SOMMAIRE
Introduction
Gestion des lieux de culte
Gestion des associations
Gestion des demandes de non-mixité
Le financement des établissements d’enseignement privé
La restauration scolaire
Les cimetières
Conclusion
Cet ouvrage est un ouvrage collectif. Sous la direction de Jean Glavany, il a associé d’une part Dounia Bouzar et le cabinet « Cultes et Cultures » mandaté pour ce travail par le Groupe socialiste de l’Assemblée nationale et, d’autre part, un groupe de militants constitué de Alain Azouvi, Jean Geoffroy, Guy Georges, Guillaume Lecointre et Jean-François Loisy. Pascale Baudry en a été la très précieuse cheville ouvrière.
Jean Glavany a été chef de cabinet du Président de la République de 1981 à 1988 et ministre de l’Agriculture et de la Pêche dans le gouvernement de Lionel Jospin. Député des Hautes-Pyrénées et membre de la commission des Affaires étrangères depuis 2002, il est l’auteur de nombreux rapports et, notamment, du rapport « L’Afghanistan, un chemin pour la paix » avec Henri Plagnol en 2009.
Introduction
Ce guide pratique de la laïcité pour les élus de la République veut satisfaire un double objectif : d’une part aider les élus, confrontés fréquemment dans leurs responsabilités et leur gestion quotidienne à des situations qui heurtent davantage que dans le passé des habitudes séculaires ; d’autre part opposer à la confusion créée et entretenue autour du principe fondamental de laïcité une nécessaire et urgente clarification, la clarification par le concret. On avance quelquefois que la laïcité doit tenir compte de la diversité des pensées, traditions, options spirituelles, comme si elle ne s’en était pas souciée. Faut-il rappeler que
la laïcité, si elle respecte cette diversité, oblige à la dépasser par des principes de vie commune ?
Ce qui peut-être est nouveau, c’est que la diversité des comportements s’est à ce point élargie qu’elle peut apparaître insupportable, à certains, à la limite de la rupture. Dans une série de fiches pratiques, qui ont essayé d’embrasser le plus grand nombre de situations parmi les plus fréquentes, mais qui n’ont pas la prétention d’être exhaustives, nous avons voulu montrer qu’à partir des lois et règlements actuels, pour limités qu’ils soient, des municipalités ont pu trouver des solutions qui évitent cette rupture entre leurs administrés.
Pour ce travail, le Groupe socialiste de l’Assemblée nationale a demandé au cabinet « Cultes et Cultures », dirigé par Dounia Bouzar, de faire une recherche sur les réalités du terrain. Les élus peuvent-ils parvenir à gérer la diversité, notamment religieuse, sans se plier à tous les particularismes ? Comment ? Parviennent-ils à traiter leurs concitoyens à égalité, en application du principe constitutionnel de laïcité et du droit qui en découle ?
Comment ?
Le cabinet a travaillé avec les élus et les équipes techniques des villes de Brest, Grenoble, Nantes, Lyon, Paris, Lille, Strasbourg (sous régime de concordat) et a partagé quelques applications relevant de la législation nationale. Des groupes de réflexion pluridisciplinaires, composés par les équipes « Politique de la ville », ont réfléchi pendant plusieurs mois avec Dounia Bouzar sur les critères de gestion de la laïcité in concreto. On doit notamment aux équipes de Brest et de Grenoble les résultats minutieux des fiches de gestion de la « mixité » et « des associations ». Les résultats de ce travail de terrain sont traduits, dans le présent guide, chapitre par chapitre, dans l’illustration d’un thème par des situations concrètes en application de critères légaux, mais aussi d’expériences novatrices que nous avons nommées « fiches Bonnes pratiques ».
Chaque chapitre commence donc par des repères légaux, suivis par un ou plusieurs exemples qui illustrent leur mise en oeuvre. Les situations ont été retenues parce qu’elles répondent à des constats et des questions simples :
– Les élus doivent-ils adapter une norme à une « partie de la communauté » ou bien veiller à construire des réponses qui incorporent tous les citoyens ?
– Pour prendre en compte la revendication religieuse, doivent-ils favoriser la segmentation, la ghettoïsation, ou bien faciliter l’inclusion de la personne concernée ? Autrement dit, vérifier que la demande religieuse n’entrave pas les objectifs recherchés par la Constitution concernant le « vivre ensemble » ainsi que les autres droits fondamentaux, comme l’égalité hommes-femmes ?
