Le « bassin de vie » est utilisé par les maires du périurbain francilien non pas comme un outil de délimitation rationnelle de l’espace, mais comme un outil de traduction d’une géographie du sensible. Cet outil participe ainsi à établir des passerelles entre territoire géographique des espaces vécus et territoire politique des institutions.
Tanguy Le Goff, IAU îdF
La « cohérence du bassin de vie doit primer sur la notion purement quantitative de la loi du 27 janvier 2014 (loi Maptam1). » Tel est l’argument récemment opposé par le président d’une communauté de communes de l’agglomération parisienne2 à un nouveau découpage institutionnel proposé par le préfet de Seine-et-Marne. Il a d’autant plus de force que la notion de bassin de vie est devenue difficilement contestable tant elle s’est imposée dans l’espace politique comme une évidence. À entendre les maires, elle permettrait de légitimer les périmètres de politiques publiques puisqu’ils correspondraient, alors, au vécu quotidien des habitants du territoire. Au regard des critiques portées sur sa faible consistance scientifique – bien qu’elle soit devenue une catégorie statistique de l’Insee, en 2003 –, on peut en douter.
Mais, au-delà de la rationalité du bassin de vie, ce qui compte pour les élus locaux, c’est qu’il corresponde à leur manière de se représenter leur territoire de légitimité politique.
Une approche plus sensible que rationnelle
Dans les discours des maires3, les « bassins de vie » sont présentés comme des espaces vécus au tracé a priori bien délimité. Pourtant, les maires font référence à des espaces dont les contours sont définis de manière très peu précise et encore moins objective. L’utilisation d’instruments de connaissance (diagnostics, études, bases de données) pour « faire parler » le territoire et en tracer les limites est loin d’être systématique. Au mieux, le « bassin de vie » est un zonage construit empiriquement en sélectionnant quelques indicateurs qui se rapprochent de ceux établis par l’Insee : les déplacements quotidiens des habitants de la commune, les pratiques de consommation des équipements de proximité, etc.
« L’intercommunalité correspond à des bassins de vie véritables. Du fait que l’intercommunalité est devenue une obligation, on s’est dit : “autant qu’on le fasse par bassin de vie (le projet).” […] On a essayé de savoir d’où les gens venaient, quelles sont leurs habitudes de vie et de consommation, et c’est comme ça qu’on a commencé à vraiment comprendre comment fonctionne le bassin de vie. On le comprenait intuitivement mais on a voulu le vérifier statistiquement. » Maire de Maule
Il n’est pas rare que les limites du « bassin de vie » reposent sur la seule connaissance intuitive que le maire possède du fonctionnement de son territoire de légitimité politique et des habitudes de ses habitants. Les « bassins de vie » sont donc construits à partir d’une géographie du sensible et non pas nationalement sur la base de critères incontestés4. Ils sont aussi et surtout déterminés par d’autres critères : l’histoire d’une coopération locale (politique et/ou technique), l’identité supposée d’un territoire (par exemple, la Plaine de Versailles), des logiques affinitaires ou encore une stratégie de démarcation par rapport à des « villes-repoussoirs ».
« Notre bassin de vie, c’est Maule-Aubergenville. Il y a, quand même, beaucoup de choses à Mantes et c’est une ville qui a changé, ce n’est plus une ville-repoussoir, même le Val Fourré a profondément changé. Je reconnais qu’on a envie d’y aller. Ce n’est plus le cas avec Les Mureaux. La grande ville qui nous attire, c’est Mantes. » Maire d’Aulnay-sur-Mauldre
Même lorsque le « bassin de vie » est soigneusement défini par un travail d’analyse, le choix des frontières d’un périmètre institutionnel – ou l’association d’une commune à un regroupement intercommunal existant – se fait sur d’autres critères comme les compétences dont dispose une communauté de communes.
« On avait le choix entre plusieurs intercommunalités et l’on a fait une enquête publique parmi nos habitants pour savoir quelles étaient les zones où les gens allaient faire leurs courses. Et l’on s’est rendu compte que l’on avait trois pôles différents. […] Et ce qui nous a fait pencher, naturellement, c’est parce que Mantes, c’est quand même plus notre bassin de vie… Et puis, d’un autre côté, parce qu’ils avaient la compétence assainissement ; ce qui n’est pas le cas de la communauté de Seine-Mauldre. Or la compétence assainissement, c’était très important au regard de nos projets qui, depuis 30 ans, n’avaient pas abouti. » Maire de Jumeauville
Dans ce cas précis, la décision de rattachement à une intercommunalité a été motivée par des intérêts communaux plus que par une analyse du territoire vécu. Bref, la délimitation du « bassin de vie » par une enquête a simplement servi de caution scientifique à une recomposition territoriale déterminée, avant tout, par des enjeux financiers.
Paradoxalement, l’intérêt même de la notion est sa flexibilité et sa labilité
Comment expliquer le succès de cette notion auprès des élus locaux ? Il tient, à n’en pas douter, à sa souplesse et à sa labilité. La notion de bassin de vie permet de faire correspondre des territoires de politiques publiques avec des problèmes à traiter qui débordent les frontières administratives des communes.
De surcroît, le « bassin de vie » est un espace qui n’est pas figé. Ses contours et, par conséquent, les périmètres d’action publique définis sur la base de son tracé, sont susceptibles d’évoluer en raison même des politiques mises en oeuvre dès lors qu’elles influent sur le vécu des habitants, sur leurs mobilités (politiques tarifaires, de transport, d’équipement).
