In Alternatives Economiques – le 4 février 2014 :
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Il est évidemment désolant de voir comment, dans un pays instruit, tant de balivernes absurdes peuvent diffuser en l’espace d’un éclair : qu’on veuille apprendre la masturbation ou l’homosexualité en maternelle est évidemment absurde. Il en va de même de ce qui serait un rejet total de la notion de genre : que les comportements des hommes et des femmes ne puissent être déduits mécaniquement de leur anatomie, de leur sexe biologique, c’est un fait acquis, à la fois l’histoire, l’anthropologie et la sociologie décrivent de manière convaincante combien les définitions du masculin et du féminin varient dans le temps et dans l’espace.
Pour l’école, cela signifie qu’elle doit tout faire pour que les réussites des élèves ne soient pas limitées, canalisées, par leur sexe, ce qui suppose d’agir sur les stéréotypes du féminin et du masculin, ces représentations schématiques et normatives, qui posent ce qui convient aux uns et aux autres, que les enfants apprennent de par tout leur environnement (et pas seulement bien sûr par l’école ou la famille). Ce qu’il faut souligner, c’est que ces stéréotypes constituent de fait un tel corset que, comme l’ont montré des travaux canadiens, l’affranchissement des stéréotypes de sexe s’accompagne d’une meilleure réussite scolaire: les élèves les plus brillants sont les filles un peu « masculines » et les garçons un peu « féminins ». Ce résultat donne à réfléchir sur le caractère délétère d’une forte différenciation des rôles de sexe (ce qui est d’ailleurs vrai aussi pour les adultes, avec des hommes qui se sentent obligés d’être forts et des femmes d’être séduisantes, quelles que soient les circonstances). Que l’école aide les élèves à comprendre que leurs réussites et leurs projets n’ont pas à se couler dans des moules masculins et féminins devrait donc a priori séduire les parents, qui visent tous à ce que leur enfant, fille ou garçons, s’épanouisse sans entraves et aille le plus loin possible dans ses études et ses projets.
Mais il ne faut pas se voiler la face : derrière ce qui se présente comme une simple lutte contre les stéréotypes, la notion de genre entend aussi être le fer de lance d’une critique de l’ordre établi entre hommes et femmes, jugé inégalitaire… En positif, il s’agit sans conteste de défendre l’égalité. Et là, on bute sur la question, éludée par les promoteurs des programmes de lutte contre les stéréotypes, de savoir si l’égalité homme/femme fait véritablement l’objet d’un consensus, ou du moins quelles formes doit revêtir cette égalité. Peut-être est-ce précisément pour ne pas faire « trop de vagues » ; mais cette position apparaît quelque peu simpliste : d’abord parce qu’il n’y a pas une seule définition de l’égalité, comme en atteste les clivages entre les féministes elles-mêmes, entre celles qui promeuvent la ressemblance et l’indifférenciation et celles qui promeuvent la notion d’égalité dans la différence. Cette dernière notion est à mes yeux fort discutable –précisément en ce qu’elle fige voire naturalise des différences-, mais encore faut-il accepter d’ouvrir le débat.
De plus, on ne peut ignorer que dès lors qu’on parle d’inégalité, en posant (justement à mes yeux) que l’égalité entre hommes et femmes est loin d’être aboutie, il est probable que quelqu’un en profite, et que ce quelqu’un est susceptible de réagir… En tout cas, on se situe bien alors dans une perspective politique qui, comme n’importe quelle autre prise de position politique, peut heurter certains groupes ; ceux-ci diront alors que ce n’est pas le rôle de l’école, censée être impartiale, de prendre position… C’est une vraie question et là aussi, il faut débattre et argumenter. Sans s’engager sur des débats sans fin sur la notion de genre, il faut défendre avant tout que l’égalité hommes/femmes est une valeur, une valeur aussi centrale que l’égalité entre les « races » et que le rôle de l’école en tant qu’institution est légitimement de transmettre les valeurs qui fondent la Nation ; si l’école est gratuite et obligatoire, c’est bien parce que la Nation lui délègue ce rôle capital pour sa propre cohésion. On ne saurait pour autant oublier que la sociologie de Bourdieu et Passeron (notamment) a contribué à discuter cette apparente évidence : les valeurs que transmet l’école sont-elles universelles ou bien celle du groupe dominant qui la contrôle ? D’une certaine manière, les personnalités ou les mouvances qui ont lancé les récentes initiatives (manifestations ou rumeurs) contre le genre reprennent ce type de position : votre conception du masculin/féminin n’est pas la nôtre, disent-ils, laissez nous nous occuper de ça dans l’espace privé… Les mêmes pourraient d’ailleurs aller voir du côté des « compétences sociales et civiques » inscrites depuis plusieurs années dans le socle commun de compétences, parmi lesquelles le respect de l’autre et de l’autre sexe figure en bonne place. Réserver à la famille l’inculcation de ces valeurs, c’est évidemment une pente glissante : si chaque groupe ou chaque communauté promeut ses valeurs et rejette toute notion de valeurs partagées par tous, il n’y a plus d’école commune publique, quant à la Nation…. Il n’y a pas de raison non plus que ce particularisme qui est aussi un relativisme ne touche pas aussi les savoirs académiques comme on le voit dans d’autres pays –aux Etats-Unis où certains pans entiers de la biologie sont rejetés, et comme cela semble poindre déjà chez nous dans certains contextes.
Que conclure (très provisoirement) de tout ça : que, pour suivre encore un instant Bourdieu, il faut se méfier de l’ethnocentrisme de classe qui fait que le groupe dominant postule un peu vite que ses valeurs sont forcément universelles et/ou qu’il est légitime, si ce n’est pas le cas, de les inculquer via l’institution scolaire. Si l’on croit que ces valeurs doivent être promues parce qu’elles sont au cœur de notre identité nationale, il faut le faire et c’est bien là le rôle de l’institution scolaire, mais une simple information et a fortiori une décision apparemment simplement managériale –on met ça dans les programmes, on lance des expérimentations…- peuvent heurter les groupes les plus éloignées de l’école et de ceux qui la pilotent. L’enjeu est alors trop important pour esquiver ainsi tout débat.