– Ont-ils appliqué la loi à tous les citoyens de la même façon, de manière à mettre en oeuvre le principe fondamental de réciprocité et des solutions mutuellement satisfaisantes ?
– Comment mettre en place des expériences qui ne permettent à aucune vision du monde de s’imposer comme norme supérieure, de façon à respecter l’esprit (et la lettre) de la loi de 1905 ?
Toutes les expériences mises ici en valeur ont recherché des réponses structurelles afin de dépasser les solutions ponctuelles souvent prises dans l’urgence d’un rapport de forces. Pour cela, nous avons veillé à ce que les droits et libertés des religions ne se retrouvent pas érigés en dogmes qui s’imposeraient à tous, au mépris du respect de la liberté individuelle.
Reconnaissons-le : il est souvent question de l’islam dans le choix des situations. Nous n’avons pas voulu évacuer cette donnée qui suscite le plus d’interrogations et de crispations sur le terrain. Moins on les prend en considération, plus elles prennent de place dans l’inconscient collectif, se heurtent à l’histoire, la subjectivité, l’affectivité, les choix idéologiques de chacun. Lorsque ceux-ci deviennent la seule référence, apparaissent alors les positions extrêmes, discriminantes ou laxistes. Au contraire, cette observation de terrain prouve qu’il est possible d’appliquer la loi de 1905 à tous les citoyens.
Trouver ou retrouver les voies de l’unité de la Nation exige un effort de clarification des orientations des comportements individuels et collectifs, voire du sens des mots tant ceux-ci sont sollicités à des fins politiciennes ou prosélytes. Les situations observées dans le présent guide ont mis en évidence des problèmes posés à la collectivité par l’attitude de certains. Sont-ils seuls responsables ? Ou ne répercutent-ils pas des comportements qui leur ont été dictés par des institutions, ou des minorités de ces institutions ? La République garantit à tout citoyen, croyant ou non, la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. Est-ce à dire que telle fraction puisse imposer ses propres règles à la communauté ? Cette dérive intégriste affecte à l’évidence les religions principales. Les institutions représentant ces religions s’engagent-elles et agissent-elles pour y remédier ? On ne le voit guère. La République se trouve bien seule à rechercher les conditions acceptables de la loi commune et à faire face à des excès dont la responsabilité incombe d’abord aux institutions au nom desquelles ces excès sont commis.
Ne soyons pas naïfs. Peu à peu s’est installée dans les attitudes et dans les esprits une confusion entre les notions de liberté et de droit, confusion contagieuse puisqu’elle affecte aussi les comportements individuels : je suis libre de…, donc j’ai le droit de… Or, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un des piliers de notre bloc de Constitution et de sa laïcité, a clairement distingué la liberté de l’égalité des droits, acquises l’une et l’autre à la naissance. La liberté n’est limitée que par celle des autres, l’égalité des droits est déterminée par la loi commune1. Je ne suis pas entièrement libre de me comporter comme je l’entends. Ma liberté de comportement est encadrée par des critères fixés par une loi commune. J’ai droit à l’éducation, la santé, la sécurité, c’est-à-dire que la République doit organiser ces droits pour qu’ils soient accessibles à tous, également.
Or, force est de constater que ces notions différentes sont amalgamées et que cet amalgame met en péril la laïcité de l’Etat. Cette confusion est apparue dès après la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 et fut entretenue par le parti clérical, pour reprendre l’expression de Victor Hugo. La loi garantissait la liberté de culte. Aussitôt furent avancés les « droits » de l’Eglise catholique.
L’exemple-type est certainement la liberté d’enseigner que les lois laïques n’ont jamais mise en question et que l’Eglise et les partis conservateurs ont transformé en droit d’enseigner. Cette confusion est aujourd’hui reprise et exploitée à l’envi. Elle en a entraîné une autre qui, tentant de redéfinir les espaces publics, semi-publics et privés, met en péril l’équilibre laïque de la société.
On empruntera ici aux « sphères de contraintes et de libertés » par lesquelles Caroline Fourest définit opportunément la « saine distinction entre les lieux où la liberté prime et ceux où l’exigence commune prime ». Elle les décline ainsi :
– les sphères de sens (école, administration, équipement public, tribunal, Parlement) ;
– les sphères de contrainte (hôpital, prison) ;
– les sphères de liberté réglementée (rue) ;
– les sphères de liberté maximale (domicile) ;
– les sphères de l’intérêt mutuel (entreprise) ;
– les sphères de l’accommodement (commerce, relation client/prestataire).