Un bon exemple est donné par le processus de fabrication du territoire de la communauté de communes de Houdan [Aragau, 2013]. Initialement, il a été construit autour de cette commune et de celles avoisinantes qui, selon le maire, constituaient le « bassin de vie naturel » de sa commune. En créant des équipements structurants (une piscine, une maison de santé) et des services, le projet de territoire aurait, selon le président de la communauté de communes, modifié les pratiques des habitants de communes situées au-delà de ce « bassin de vie initial » qui en sont devenus des usagers. Selon lui, « on peut recentrer, élargir les bassins de vie par des éléments structurants qui en rendent naturel le tropisme. » La recomposition des mobilités, en redessinant les frontières du « bassin de vie », a ainsi pu légitimer le rattachement de nouvelles communes se situant au-delà même des frontières régionales.
Le « bassin de vie » a été modelé par la représentation que se fait un élu du développement de son territoire et du projet qui le porte. En ce sens, on peut parler d’une fabrique du bassin de vie par le politique. Si la notion de bassin de vie est si régulièrement mobilisée par les maires, notamment par ceux des petites communes des territoires périurbains et ruraux, c’est parce qu’elle entre en congruence avec le mythe de la proximité des maires très ancré dans notre imaginaire républicain. Elle véhicule, en effet, une représentation de l’action publique au plus près des réalités, des besoins, du vécu des individus, qui est raccord avec l’idée de proximité fortement valorisée aujourd’hui dans l’action publique, en particulier dans le domaine de la réorganisation des collectivités territoriales5. Or, cette représentation peut d’autant plus facilement être portée par les élus locaux qu’ils sont censés incarner cette proximité. Une proximité qui « repose sur un jeu d’équivalences naturalisées dont l’effet symbolique est puissant : proximité = implication = participation = efficacité = légitimité » [Le Bart & Lefebvre, 2005].
Cette proximité, que les maires entretiennent car elle renforce leur légitimité politique, les autorise à décrire le local et accrédite la pertinence de leur diagnostic territorial. C’est elle qui donne toute la force à leur représentation du bassin de vie et c’est sur elle qu’ils s’appuient pour revendiquer une dérogation au seuil démographique posé par la loi Maptam. On le voit bien dans la citation introductive du président de la communauté de communes de Marne et Gondoire ou dans cet extrait de communiqué de presse des élus de l’agglomération du Val d’Orge.
« Depuis 13 ans, le Val d’Orge s’est efforcé à construire une agglomération à taille humaine, dans un bassin de vie cohérent, avec pour objectif premier d’offrir à ses habitants des services de proximité toujours plus performants et efficaces. […] Son existence est aujourd’hui menacée, alors même qu’elle constitue une des intercommunalités les plus intégrées du département. Ce constat est révélateur de l’absence de prise en compte des intérêts réels de la population par l’État qui impose une loi sans y associer les habitants6. »
Le « bassin de vie » sert, dans ce cas, à opposer deux visions du découpage institutionnel. Portée par les élus locaux, l’une est qualitative, attentive aux préoccupations des habitants, à l’épaisseur géographique, historique et sociale du territoire. Par opposition, l’autre vision est portée par le représentant de l’État et serait uniquement quantitative, désincarnée et décontextualisée, sans lien avec les spécificités du territoire et les besoins des habitants. L’enjeu définitionnel du bassin de vie et de son échelle est ainsi au centre des négociations qui s’engagent sur les découpages intercommunaux imposés par la loi Maptam. Elle est décisive car ce qui est en jeu, c’est la détermination de ce que doit être « le bien commun territorial » [Lascoumes, Le Bourhis, 1998].
Scientifiquement « molle », la notion de bassin de vie n’en participe pas moins à établir des passerelles entre le territoire géographique des espaces vécus des habitants – qu’il soit objectivé par des chiffres ou qu’il s’appuie sur la seule représentation des maires – et le territoire politique des institutions. Bien sûr, on peut regretter que, selon les intérêts poursuivis, selon le positionnement institutionnel des acteurs (maire, préfet, conseiller général), les « bassins de vie » aient une géométrie variable. Mais on peut aussi considérer que l’incapacité de cet « outil » de stabiliser un périmètre, de délimiter un espace, est ajustée aux « nouvelles grammaires de l’action publique locale » [Balme, Faure, Mabileau, 1999] résumables en trois mots : flexibilité, négociation et proximité.
Tanguy Le Goff est chargé d’études à l’IAU îdF, politiste
1. Loi Maptam : loi de Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.
2. Michel Chartier, président de la communauté de communes de Marne et Gondoire, La Marne, 10 juin 2014.
3. Cet article s’appuie sur des entretiens réalisés auprès d’une vingtaine de maires périurbains de l’Île-de-France de novembre 2013 à février 2014 avec Lucile Mettetal et Lionel Rougé dans le cadre d’une étude pour le Puca, Les territoires périurbains : de l’hybridation à l’intensité.
4. Par contraste, Philippe Estèbe [Estèbe, 2004] montre bien comment le zonage par « quartiers » est passé, sur la base d’indicateurs solides, d’une approche locale à une approche nationale.
5. En atteste la place de « la proximité » dans le discours du président de la République du 6 mai 2014.
6. Communiqué de presse des élus de la communauté d’agglomération du Val d’Orge, le 27 juin 2014.
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