Les jeunes filles se conforment pendant près de vingt ans aux attentes d’un système éducatif qui ne les pousse pas à prendre des risques plus tard dans leur vie professionnelle, estime la directrice de l’ENA. À l’occasion de la Journée des femmes, le 8 mars, Nathalie Loiseau défend la mise en place de quotas pour atteindre la parité dans les postes de direction. Et travaille à rendre les concours de son école moins discriminants.
Vous êtes l’une des rares femmes à la tête d’une grande école, la deuxième dans l’histoire de l’École nationale d’administration. Le fait d’être une femme apporte-t-il quelque chose de spécifique à votre manière de diriger l’ENA?
Nous ne sommes ni meilleures ni pires que les hommes. Je ne crois pas aux qualités féminines, et aux défauts féminins encore moins. Ce qui compte, c’est la motivation, l’expérience et le projet. Toutefois, la diversité apporte une capacité à interroger l’existant. Quand vous êtes très minoritaire dans un milieu professionnel, vous avez une fraîcheur par rapport aux habitudes prises. Les femmes ne sont pas plus vertueuses mais elles sont plus nouvelles et peuvent apporter un regard neuf.
Que faire pour que plus de femmes accèdent à des responsabilités, notamment dans l’enseignement supérieur ?
On dit beaucoup de mal des quotas mais, dans une période de transition, il faut en passer par là. Vu le nombre de femmes diplômées, cela fait vingt ans qu’elles auraient dû accéder aux postes de direction. Si cela n’est pas venu, c’est qu’il y a des résistances et, pour les combattre, il faut des mesures fortes.
Dans votre dernier ouvrage « Choisissez tout », paru fin 2014, vous parlez beaucoup du « piège de la bonne élève ». Qu’entendez-vous par là ?
Est-ce que le système éducatif donne des signaux appropriés aux jeunes, filles et garçons, sur les attentes auxquelles ils vont être confrontés dans leur vie professionnelle ? Ce n’est pas certain, ce n’est plus certain. Si les filles sont rétribuées dans le système scolaire sur leur capacité à se conformer, ce n’est pas le meilleur chemin pour prendre des responsabilités, prendre des risques, oser, être innovant. Les jeunes filles sont souvent de bonnes élèves et cela ne leur apporte pas grand-chose d’autre que le soulagement d’un corps enseignant qui a déjà bien assez à faire avec les décrocheurs ou les mauvais élèves, qui sont essentiellement des garçons. Vous êtes bonne élève, tant mieux, vous êtes un problème en moins. C’est un peu court comme projet. C’est un gâchis, une sorte de tromperie entre ce qu’on attend des jeunes filles à l’école et ensuite. C’est ça, le piège de la bonne élève qui se referme sur les jeunes filles.
Que faudrait-il changer ?
L’apprentissage des compétences doit commencer très tôt. La prise de parole en public, par exemple. Dans notre système éducatif, on peut être considéré comme un excellent élève sans avoir ouvert la bouche pendant toute sa scolarité. Or la vie professionnelle, la conduite d’équipe et de projet, c’est beaucoup d’expertise mais aussi beaucoup de communication, de capacité à convaincre. Aux États-Unis, où j’ai vécu, la prise de parole en public s’apprend à partir de 4 ans. Même les plus timides ne deviennent pas trop mauvais au bout d’un moment. À 20 ans, ce n’est plus un sujet.
La personne la plus talentueuse, si elle ne détient pas les codes professionnels, aura beaucoup de mal à trouver sa place.
Or, on ne peut pas se contenter de penser qu’il y a ceux qui sauront parler en public et ceux qui ne sauront pas. Il y a des codes professionnels. Si la famille n’est pas en capacité de les transmettre, ça fait partie du travail de l’école. La personne la plus intelligente, la plus talentueuse, si elle ne détient pas ces codes, aura beaucoup de mal à trouver sa place.
Il y a aussi un travail à faire sur l’évaluation pour qu’elle ne soit plus une sanction. Il faut encourager la prise de risque. Il est curieux que l’on n’applique pas à l’école ce qu’on applique en tant que parents quand on apprend à son enfant à faire du vélo. On sait très bien que l’enfant va tomber et on dédramatise complètement. S’il est capable de faire 2 mètres, on dit déjà que c’est formidable. On lui apprend à prendre des bosses. On a confiance.
Des questions qui dépassent l’égalité femmes-hommes…
Beaucoup de sujets que l’on traite par l’angle de l’égalité femmes-hommes sont des sujets plus généraux. S’y intéresser est une manière d‘être réformiste, progressiste. Un système qui est un goulet d’étranglement et un plafond de verre pour les femmes n’est par définition pas bon.
Dans votre carrière, vous soulignez le rôle fondamental de mentors qui vous ont poussée à aller plus loin. La plupart étaient des hommes…
Mais parce qu’on ne trouve pas beaucoup de marraines ! Un mentor est une personne qui vous fait confiance et vous ouvre les yeux, qui croit en vous, vous secoue, et quelquefois vous contrarie, quelqu’un qui vous sort de votre confort. Marraine ou parrain, la question n’est pas là. C’est une question de rencontre et de feeling. Tout le monde ne fait pas un bon mentor pour vous. Cela doit être quelqu’un qui vous fait grandir.
Traditionnellement, nous interrogions les candidats sur leurs hobbies. Or, […] si vous recrutez une mère de famille, sa capacité à avoir des hobbies est assez diminuée par rapport à celle d’un célibataire.
C’est un peu le rôle de l’enseignant, non ?
Effectivement. Beaucoup disent : « Un prof m’a encouragé. » Ce serait formidable s’il y en avait plus mais on ne peut pas se reporter que sur les enseignants sur ces questions d’orientation. À un moment où l’on parle de réserve citoyenne, ce serait à chaque professionnel d’aller dans les écoles pour raconter son métier et encourager les élèves.
Les locaux de l’ENA à Paris // ©ENA
Introduire davantage de diversité à l’ENA fait partie de votre feuille de route. Qu’avez-vous entrepris depuis votre prise de fonction en 2012 ?
Les nouveaux concours entreront en vigueur fin août 2015. Mais, avant même la réforme, nous avons beaucoup travaillé sur la composition et la formation des jurys pour éviter toute discrimination. Le concours de l’ENA n’est pas un examen académique mais un acte de recrutement. Un référentiel des compétences attendues du candidat a été établi.
Le grand oral se décompose désormais systématiquement en une présentation du parcours, une mise en situation qui permet de voir comment le candidat réfléchit, puis un dialogue avec le jury. L’exercice est beaucoup plus cadré, transparent et objectivable.
Il y a des sujets sur lesquels nous nous sommes posé beaucoup de questions. Traditionnellement et par habitude, nous interrogions les candidats sur leurs hobbies. Or il n’y a rien de plus discriminant que les hobbies. Il faut avoir le temps et les moyens d’avoir des loisirs. Si vous recrutez une mère de famille, sa capacité à avoir des hobbies est assez diminuée par rapport à celle d’un jeune célibataire.
Avez-vous vu les premiers effets de ces nouvelles pratiques de sélection ?
45,5% des reçus au concours étaient des femmes fin 2013 car les épreuves reposent désormais sur des compétences objectives et l’attention des jurys ne se porte plus sur autre chose.
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