Les sphères de sens portent les messages de l’Etat. Elles se fondent sur ce que les humains ont d’universel et non sur ce qui les différencie. L’universel n’est aucunement la négation du particulier ; il est le socle commun, la recherche des fondements de la vie en commun. La garantie des droits et devoirs individuels se fonde donc sur l’universel. Ainsi est la laïcité telle que la loi du 9 décembre 1905 l’a inscrite dans notre contrat citoyen, antinomique avec un « droit à la différence » qui conduit très souvent, trop souvent, à la différence des droits et se conçoit comme une somme de catégories avec autant de revendications spécifiques, éventuellement contradictoires entre elles. Telle est laconception anglo-saxonne où l’individu jouit de droits et de devoirs à travers une catégorie à laquelle il croit appartenir.
A l’opposé, la laïcité dans notre République s’est construite sur le « droit à l’indifférence » qui n’a rien de négateur à l’adresse de l’individu, mais spécifie simplement que sa catégorisation (chrétien, athée, musulman, juif, agnostique, noir, intellectuel, ouvrier, paysan, beur, homosexuel, breton, catalan, etc.) est laissée à son libre choix, n’est dictée par aucun a priori ni par aucune autorité politique. La véritable liberté commence là. Ce n’est pas à d’autres de nous assigner à une catégorie.
Dans cet espace public hautement symbolique, une « bonne conduite » laïque telle qu’elle est donnée en exemple dans ce recueil consiste d’abord à ne pas regarder l’autre ni agir envers lui en lui faisant comprendre qu’il est assignable à la catégorie décidée pour lui, mais qu’il sera regardé d’abord et que l’on agira avec lui en vertu de ce qu’il partage avec vous.
Tel est le véritable sens politique de l’universalisme philosophique sur lequel la laïcité fut fondée dès 1789 et pensée en 1905, cette conjonction où notre société noue le plus important des pactes avec ses citoyens. L’exigence laïque fondamentale, c’est l’égalité des droits dans la richesse des différences. Ce n’est pas l’égalité des différences dans la diversité des droits.
Cette exigence se vérifie avant tout dans l’organisation de l’enseignement scolaire. Ainsi, quand Michel Debré exposa les orientations de la loi sur l’enseignement qui porte son nom, il voulut les préciser comme suit : « c’est une chimère dangereuse que celle qui conçoit (…) la constitution d’une sorte d’université nationale, que l’Etat accepterait de considérer dans son unité, avec laquelle il traiterait (…) comme un vaste corps intermédiaire auquel serait reconnue une responsabilité partielle mais nationale dans la mission générale d’enseigner ».
Sa loi a pourtant ouvert la brèche vers la situation qu’il rejetait, le « bouquet final » en étant la loi garantissant la « parité » entre les établissements publics et privés sous contrat d’association, dite loi Carle. Toutes les communautés, religieuses ou autres, peuvent légitimement prétendre à cette parité. Ainsi, dès l’enfance, en application du « caractère propre », s’organisent des voies communautaires selon des affinités religieuses, régionales, sociales, voire politiques. Autrement dit, le pouvoir actuel désorganise l’école de la République, dont le bon fonctionnement est pourtant, constitutionnellement, un devoir de l’Etat.
De fait, nous sommes en présence d’une véritable stratégie qui se manifeste, notamment, par l’ajout d’épithètes à la laïcité et, tout récemment, par la confusion délibérément entretenue entre laïcité et liberté religieuse : circulaire du 21 avril 2011 enjoignant aux préfets de créer une « conférence départementale de la laïcité et des libertés religieuses » ; publication d’un (soi-disant) Code de la laïcité et de la liberté religieuse ; etc. Seuls le régime de Vichy ou certaines sectes aujourd’hui, telle l’Eglise de Scientologie, firent ou font référence à cette liberté religieuse.La clarification s’impose donc, et c’est l’objectif de ce guide : pratique, concret, pédagogique. Il va de soi que, au delà de ce travail, des perspectives politiques claires devront se donner pour objectif de contrer les dérives et intentions actuelles, et revoir les législations qui font obstacle à la véritable laïcité, gage de paix civile et d’harmonie.
Alors que des mouvements de libération des peuples, refusant l’obscurantisme, aspirent à la séparation des religions et des Etats comme le phare du possible, il serait dramatique que cette lumière qui éclaira depuis plus d’un siècle notre pays et quelques autres vienne à s’éteindre. Le présent guide est aussi une invitation solennelle à s’y opposer.