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In Rue 89 – Le nouvel Observateur – du 3 avril 2013 :

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Plus exigeants ou « victimes » d’une école qui n’encourage pas l’estime de soi, « les Français ont 20% de chances en moins d’être heureux » selon Claudia Senik.

Claudia Senik, avril 2013 (Audrey Cerdan/Rue89)

Claudia Senik est professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris (PSE, Paris School of Economics). Ses recherches portent sur un domaine singulier : « l’économie du bonheur ». Comme l’écrit Sylvie Kauffmann dans sa chronique du Monde (« La France ne fait pas le bonheur (suite) », mardi 2 avril), « nul n’est prophète en son pays ».

Le 28 octobre 2011, Claudia Senik avait publié sur LeMonde.fr les premiers résultats de son étude rédigée en anglais, « The French Unhappiness Puzzle : the Cultural Dimension of Happiness » (« Le mystère du malheur français : la dimension culturelle du bonheur »), sans que cela ne fasse grand bruit.

Le 24 mars dernier, The Observer, hebdo britannique, publie un article, également mis en ligne sur le site du Guardian, « C’est leur culture qui rend les Français moroses » ; un journaliste avait repéré que la chercheuse était invitée le 3 avril à donner une conférence à Londres.

Parallèlement, le mensuel américain The New Yorker sort un très bon et dense papier inspiré des mêmes travaux de Claudia Senik, « Heureux d’être malheureux : le cas français ». Voilà, c’était parti en France. Le week-end de Pâques fut celui de l’auto-flagellation française sur les réseaux sociaux.

Nous avons rencontré Claudia Senik une semaine avant qu’elle ne prononce sa conférence ce mercredi, à la Royal Economic Society de Londres. Elle nous a expliqué comment elle a travaillé. A force de mesures statistiques, elle a mis en évidence l’existence d’une mélancolie française, d’une inaptitude des Français à se dire aussi heureux qu’ils le devraient.

Rue89 : Comment une économiste se retrouve-t-elle à travailler sur la mélancolie française ?

Le bonheur selon les économistes

Comment les économistes définissent-ils le bonheur ? Ils ne le définissent pas, selon Claudia Senik.

« On ne se dit pas a priori ce qui rend les gens heureux. On essaye de l’apprendre des gens eux-mêmes en observant quels sont les corrélats du bonheur déclaré, et les facteurs qui évoluent quand un individu déclare qu’il est plus content de sa vie une année qu’une autre.

Il y a à la fois une dimension cognitive (je porte un jugement sur ma vie) et une dimension plus émotionnelle, plus affective (on demande aux gens si, au cours de la semaine passée, ils se sont souvent sentis joyeux, excités, mobilisés ou au contraire déprimés, tristes, en colère, frustrés… puis on calcule une sorte d’indice entre les émotions négatives et positives).

Sur ces études-là, les Français sont en haut du classement des pays en termes d’émotions négatives ressenties, et très bas dans le tableau des émotions positives. »

Claudia Senik : J’ai assisté un jour à un séminaire consacré aux déclarations des gens sur leur bien-être, j’ai trouvé ça intéressant. Comme je travaillais sur la Russie et qu’il y avait des données très riches, j’ai commencé à travailler sur la dynamique du bien-être en Russie… et je suis tombée dedans.

J’ai mené plusieurs travaux sur la relation entre revenu et bien-être, entre croissance et bien-être, et en faisant ces travaux, en utilisant des enquêtes internationales, je me suis rendu compte que la France était tout le temps en dessous des autres pays en termes de bien-être moyen.

Les Français transforment systématiquement un niveau de vie donné en un niveau de bonheur moindre que les autres pays en moyenne. Et cet écart est assez stable depuis qu’on a des données (les années 70). Quand on est en France, toutes choses égales par ailleurs, on a 20% de chances en moins d’être heureux – en tout cas de se dire très heureux.

D’autres pays ont-ils aussi ce problème ?

L’Allemagne et l’Italie connaissent aussi une tendance de ce type. Mais ce n’est pas le cas de l’Angleterre, des Pays-Bas, de la Belgique… En gardant nos circonstances de vie inchangées, si nous avions la fonction de bien-être des Belges, cela nous remonterait de plus d’un demi-point sur l’échelle de bonheur. Ce qui est beaucoup.

Qu’est-ce que c’est que cette échelle ?

Dans de grandes enquêtes auprès de dizaines de milliers d’individus, en plus des questions habituelles sur leurs circonstances objectives de vie (leur âge, leur métier, leur statut d’emploi, leur situation matrimoniale…), on introduit des questions plus subjectives. On leur demande de se situer en termes de bonheur, de satisfaction dans la vie, sur une échelle de 0 à 10. En Europe, la moyenne est à 7,6. Certains pays scandinaves sont au-dessus de 8. La France est à 7,2. C’est particulièrement faible.

A partir de ce constat, comment avez-vous enquêté ?

Au début, j’ai essayé de voir si c’était le fait de certains groupes. J’ai essayé de voir si ça concernait plus les jeunes ou les vieux, les riches ou les pauvres… qui auraient plombé la moyenne. Au terme d’analyses économétriques, je n’ai rien trouvé de tel.

Je me suis donc demandé si c’était dû aux circonstances objectives : y a-t-il, en France, quelque chose de particulier qui rende les gens malheureux ? Le chômage, les inégalités, l’architecture de la banlieue… ? Ou est-ce que c’est dans la tête ?

J’ai donc utilisé une grande enquête européenne – 1 500 personnes interviewées dans chaque pays pendant quatre années – dans laquelle on peut distinguer les « natifs », comme on dit en anglais [« de souche », en langage courant, ndlr] et les immigrés de première et deuxième génération.

