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A l’heure où le ministère de l’éducation nationale est à la recherche d’un scénario pour supprimer les devoirs à la maison – suppression préconisée dans le rapport issu de la concertation pour la "refondation de l’école" convoquée cet été -, Séverine Kakpo, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation, publie une enquête sur la mobilisation des familles populaires autour de cet enjeu. Un travail de terrain d’une année environ que cette ex-professeure de lettres en Seine-Saint-Denis a mené, dans les quartiers populaires de la périphérie parisienne, auprès d’une vingtaine de familles dont les enfants sont scolarisés à la charnière de l’école primaire et du collège. Les résultats de ce travail ethnographique viennent étayer les données de l’Insee : loin du cliché sur la "démission parentale", les familles populaires ont foi en l’utilité des devoirs, s’investissent chaque soir – ou presque. Et si l’abolition des devoirs, officiellement interdits depuis 1956, n’était pas le véritable enjeu ?
Pour ou contre les devoirs : la question est récurrente dans le monde éducatif. Au printemps, la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) a appelé à quinze jours de "grève des devoirs", relançant les discussions sur un sujet dont le ministère de l’éducation nationale s’est, depuis, emparé. Qu’est-ce que ce débat dit de notre rapport à l’école ?
Le débat est, selon moi, très mal posé. La formulation "pour" ou "contre" nourrit artificiellement des lignes de tension bien réelles. Politiques, enseignants, parents et chercheurs s’accordent à dire que tout processus d’apprentissage scolaire doit passer par une phase de travail personnel de l’élève, permettant la consolidation des notions abordées en classe. Personne ne propose de supprimer ce travail-là. La vraie question est : où ce travail doit-il être fait ? Revient-il à l’institution de le prendre en charge ? Ou bien est-ce du ressort des familles, que l’ont sait inégalement disposées en matière de ressources – matérielles, temporelles, éducatives, culturelles… ?
Il y a une forte instrumentalisation idéologique du débat. Pour certains, supprimer les devoirs serait une dangereuse lubie égalitariste – le cheval de Troie de la gauche et des "pédagogues" pour attaquer l’école, détruire les valeurs méritocratiques. Ceux qui s’insurgent contre la suppression des devoirs à la maison au nom d’une prétendue forme scolaire immuable, traditionnelle, se trompent : l’externalisation du travail personnel des élèves est un phénomène récent.
Est-ce à dire que l’"option" évoquée en octobre par le ministère de l’éducation nationale – faire les devoirs entre les murs de l’école – n’est pas novatrice ?
On renoue avec ce qui a longtemps été une tradition scolaire. Jusqu’aux années 1960, le travail personnel des élèves était au coeur du système éducatif. Dans le secondaire, il était réalisé à l’étude, avec l’aide du répétiteur, puis du maître d’étude. En primaire, le maître d’école en était le seul garant. Le grand paradoxe, c’est qu’on a mis fin à cet encadrement au moment où il semble, rétrospectivement, le plus légitime : il aurait sans doute facilité l’intégration des élèves issus de la "massification" scolaire. La proposition n’est pas totalement novatrice dans la mesure, aussi, où cela fait vingt ans que des dispositifs d’aide aux devoirs, financés par l’argent public, se sont développés à la périphérie de l’école. Les enseignants y contribuent plus qu’on ne le croit.
La Rue de Grenelle a estimé que deux heures d’aide aux devoirs en classe entière pourraient, chaque semaine, être prises en charge par les enseignants, suscitant une levée de boucliers de leurs syndicats. Deux heures, est-ce selon vous suffisant ?
C’est très en deçà de ce que fournissent les parents. Jusqu’à l’entrée en 6e, on sait par l’Insee que la proportion des mères qui aident leurs enfants est considérable – de l’ordre de 95 %. Et que cette proportion ne varie pas suivant le milieu social. A ce stade, ce sont même les mères les moins diplômées qui consacrent le plus de temps aux devoirs. En primaire, ce temps varie, suivant la classe, de douze heures à presque seize heures par mois. Dès le CP, un élève est aidé par ses parents plus de quatorze heures par mois ! Les deux heures évoquées par le ministère ne sont pas véritablement de nature à rassurer quant à la capacité de l’institution à se réapproprier ce temps de la vie extrascolaire. Les parents n’en sont que plus inquiets de voir les devoirs potentiellement "sacrifiés" et leurs enfants privés des moyens de se différencier dans la compétition scolaire. Les enseignants craignent, eux, d’être soumis à des injonctions contradictoires : devoir "boucler" des programmes de plus en plus exigeants et devoir superviser le travail personnel en classe, sans qu’on leur en donne véritablement les moyens.
