In Médiapart – le 6 juillet 2014 :
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Jean Jaurès montre son intérêt pour la pédagogie dans un article paru dans la rubrique « La question du jour » de la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, n° 32 du 3 mai 1914.
Cent ans… et toujours le même débat sur la transmission des savoirs !
En tant que militante de la pédagogie Freinet, la conclusion de cet article (que j’ai mise en gras) résonne forcément…
La part de l’aventure
Tous les éducateurs, tous ceux qui écrivent sur l’éducation sont d’accord pour recommander au maître d’habituer l’enfant à la réflexion personnelle. Ils veulent que l’élève se représente exactement les choses, qu’il mette toujours sous les mots qu’il prononce ou sous les mots qu’il lit une idée claire, un objet défini. Ils sont en défiance contre la mémoire verbale et ils demandent, selon une formule chère à Alain, que l’enfant s’instruise par les yeux ou par les mains beaucoup plus que par les oreilles. La tendance est excellente, et la preuve qu’elle l’est en effet, c’est que cette méthode peut contribuer à la fois à former le savant et le poète.
Car si le savant doit se représenter exactement et fortement la réalité pour en percevoir ou en imaginer les rapports, il faut que le poète voie les choses. Il faut que pour lui le mot même soit évocateur et qu’au contact de la vie de la nature, la vie profonde des mots se réveille et se révèle. La Bruyère a dit que l’exactitude des métaphores était le signe de la justesse de l’esprit et il a marqué par là l’excellence commune de l’intelligence du savant et de l’imagination du poète. Elles se lient l’une à l’autre par le sens vif du réel. Et la méthode qui développe dans l’esprit, dès l’enfance, ce sens du réel est bien la méthode dominante ; elle commande, si je puis dire, la pensée à sa source même ; mais comme toute méthode, celle-ci a ses limites. Elle risque, elle aussi, si on la force, si on en veut pousser à outrance l’application, de mutiler ou de troubler le jeu de l’esprit qui est fait de pressentiments obscurs et d’heureuses audaces comme d’exacte perception. Elle risque aussi de tourner en routine, de devenir elle aussi une servitude. Et si le maître s’y soumettait trop étroitement, s’il n’avait parfois confiance dans les forces spontanées et dans les facultés divinatrices de l’intelligence enfantine, s’il ne savait pas qu’on ne peut éliminer de la culture première de l’esprit tout à peu près sans le gêner, il aurait dans sa façon d’enseigner quelque chose de contraint, de méticuleux et d’appauvrissant.
Parfois même il se demanderait avec une sorte de désespoir s’il est possible d’éduquer une intelligence d’enfant en la tenant constamment en contact non seulement avec le réel, mais avec des réalités que l’enfant puisse pleinement saisir.
Cet excès dans l’application de la méthode et le pessimisme pédagogique qui en dérive est sensible chez Rousseau et chez ses disciples les plus grands. Tolstoï est sans doute le plus illustre et le plus puissant de tous. Il est plein de la pensée de Jean-Jacques : on peut presque dire qu’il lui a emprunté l’essentiel de ses doctrines sociales et religieuses. Il lui a emprunté aussi ses théories sur l’éducation. Comme lui, il a le souci passionné d’écarter de l’enfant tout ce qui n’est pas le vrai et tout ce qui n’est pas en harmonie parfaite avec les facultés enfantines. Mais à quoi a-t-il abouti, notamment dans son livre sur l’école de Yasnaia-Poliana qu’il a un moment dirigée lui-même ? A un aveu d’impuissance. Il n’a trouvé à soumettre aux enfants aucune œuvre d’imagination où l’esprit de l’enfant fût vraiment à son aise.
Il a expérimenté avec eux les récits les plus simples de l’antiquité, ceux qui contiennent le plus d’images familières et distinctes, les récits bibliques de Joseph et de ses frères, de Ruth et Booz, les récits homériques de l’Odyssée.
Et il lui a paru que les enfants ne les comprenaient pas. Ou ils s’attachaient à la partie la plus puérile de la fable, et leur raison pouvait en être faussée pour la vie, ou ils subissaient passivement un défilé de mots qui n’éveillait pas dans leur esprit des images précises et vivantes. Ainsi du moins en jugeait Tolstoï, et on peut dire que son expérience d’éducateur ne lui a fourni que des conclusions négatives. Mais Tolstoï n’a-t-il pas commis une erreur fondamentale, n’a-t-il pas attendu de l’intelligence humaine en mouvement une précision, une sûreté, qui ne sont compatibles ni avec la nature de l’esprit ni avec les lois de sa croissance ?