Si ce qui rend les Français malheureux relevait des circonstances objectives, les immigrés seraient eux aussi touchés. Mais ce n’est pas le cas. Les immigrés sont moins heureux que les natifs dans tous les pays, et on n’observe pas un malheur supplémentaire chez ceux qui vivent en France.

Quid des Français expatriés ?

Ils sont en moyenne moins heureux que d’autres expatriés européens. Ce qui prouve bien que c’est quelque chose qu’on emporte avec soi. C’est dans la tête.

A un moment, vous vous demandez si le « malheur français » n’est pas lié à la langue…

Une hypothèse est parfois soulevée : « heureux » ou « happy », ça ne veut pas dire exactement la même chose. Le niveau d’exigence contenu dans le mot « heureux » serait variable selon les langues et expliquerait les différences dans les réponses aux questions sur le bonheur. Du coup j’ai vérifié : au Canada, en Suisse et en Belgique, les communautés francophones ne sont pas toujours, à conditions de vie égales, les plus malheureuses. Donc ce n’est pas purement dû à la langue.

En revanche, j’ai observé que les immigrés qui étaient passés par l’école en France depuis un très jeune âge étaient moins heureux que ceux qui n’étaient pas passés par l’école française. Ce qui me fait penser que les institutions de socialisation primaire formatent les choses assez lourdement.

Quel rôle joue l’école dans la fabrication de la mélancolie française ?

Avec les données dont je dispose aujourd’hui, je n’ai pas pu identifier les facteurs qui façonnent cette mentalité. On manque de données sur le bien-être des enfants. Je partage les conclusions des frères d’Iribarne, qui ont écrit qu’il y avait une contradiction dans le système français entre élitisme et égalitarisme. On dit à tout le monde : il y a égalité des chances.

Mais on a un système super élitiste et unidimensionnel. On demande aux gens d’appartenir aux 5% des meilleurs (mais par définition, tout le monde ne peut pas y être), on les classe, et on considère que seuls le français, les maths et l’histoire comptent. On se fiche complètement qu’ils excellent en sport, en peinture, en musique, en conduite de projets…

Il y a donc très peu de gens qui ont l’impression d’être vraiment au top. Ils se voient comme étant en échec ou moyens. A force d’être éduqués avec cette échelle de 0 à 20, beaucoup finissent par se voir au milieu de l’échelle. L’école française a plein d’avantages, elle produit des gens très bien formés, mais ce n’est pas l’école du bonheur.

On connaît un autre extrême : une école où l’on dit sans arrêt aux enfants « c’est bien », « c’est merveilleux », « c’est formidable », « tu es vraiment génial », « great », « wonderful », « gorgeous »…

Et ça produit quoi ?

Ça produit de l’estime de soi et de la confiance en soi. Précisément la base du bonheur. D’un point de vue rationnel, c’est intéressant de former des citoyens qui ont le courage d’affronter le monde, de prendre des risques, de se lancer en se disant qu’ils vont y arriver.

Votre travail n’est pas encore achevé. Vers quelle interprétation vous orientez-vous ?

Quand on répond à une question sur le bonheur, on a toujours en tête des éléments de comparaison. C’est par rapport à un monde de possibles, à un certain niveau d’exigence. Les Français ont peut-être un niveau d’exigence plus élevé que les autres, ou une nature d’exigence différente.

Une des sources importantes du bonheur, c’est l’anticipation, la capacité à se projeter dans le futur, les projets… Il y a une dimension individuelle, mais aussi une dimension collective. S’inscrire dans l’avenir, cela suppose que l’on adhère au monde tel qu’il est. Si on est dans un pays qu’on ne se représente pas comme étant très dynamique, on n’a pas l’impression de faire partie d’un projet collectif très identifiant. Et cela déteint sur la perception que l’on a de soi-même.

J’ai reçu de nombreux messages de lecteurs de mes travaux qui me disent que le malheur français vient du fait que l’anglais se soit imposé comme langue de communication, qu’on a laissé tomber la francophonie… Il me semble que c’est assez significatif.

Est-ce que les Français se complaisent dans ce malheur ?

Je pense qu’ils sont attachés à un idéal qui ne correspond pas au monde tel qu’il est. En termes un peu psychanalytiques, il y a un bénéfice à cela. On se berce de l’idée qu’on est le pays de l’universalisme, des Lumières, de la Révolution, un grand pays. Ça nous fait du bien, mais après on le paye, on en souffre, parce que ça ne correspond plus à ce qu’est la France aujourd’hui.

Si vos hypothèses sont validées par la communauté scientifique, quelles conclusions devraient en tirer les pouvoirs publics ?

Bouleverser l’enseignement des langues. L’enseignement des langues à l’école aujourd’hui ne participe pas d’un grand enthousiasme pour le monde tel qu’il est. On vit dans un monde globalisé, mais les Français, à 18 ans, ne maîtrisent pas l’outil de communication de ce monde : l’anglais. C’est un vrai handicap.

Cela nous empêche de nous sentir autant citoyens du monde qu’on le devrait. Du point de vue des anticipations dans le futur, ce n’est pas une bonne chose. On devrait passer beaucoup plus de temps, à l’école, à faire autre chose que des maths et du français. Développer d’autres dimensions de la vie.

Ceci dit, j’ai adoré l’école, je suis un pur produit de l’école française, j’étais super compétitive, j’adore être au sommet, mais ce n’est pas généralisable. On ne peut pas exiger de tout le monde de se concentrer, de rester toute la journée assis sur une chaise quand on est un enfant !

Donner l’impression aux gens, dès le début de leur vie, que la réussite est multidimensionnelle, qu’il y a différentes manières de réussir et qu’elles sont toutes aussi légitimes les unes que les autres serait un grand progrès.

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Categories: Généralités et ARF

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