Une culture est comme un fleuve : par sa partie vivante, elle stimule la vie et la seconde naissance, elle nourrit les oiseaux qui veulent ensuite bondir au large; par sa partie statique, son lit de pierre et sa rocaille sculptent la conduite de l’eau, elle amène les êtres encore endormis vers l’amont, en bas de toutes les montagnes. C’est de ce lit rigide et structurel dont nous parlerons ici, parce que c’est lui qui est en cause dans l’anomie, c’est lui qui constitue le surmoi collectif cohérent.
Dans sa confrontation avec la réalité (intériorité humaine et extériorité des phénomènes), la culture a progressivement développé une cohérence, une efficacité, une métaphysique, un système de croyances, une mythologie, des pratiques, des rituels qui enserrent les valeurs morales et leur donnent un sens. Et ce n’est pas rien. On ne parle pas ici de cohérence logique, mais de cohérence construite entre les dimensions de l’expérience. Lorsqu’on est dans une réelle culture, une culture qui a du temps derrière elle, l’histoire, la géographie, la religion, la psychologie, la physique, la biologie, tous les domaines de l’expérience sont entrelacés et donnent une profondeur et une richesse extraordinaire à chacune des idées. Par exemple, l’idée d’amour devient infiniment riche, car même le cosmos est vu comme un acte d’amour. Tout cela s’est déposé et fixé solidement dans le lit de la rivière, et à cause de ce statisme, la tradition apporte une sécurité pour les êtres dont les « moi » sont encore dans l’opinion et la non-pensée.
Une telle tradition est extraordinairement efficace. Une efficacité dangereuse. Si jamais elle se boucle sur elle-même, perd pied vis-à-vis de la réalité, elle peut se cristalliser, se justifier, se gonfler d’orgueil et éradiquer des millions de « sauvages », comme en Amérique, ou des millions de juifs, comme dans l’Allemagne nazie, ou éliminer la plus grande forêt tropicale comme au Brésil.
C’est une arme à deux tranchants : rigide, elle tue, mais si elle s’émousse complètement, le taux de suicide se démultiplie. L’anomie, c’est son effondrement ressenti.
À l’intérieur des cultures traditionnelles, il y a la « modernité », qui se définit comme la rupture du temps, la cassure avec le passé afin de favoriser de meilleures adaptations. La « modernité » est une dimension de la culture qui permet des sauts risqués. On la retrouve sous différentes formes à toutes les époques. Cependant, si la « modernité » devient une fin en soi, elle-même se boucle, s’isole du passé et du futur, et perd pied.
Dans nos sociétés, après l’ère industrielle, la modernité est devenue le système de dispersion nécessaire au fonctionnement du totalitarisme marchand (dans lequel les valeurs d’échange l’emportent sur les valeurs morales et surtout sur les valeurs ontologiques). C’est un phénomène unique. Même la science est en voie de marginalisation en se confondant avec une technologie qui elle-même n’est plus qu’un moyen d’augmentation de la productivité. Le cinéma, la musique, la peinture, presque tous les arts se sont noyés dans le marché de la distraction. En réalité, il ne s’agit plus, ici, d’une dimension de la culture nécessaire à sa vie, mais d’un système visant à se substituer à la culture peur s’assurer qu’elle ne reprenne plus jamais racine.
Pourquoi empêcher toutes les possibilités d’enracinement? Pour une raison fort simple : quelle que soit la culture, si totalitaire soit-elle, elle comprend des finalités qui se combattent les unes les autres et s’équilibrent au moins partiellement, alors que le totalitarisme marchand éradique toutes finalités en faisant des moyens la seule finalité.
On s’approche ici de l’anomie : l’état d’une société caractérisée par une désintégration des normes qui règlent la conduite des êtres humains et assurent l’ordre social.
