PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In Internet Actu – le 16 mai 2014 :

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David Golumbia (@dgolumbia), auteur de La logique culturelle de l’informatique, publie une intéressante tribune dans Jacobin, le magazine socialiste américain. Comment expliquer, questionne-t-il, que si la révolution numérique produit de la démocratie, déstabilise les hiérarchies, décentralise ce qui était centralisé… bref, favorise les valeurs de gauche, celle-ci semble alors plus dispersée que jamais, et même en voie de disparition dans les démocraties les plus avancées ?

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Image : l’intérieur d’un ordinateur en 3D par Fidelis.

Quelle est la nature libératoire de l’informatique ?

Pour David Golumbia, la raison est à chercher dans le cyber-libertarianisme. Ce terme introduit dans les années 90 par les théoriciens des médias Richard Barbrook et Andy Cameron, auteurs de "l’idéologie californienne" (Wikipédia, voir sa traduction en français), l’ont utilisé pour décrire le fonctionnement de la Silicon Valley. La journaliste américaine Paulina Borsook a parlé de Cyberégoïsme. Et le philosophe des technologies Langdon Winner (Wikipédia) de cyberlibertariens

David Golumbia ne donne pas de définition précise de ceux qu’il désigne sous ce terme. Au mieux, si l’on s’en réfère au texte de Langdon Winner, le cyberlibertarianisme désigne une collection d’idées qui relie l’enthousiasme extatique pour des formes de médiations électroniques avec des idées libertaires radicales, de droite, relatives à la définition de la liberté, de la vie sociale, de l’économie et de la politique. Pour Golumbia, les tenants de cette utopie se retrouvent sous quelques slogans simples comme : "l’informatisation nous rendra libres " ou l’informatique est la mère de toutes les solutions. Parmi ces techno-enthousiastes, Golumbia range nombre de gourous des nouvelles technos : Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia, Eric Raymond, le théoricien du mouvement open source, John Perry Barlow, le cofondateur de l’Electronic Frontier Foundation, Kevin Kelly, l’ancien éditeur de Wired, le financier Peter Thiel, l’entrepreneur Elon Musk, Julian Assange, le cofondateur de Google Sergey Brin et les membres du Front de libération de la technologie… Dans la forme la plus aigüe du cyberlibertarianisme, explique-t-il, l’expertise informatique est considérée comme directement applicable aux questions sociales. Pourtant, comme Golumbia l’explique dans son livre, les pratiques informatiques sont intrinsèquement hiérarchiques et se concrétisent par l’identification avec le pouvoir. Les hacktivistes, ceux qui promeuvent la nature libératoire de l’informatisation massive, semblent pourtant indifféremment de droite comme de gauche, comme si la technologie pouvait servir indifféremment les fins politiques de chacun. Mais c’est mal observer combien la convergence est surtout libertaire, estime Golumbia. L’open source par exemple est une commercialisation délibérée de la notion de Logiciel libre non commercial imaginée par Richard Stallman (voir ses explications). L’open source est devenu un impératif politique qui a dépassé la communauté du développement logiciel, en dépit du fait qu’il soit d’abord au mieux ambiguë politiquement, au pire explicitement libertaire et pro-entreprise. En fait, comme nous l’expliquait récemment le chercheur Sébastien Broca, le mouvement du logiciel libre et de l’open source ont été idéalisés et idéologisés en nous faisant croire que la collaboration pouvait se faire sans régulation, sans organisation autre qu’instrumentale, sans hiérarchies, sans voir combien les outils en créaient de nouvelles. Or la nature libératoire de la technologie semble favoriser plutôt certaines formes de libertés sur d’autres, notamment les plus individuelles.

Comment le solutionnisme sape les fondements mêmes de l’engagement

Pour Golumbia, dès que les ordinateurs sont impliqués, les gens de gauche – quand ils ne rejettent pas sans discussion toute approche technologique – semblent perdre toute raison critique… acceptant sans broncher "ces politiques de l’utopie numérique qui s’appuient sur un discours de la transformation radicale". Pour les cyberlibertariens, le monde politique est si radicalement transformé par la technologie numérique que les anciennes règles ne s’appliquent plus et qu’il faut donc trouver de nouvelles normes éthiques et politiques. Tant et si bien que les cyberlibertariens semblent désormais partout, même s’ils revendiquent rarement ce titre. Pour la journaliste Jessica Roy, "le narcissisme se fait passer pour du futurisme éclairé" s’énerve-t-elle en dénonçant la méritocratie sexiste, raciste et de classe des développeurs de la Silicon Valley. Or, l’idée que le "code sauvera le monde" rend toutes les autres formes d’engagement politique inutiles, voire indésirables. Pour Golumbia, le solutionnisme technologique, que dénonce Evgeny Morozov, est encore bien trop considéré à gauche comme emblématique d’une pensée de gauche que comme un mouvement rétrograde qui sape les fondements mêmes de l’engagement politique.