Les familles – écrivez-vous – sont elles-mêmes "prescriptrices" de devoirs, même si ceux-ci génèrent parfois des tensions. Sous quelle forme ?
Les parents prescrivent régulièrement du travail en plus comme si le foyer était devenu une institution pédagogique autonome. Difficile de dire si l’enfant en retire des bénéfices. Alors que les réquisits de l’école ont profondément évolué depuis la fin des années 1970, c’est souvent à partir du cadre de référence des pédagogies "traditionnelles" que les parents de mon enquête prescrivent leurs devoirs, misant sur le par-coeur. Or l’école ne se réfère plus principalement à ce cadre : elle favorise plutôt la mise en activité des élèves qui doivent découvrir par eux-mêmes les savoirs. On peut s’interroger sur les effets d’un accompagnement qui s’inscrit parfois dans une véritable logique de "dissidence pédagogique". Les enfants se retrouvent pris entre deux normes – la norme scolaire et la norme familiale.
L’efficacité des devoirs a-t-elle été démontrée par la recherche ?
A ma connaissance, il n’existe pas de travaux sur notre système éducatif démontrant l’efficacité ou non des devoirs. On sait, en revanche, qu’il existe des devoirs plus utiles que d’autres : ceux renvoyant à des enjeux d’apprentissage que les enfants se sont suffisamment appropriés en classe pour travailler seuls, à la maison ou à l’étude. Cela ne rend pas superflue la présence des adultes, qui peuvent intervenir pour consolider les connaissances. Le "bon devoir", c’est celui que l’élève peut faire seul, en autonomie.
On peut se demander pourquoi les devoirs, officiellement interdits depuis un demi-siècle en primaire, perdurent…
La première interdiction, en 1956, ne pouvait pas fonctionner : elle intervient au moment même où l’on unifie les parcours scolaires ; autrement dit, au moment où va disparaître l’école unique au profit d’une école devenue segment d’un système éducatif. Abolir les devoirs en primaire, alors qu’on en prescrit dans le même temps, et massivement, au collège et au lycée, n’a pas de sens.
Par ailleurs, seuls les devoirs écrits sont officiellement proscrits, ceux à l’oral demeurant autorisés, mais cette distinction n’a pas beaucoup de sens non plus : il n’est pas démontré que les devoirs à l’oral sont moins inégalitaires ni moins chronophages. Depuis 1956, l’interdiction a été plusieurs fois répétée, sans que cela fasse vraiment évoluer les comportements. Les enseignants qui continuent à donner des devoirs mettent souvent en avant, outre des motifs d’ordre pédagogique, le poids des attentes parentales. Les devoirs sont aussi un moyen de conserver le contact avec les parents et d’encourager leur implication.
Supprimer les devoirs, est-ce nécessairement aller dans le sens d’une plus grande démocratisation de l’école ?
On sait qu’en dépit de la mobilisation des familles, les devoirs contribuent à accroître les inégalités sociales de réussite scolaire. Selon l’Insee, au-delà du primaire, les parents les moins diplômés "décrochent". Non parce qu’ils se désintéressent des devoirs : c’est la nature de l’aide à apporter, qui exige d’eux qu’ils mettent la "main à la pâte" pour accompagner les apprentissages, qui crée ces écarts. Mon avis de citoyenne, c’est que l’école doit renouer avec l’idée d’un encadrement du travail personnel des élèves, se proposer d’être son propre recours. Mais la "réinternalisation" des devoirs, si elle est une perspective d’avancée, n’est pas en soi un gage d’efficacité. Aujourd’hui, une part non négligeable des difficultés rencontrées durant le temps de l’étude – même encadré par des enseignants chevronnés – tient à ce que les élèves ne se sont pas assez approprié les savoirs en classe.
C’est la raison pour laquelle je crois profondément qu’une réforme des devoirs n’a de sens qu’articulée à une réforme pédagogique de fond, à une réflexion en profondeur sur les pratiques pédagogiques, sur la formation des enseignants, sur ce qui pourra permettre de rompre avec les orientations libérales qu’a prises l’école, basées sur la mise en concurrence des individus et des établissements.
Mattea Battaglia