriger une grande entreprise commerciale ou industrielle qu’aucune opération militaire ; à plus forte raison sont-elles incapables de tout gouvernement ».
Très logiquement et très consciemment, Auguste Comte et Jules Ferry refusent donc la « co-éducation des sexes » ( ce qu’on appelle maintenant la « mixité » ). Les filles ne doivent pas être éduquées en commun avec les garçons puisqu’elles ne doivent pas avoir le même destin social : en principe, et par principe, les garçons doivent être formés aux fonctions de production et de direction, tandis que les filles – elles – doivent être préparées à « tempérer l’égoïsme », dans le cadre circonscrit de la famille.
Sous le ministère Ferry, lors du début même de l’Ecole obligatoire, les programmes arrêtés pour l’enseignement primaire sont d’ailleurs très différents en éducation physique et en travail manuel. Les Instructions détaillées du 27 juillet 1882 signées par Jules Ferry indiquent qu’il s’agit de « faire acquérir aux jeunes filles les qualités sérieuses de la femme de ménage ». Celles de 1923 seront de la même veine : « La théorie dans l’enseignement ménager doit inspirer aux jeunes filles l’amour du foyer, en leur montrant que les opérations en apparence les plus humbles de la vie domestique se relient aux principes les plus élevés des sciences de la nature et que, pour reprendre le mot antique, il y a partout du divin »… Même l’examen emblématique de l’enseignement de l’Ecole obligatoire, le certificat d’études, se trouve très officiellement soumis aux divisions sexuées. Ainsi, lorsque l’arrêté du 19 juillet 1917 introduit au certificat d’études primaires « une composition sur les connaissances scientifiques usuelles », il est dûment précisé : « pour les garçons, application élémentaire des sciences à l’agriculture, à l’industrie, au commerce ; pour les filles, à la vie ménagère ».
On conviendra que l’on est ainsi à des années-lumières de « l’égalité » telle que nous pouvons la concevoir actuellement. Or cela s’est inscrit dans les cursus institués et, plus profondément encore, dans le matériel pédagogique et didactique, dans les manuels scolaires ( sans qu’il y ait eu jusqu’ici un vrai et clair aggiornamento). C’est toute une culture, et elle pèse sans doute encore sur nous.