Dès qu’une culture réelle (une culture qui a pris du temps à se produire) perd ses instruments de « cohérence » que sont sa mythologie, sa religion, sa cosmologie et surtout sa métaphysique, c’est-à-dire dès que les mondes physiques et spirituels se détachent l’un de l’autre, elle souffre d’une maladie quasi irréversible. Ce n’est plus qu’un tas de valeurs morales. Il n’y a plus de liant. Le surmoi ne donne plus de sens, mais uniquement des impératifs et des interdits. Il s’effondre comme un code civil sans amour du prochain, ou comme une charte des droits de la personne dans une population qui a perdu le sens des responsabilités. Chaque personne est aliénée de sa propre vitalité, on dirait des branches coupées de l’arbre.
Mais c’est un saule, cette rupture peut être le préambule à un enracinement direct des personnes dans leur propre noyau et dans la réalité brute des choses.
L’anomie n’est pas le résultat d’une rupture avec la culture, mais d’une rupture avec une dimension de la culture, celle qui sert à régulariser les comportements et à reproduire les sociétés (la partie statique des valeurs fermées). Dans une culture véritable, il y a bien autre chose, par exemple, les grandes œuvres qui résultent de la naissance de vrais « moi ». Les grandes œuvres sont là pour nous guider justement hors de l’utérus de la culture du maintien.
Dans l’histoire récente, on retrouve deux sortes d’agonie pour cette dimension de la culture qu’on pourrait appeler : surmoi collectif cohérent.
· Si on regarde du côté des peuples qualifiés d’« animistes » ou de « primitifs », ils se sont fracassés sur les sociétés fondées sur la domination, principalement les sociétés européennes. Après des génocides presque complets, on retrouve des résistants dans les Amériques, en Australie, ou ailleurs. Ils sont perdus dans des lambeaux de leur ancienne culture devenue folklore, emmêlés dans des morceaux de culture chrétienne mal digérés, alors que des irruptions de « modernité » déchirent leurs écrans de télévision, s’infiltrent dans leurs portables et les mille moyens de dispersion nécessaires au fonctionnement des sociétés marchandes. L’incohérence des amas de valeurs qui flottent dans le vide ne leur permet aucun salut par conformité à des règles (de toute façon complètement incohérentes). Ils sont comme des errants moraux. Mais ceux qui arrivent à prendre racine en eux-mêmes et dans la réalité en ressortent comme d’extraordinaires héros.
· Il y a ceux qui sont totalement perdus dans la société marchande totalitaire. Leur errance est particulièrement tragique parce que la machine qu’ils font tourner à même leur anxiété est incroyablement lourde. Ils doivent se lever très tôt, réveiller leur bébé de six mois, aller porter la ribambelle à la garderie, se rendre au travail dans un trafic étourdissant, suivre les nouvelles, sacrifier le meilleur de leur intelligence dans des processus prédéterminés, dîner à la hâte, faire des courses, retourner au travail, revenir dans le smog du soir, reprendre leurs enfants à la garderie et affronter leur manque affectif grave, gérer le chaos familial jusqu’à épuisement des enfants, écouter un film pour oublier la journée, avaler des pilules et enfin dormir.
Mais l’anomie ne résulte pas uniquement de l’effondrement d’une « cohérence » des valeurs qui leur donne du sens, s’il n’y avait que cela, il n’y aurait que l’errance, pas l’angoisse infernale et le sentiment de vide insoutenable. L’anomie vient du fait que la conscience veille, et que l’être errant se voit péniblement tourner à vide. C’est par pitié qu’ils se suicident ou qu’ils décident de changer le monde.
Lorsqu’on entre en contact avec un groupe anomique, par exemple un groupe de jeunes qui déboulent la gamme de toutes les drogues à travers les dérives du sexe et l’incapacité de nommer leurs émotions (faute de langage), on est surpris qu’il n’y ait pas plus de suicides. On les sent sans cesse sur le bord de vomir, de nous vomir, nous, la génération qui a failli à notre devoir de les protéger contre l’anomie au moins le temps nécessaire à la maturation d’un « moi » tant soit peu consistant. S’ils avaient eu un minimum à se mettre sous la dent… Ils ne peuvent même pas combattre leurs parents, ils en ont pitié.
Dans l’anomie, l’art de tourner en rond est devenu l’errance nocturne et désespérée.
La rupture est la suivante : après les terribles guerres mondiales du XXIe siècle, les camps d’extermination, les deux bombes atomiques sur le Japon, les massacres et les tortures liés à la guerre froide, après tout ce sang et cette folie, les cultures occidentales ont perdu toute crédibilité.