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Image : "Independence" le projet de ville autonome imaginé par Glenn Beck, l’animateur télé et radio américain libertarien décrypté par les Inrocks.

L’historien et philosophe Philip Mirowski dans son livre Ne jamais laisser une grave crise se perdre, explique, en retraçant le parcours des figures fondatrices du mouvement libertarien contemporain, que leurs écrits portaient moins sur l’établissement d’une position conceptuelle claire que sur la consolidation et la gestion du pouvoir politique. Cette consolidation est une stratégie, estime Golumbia, qui voit dans les liens entre néolibéraux et libertariens, une manière de pousser toujours plus avant le discours d’une droite dure, dont les tenants du cyberlibertarianisme sont l’une des poupées russes. "Ils semblent préconiser l’ouverture totale, la liberté absolue, la démocratie radicale et la création de nouvelles prestations sociales via l’innovation technologique", mais cette rhétorique ne fonctionne qu’en présentant les institutions existantes comme fermées plutôt qu’ouvertes, qu’en promouvant la liberté individuelle sur les libertés collectives, et surtout, la circulation du capital de l’entreprise comme le meilleur moyen de réaliser le changement social… En fait, estime Golumbia, les positions idéologiques du cyberlibertarianisme sont activement destructrices des politiques de gauche, car elles dénigrent le gouvernement tout autant que les néolibéraux, en n’offrant aucune résistance aux incursions libérales dans une grande variété de sphères politiques, en promouvant l’individualisme dans l’action politique et en désamorçant toute résistance au pouvoir capitaliste.

A qui profite l’ouverture ?

"Les cyberlibertariens se concentrent sur la promotion d’outils, d’objets, de logiciels et de politiques dont le principal attribut est d’échapper à la réglementation et à l’application de la loi par l’Etat. Ils dépeignent systématiquement le gouvernement comme l’ennemi de la démocratie plutôt que sa réalisation potentielle. En général , ils refusent d’interpréter le pouvoir des entreprises sur le même niveau que le pouvoir gouvernemental et suggèrent le plus souvent que des sociétés comme Google ou Facebook ne devraient dépendre d’aucun contrôle gouvernemental." En fait, explique-t-il, quand les libertariens parlent de liberté, ils l’utilisent dans une acception différente de celle que nous présumons : pour eux, la liberté n’est pas autre chose que la liberté économique. Les mots-clefs qu’ils utilisent à l’envi – comme "libre", "ouvert", "innovation" ou "efficacité" – sont des valeurs abstraites qui plaisent autant à des gens de gauche que de droite. Dans l’enseignement, ces mots évoquent pour les gens de gauche un changement de paradigme dans le contexte scolaire, un appel à la créativité, quand à droite, cela évoque avant tout la libéralisation du système. Et Golumbia de s’en prendre longuement à l’Electronic Frontier Foundation, souvent marquée à gauche, alors que, comme le soulignait un rapport de l’Electronic Privacy Information Center, l’EFF est avant tout l’une des organisations de lobbying de Google et d’autres entreprises des technologies (une accusation que l’EFF rejette).

La liberté de l’internet sonne bien souvent comme une valeur de gauche, alors qu’elle ne l’est pas tant que cela dans les faits, note Michael Gurstein du Centre pour la recherche informatique communautaire qui remarque que la Coalition pour la liberté de l’internet (Internet Freedom) est surtout une couverture pour s’assurer que la gouvernance de l’internet ne nuise pas à la stratégie américaine globale.