L’esprit humain est comme la nature elle-même, comme la vie elle-même ; il procède par tâtonnements, par perceptions incomplètes et rectifications successives. Si l’organisme attendait, pour se nourrir, d’avoir rencontré des aliments qu’il puisse assimiler pleinement et immédiatement sans élaborations successives et sans déchets, il périrait. Si les sens attendaient, pour s’exercer, d’avoir atteint la perfection de leur jeu, si l’esprit ne se risquait à induire qu’après des expériences répétées, si l’imagination naissante, aux prises avec la réalité immense et confuse, s’interdisait toute anticipation, toute analogie superficielle et hâtive, l’enfant resterait plongé à jamais dans le sommeil des sens et de la pensée.
Le ciel clair des nuits refusera-t-il de montrer la lune à l’enfant tout jeune par peur qu’il ne s’en forme une idée fausse et qu’il prenne, en tendant vers elle ses petits bras, l’habitude de l’erreur, de l’illusion et des vains désirs ? La nature et la vie ont confiance en elles-mêmes : et c’est pourquoi elles grandissent. Elles ont une puissance interne d’équilibre et un élan intérieur qui leur permettent de se risquer sans se perdre. Disciplinons ces forces, mais ne les brisons pas.
Voyez où Jean-Jacques a été mené par cette sorte de scrupule éducatif ! Il va jusqu’à détruire par une analyse implacable les fables de La Fontaine. Ou du moins il essaie de démontrer qu’elles dépassent infiniment les enfants ; mais ne dépassent-elles point la plupart des hommes ? Quelle est l’œuvre de génie dont on peut être sûr qu’elle sera comprise tout entière et d’emblée ? C’est la vie elle-même qui, en se développant, nous révèle des sens nouveaux et plus profonds dans les œuvres que nous avions d’abord partiellement ou superficiellement comprises.
Faudra-t-il interdire à l’enfance toute communication avec ces œuvres de génie ? Ne saura-t-elle pas y trouver à sa manière des profondeurs ? Rousseau reproche aux fables de supposer chez les bêtes la faculté du langage. Mais l’enfant n’a-t-il pas précisément le don de passionner de sa propre vie les êtres et les choses mêmes ? Ne parle-t-il pas aux animaux comme s’il en était compris ? Ne l’est-il pas en quelque manière et ne les comprend-il pas à sa façon ? Ce don spontané d’imagination ne le rend-il pas sensible au génie créateur du poète ? Il est bien vrai qu’il ne comprendra pas tout. Il est très vrai qu’il saisira souvent fort mal et par quelque biais singulier la leçon morale contenue dans la fable qui suppose, pour être pleinement comprise, une expérience étendue et amère de la vie. Mais les premières impressions de l’imagination ne sont-elles pas une partie de cette expérience ?
Rousseau parle de la fillette qui, après avoir lu la fable du Loup et du Chien, pleurait de n’être pas le loup, c’est-à-dire la bête sauvage et errante mais libre. N’est-ce pas déjà son expérience propre de la vie qui commençait à se marquer par là et n’avait-elle pas senti déjà à sa manière les servitudes de l’existence sociale ? Si vous surveillez trop sévèrement toutes ces émotions obscures, vous appauvrirez l’âme, vous diminuerez le sens de la vie, vous dessécherez toute l’existence.
Quand je remonte à mes souvenirs d’enfance, je ressens encore la cruelle douleur que m’infligea la fable du Loup et de l’Agneau. « Au fond des forêts, le loup l’emporte et puis le mange. » Quel tableau et quelle conclusion ! Mais n’est-ce pas la réalité de la nature? L’enfant souffre et il ne comprend pas que les choses soient ainsi. Mais c’est la vie même qui entre en lui avec tous ses problèmes. Attendrez-vous, pour que son esprit s’émeuve, qu’il ait la force de résoudre par l’analyse et la raison les grandes questions qui dominent et angoissent le monde ?
Il y a, dans le voyage de l’esprit à travers la réalité, une part d’aventure dont il faut d’emblée accepter le risque.
Lien de la version numérique sur le site de la Bibliothèque Diderot de Lyon.