Après les goulags, les famines qui ont suivi les réformes agraires russes et chinoises, la répression de la dissidence, l’oppression culturelle, l’athéisme marxiste a aussi perdu toute crédibilité. Religieux ou athées, les deux mondes se sont avérés aussi incapables de relever le défi du pouvoir dans des sociétés où les armes et l’industrie sont devenues technologuement surpuissantes.
Autant en Occident qu’en Chine ou en Inde, on n’arrive pas à prendre une décision vis-à-vis du risque écologique extrême dans laquelle nous nous avançons. Comme si on réalisait soudain que, quelles que soient les cultures, en tous cas les cultures dominantes, aucune n’a vu venir le drame écologique et aucune n’est en mesure d’y faire face.
Bref, aucune culture (sauf peut-être les cultures dites « primitives ») n’a plus la moindre légitimité vis-à-vis de la conscience désabusée. L’anomie est maintenant un phénomène mondial. Mais justement, s’il y a anomie, donc malaise et malaise extrême, c’est que la conscience n’a pas encore lâché son emprise. Dans le vertige entre l’espéré et le fait, l’âme ressent une nausée parfois fatale, parfois salutaire : une tragique occasion pour une seconde naissance, personne par personne, petits groupes par petits groupes, jusqu’à la formation d’une nouvelle culture mondiale apte à faire face à la réalité.
Reprenons un peu. La conscience est face au surmoi, aux réactions d’enfants, au drame familial, au drame social, aux différentes manières de tourner en rond et de reproduire les chemins de l’impasse, à l’anomie des cultures en ruines, et devant cela, stimulée ou échauffée par l’obstacle, elle se forge des ailes et dans la lourdeur de l’air prend son envol à travers quelques percées personnelles ou microcollectives. Jamais elle ne cède. Même lorsqu’elle mène au suicide, c’est encore un acte d’espérance désespérée.
Si on revient sur les différentes manières de tourner en rond ou sur l’errance de l’anomie, il s’agit toujours d’une tentative de « déconnexion » de la conscience vis-à-vis de la réalité (la réalité, c’est là où les conséquences nous reviennent en pleine figure). Pour tourner en rond, il faut que la roue cesse de toucher à terre, car dès qu’elle touche à la réalité, il y a un apprentissage et l’expérience trouve sa percée.
Pour conserver la roue ou l’errance déconnectées de la réalité, il est nécessaire de :
- Se tenir en deçà de l’épreuve de la réalité, et donc ne voir que des tableaux de bord, des statistiques ou des représentations schématiques;
- Réduire l’infinie grandeur de la complexité des choses, se rendre aveugle à ce qui dépasse nos instruments de perception et de représentation;
- Déraciner la conscience et absorber ses pouvoirs d’action dans la reproduction économique (travail et consommation);
- Détourner la conscience dans l’abstraction religieuse ou esthétique, puis la droguer;
- Favoriser la démission en transformant les problèmes en « lois » sociales et économiques;
- Séquestrer les grandes œuvres dans des bibliothèques devenues inaccessibles derrière le rempart des informations et des distractions d’une surface sans âme;
- Détruire tout réflexe de penser, de réfléchir, de ressentir en liquidant directement l’aptitude à lire les grandes œuvres.
La roue économique détruit aussi bien l’être humain que l’environnement. La roue sociale nourrit la roue économique. La roue politique protège la roue économique (car elle en dépend par son très haut niveau d’endettement). Tout est bien réglé pour que le train fonce sans freinage sur le mur.
Heureusement, cette vision pessimiste n’entraîne que les grands nombres et ne compte pas sur la réalité. On peut voir les choses autrement. La conscience n’est pas éjectable. La réalité est objectivement là et réagit aux comportements humains. Dans le monde réel, il y a des conséquences réelles. Dans l’être humain réel, il y a une conscience immortelle. Or rien ne peut absolument casser le lien entre la conscience et la réalité.
C’est ce qu’il faut non pas seulement montrer, mais aussi mettre en action.
Jean Bédard, février 2013