Le Cyberlibertarianisme se retrouve même dans des projets louables, comme Code for America, cette organisation "non partisane et non politique" comme la présente Wikipédia de promotion du code pour résoudre le fossé entre le secteur public et privé par la technologie et le design. Or, leurs projets de "piratage civique" (le fait d’utiliser des développeurs pour instruire des projets démocratiques, comme le propose le National Day of Civic Hacking initié par Code for America par exemple) des projets communautaires ou gouvernementaux n’encouragent pas les participants à réfléchir sur ce qu’est censé être un gouvernement, estime Golumbia. Au lieu de cela, dans ces hackathons, des citoyens privés révisent le fonctionnement gouvernemental en dehors de structures démocratiques. La citoyenneté ainsi définit n’est plus "un ensemble de contributions désintéressées et sans but lucratif consacré au bien-être général, mais son contraire : des intérêts particuliers (voir d’entreprises – comme l’indique la liste de ceux qui la financent – NDE) utilisés pour peaufiner des institutions démocratiques pour leur propre bénéfice."

Ceux qui envisagent le "piratage civique" que prône Code for America seraient certainement surpris par l’emphase significative que Code for America place non seulement dans la coopération, mais surtout dans la promotion active des affaires, dans la génération de profits privés depuis des ressources publiques générées par les citoyens. Code for America promeut le développement d’organisations for-profit faisant de l’argent des données publiques ouvertes via des programmes d’incubateurs et d’accélérateurs, rappelle Golumbia. Pourtant, dénonce-t-il, le piratage civique promut par Code for America introduit un mécanisme antidémocratique dans la démocratie même, favorisant l’extraction de ressources publiques par le capital. Le chercheur, Tom Slee, auteur de Personne ne vous fait acheter à Wall-Mart, les surprenantes déceptions des choix individuels, dans l’un de ses billets contre l’ouverture souligne que le langage de la transparence, le langage de l’engagement civique non commercial et celui romantique de la rébellion sont utilisés comme une façade intéressante et attrayante pour promouvoir un programme qui n’a rien à avoir avec la transparence ou la participation civique, mais bien plus avec la politique et le profit. Pour Slee, Code for America et le mouvement de l’open government ont moins fait pour le public que pour les entreprises, dont certaines ne se sont développées que par la mise à disposition de données ouvertes, à l’image de Zillow, le grand acteur de l’immobilier en ligne.

Pas de politique numérique de gauche sans stratégie sur les finalités

"Les ordinateurs peuvent être utiles à la gauche, bien sûr", conclut Golumbia. "Mais les buts de gauche ne peuvent être servis sans articuler clairement ce que sont ces objectifs et comment ils doivent être atteints – notamment en discutant d’abord des moyens par lesquels ceux-ci doivent être atteints. (…) Nous ne devons pas confondre la révolution informatique avec la révolution politique. Le seul moyen d’atteindre les objectifs politiques que la gauche poursuit est d’être absolument clair sur ce que sont les finalités. Mettre en place des moyens technologiques pour y parvenir avant de connaître clairement les fins consiste seulement à mettre la charrue avant les boeufs, c’est faire confiance à un déterminisme technologique qui n’a jamais été et ne sera jamais favorable à la poursuite de la liberté humaine.

Le cyberlibertarianisme estime que les problèmes de la société peuvent être résolus simplement en les interprétants comme de l’ingénierie et des problèmes logiciels. Non seulement c’est faux, mais à bien des égards, cela risque surtout d’empirer nos problèmes. Comme une grande partie de ces idées proviennent de la droite, encourager l’informatisation de masse comme un projet politique encourage également la diffusion de principes de droite, même camouflée dans une rhétorique de gauche.

Lorsque nous supposons que les objectifs de la gauche sont promus seulement par l’innovation numérique, nous oublions trop rapidement de réfléchir profondément sur la façon d’articuler ces objectifs. Nous avons foi en un progressisme technologique qui n’est pas dans les fondations de la gauche. (…) et surtout nous risquons de mettre de côté les efforts nécessaires pour résoudre les problèmes sociaux et faire progresser les perspectives de gauche en cédant à une forme technologique de la pensée magique comme la dénonce Virginia Eubanks qui est le contraire de l’action politique engagée."

En pointant le fait que la technologie n’est pas dans les fondations de la gauche (la plupart des gens de gauche demeurent le plus souvent sceptiques face aux projets technologiques, quand ils n’y sont pas radicalement opposés à l’image du collectif Pièces et Main d’oeuvre qui expliquait son positionnement sur le blog de Michel Alberganti), Golumbia oublie peut-être l’essentiel. Combien le rejet de la perspective technologique a facilité le rattachement de tout un pan de la gauche à ce libertarianisme, qu’il soit cyber ou pas. L’impensé technologique de la gauche ne s’est-il finalement pas retourné contre elle ?

Hubert Guillaud

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