In Questions de Classe(s) :
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A lire les messages que s’échangent quotidiennement les jeunes enseignants engagés dans une transformation profonde de leurs pratiques, souvent je m’inquiète : ils avancent, ils font parfois en quelques semaines ou quelques mois le chemin que nous, les anciens combattants pédagogiques, avons mis plusieurs décennies à parcourir ; mais sans trop le savoir ils avancent poitrine nue… et à un moment ou à un autre reçoivent des balles1.
Cela perdure depuis plus d’un siècle : cela a toujours été en milieu hostile qu’ont opéré les centaines de pionniers qui ont ouvert des routes. Le parcours des pédagogies nouvelles est parsemé « d’affaires » comme la plus connue, celle de Vence avec Freinet. Il y en a toujours, plus ou moins violentes, la plupart passant inaperçues, mais occasionnant toujours des blessures, parfois des renoncements. Il faut vraiment avoir une solidité psychologique et militante à toute épreuve, acquérir une malignité stratégique de commandos, pour tenir bon et ne pas abandonner, y compris pour ne pas abandonner définitivement l’école.
L’hostilité politique d’abord. Bien sûr les Freinet, Freire, Ferrer… voulaient changer la société et étaient des militants ouvertement politiques. Le « Plus jamais ça ! » au lendemain de la boucherie de 14-18. Cela allait beaucoup plus loin que l’expression « L’école du peuple » : en Union Soviétique, l’école du peuple était très peu différente de l’école capitaliste. Pour ces pionniers il s’agissait ouvertement d’émanciper le peuple, celui qu’allaient constituer les enfants de l’école. On peut comprendre l’hostilité des establishments, même communistes.
Mais, même s’il n’y a aucune arrière-pensée idéologique, la façon dont on conçoit les apprentissages a des incidences politiques. On peut affirmer aujourd’hui, sans l’ombre d’un doute, que les pédagogies modernes permettent de mieux apprendre, pour tous les enfants et adolescents.
Dans des systèmes éducatifs qui se veulent rationnels et efficients (quoique l’efficience ait peu à voir avec la « productivité ») il peut paraître stupide qu’il n’en soit pas immédiatement tenu compte, ce que ferait tout chef d’entreprise soucieux de la rentabilité de son entreprise. Mais alors c’est la façon dont on apprend qui est émancipatrice, même s’il n’y a pas en amont volonté d’émancipation. C’est par exemple lorsqu’on redonne à l’enfant la source et la maîtrise de l’activité productrice de constructions de langages, qu’immanquablement les organisations des classes deviennent de type coopératif, voire auto-organisatrices anarchiques dans le sens que donne Edgar MORIN à l’anarchie (forme suprême et complexe de l’organisation de la vie). Plaquer la coopération en conservant un type d’enseignement traditionnel comme l’a fait Barthélémy PROFIT n’a aucun effet sur les apprentissages… et aucun effet libérateur. Lorsqu’en plus ces pédagogies, au-delà de la transmission de connaissances choisies d’un catalogue (programme), permettent l’appropriation des pouvoir des langages (écrits, mathématiques, scientifiques…), les émancipés deviennent de dangereux émancipés. Anne QUERRIEN l’a superbement démontré à propos de la suppression de l’enseignement mutuel, il y a plus d’un siècle. L’acceptation et la généralisation des pédagogies modernes (donc d’autres pratiques éducatives) induirait aussi un bouleversement radical de toute l’architecture du système éducatif2. Seraient bouleversés, non seulement les fondements de la chaîne tayloriste scolaire de transmission des savoirs (programmes, évaluations, niveaux, matières, emplois du temps…), non seulement ses finalités qui ne pourraient plus être l’alimentation de la machine économique, mais aussi et peut-être surtout la position et les pouvoirs de chacun dans cette architecture. Par exemple la remise en question du rôle et même de la nécessité des contremaîtres inspecteurs, les nouveaux comptes à rendre non plus à des hiérarchies mais à ceux concernés par l’action éducative (ou la subissant), la prise en compte des parents ayant eux aussi un pouvoir… et devant prendre le risque d’un pouvoir, la coformation permanente qui élimine le confort des cohortes de spécialistes en conseils et formation, la parité entre tous les professionnels ayant à agir dans un espace éducatif, etc. etc. On comprend facilement les réticences, les résistances et l’hostilité de tous ceux qui seraient ainsi de facto remis en cause dans le confort de leurs positions. Quand on parle de démocratisation du système éducatif, on se contente de mettre sous ce terme « l’accès à tous ». Or la démocratie, même si elle est très éloignée des conceptions libertaires, c’est d’abord une autre organisation des pouvoirs, c’est l’appropriation de pouvoirs, c’est l’exercice de pouvoirs… par chacun aux seins de collectifs.
La seconde raison à l’hostilité permanente aux pratiques différentes, c’est le poids des représentations. Nous avons tous été formatés… par l’école. Il y a bien longtemps que la société est devenue hétéronome selon l’expression de CASTORIADIS et ce qui n’a été qu’une invention de l’esprit est pris pour vérité absolue.
Ce poids, on le perçoit à tous les niveaux et en particulier au niveau des parents. L’apprentissage ne peut que découler de la contrainte, il ne se réaliser que dans un travail astreignant comme celui que la plupart des parents sont contraints d’assumer, quand ils en ont un, pour la survie de la famille, il ne peut découler que de l’action d’un enseignant, l’effort ne peut qu’être lié à une certaine douleur, la motivation passe par la compétition ou la crainte de la sanction, etc. Dès que l’on sort de ces représentations, on heurte, on inquiète, ce d’autant plus qu’ailleurs rien n’est changé.
Nous avons tellement besoin de sécurité que sa recherche nous met en permanence en état… insécure ! La société a besoin de garanties, de certitudes, peu importe qu’elles soient illusoires, pourvu qu’elles soient admises. À vouloir éliminer le risque, elle se condamne à l’immobilisme, se rassure dans l’immobilisme, rejette ceux qui en sortent.
Tous les enseignants qui sortent des sentiers battus se heurtent à ce qui n’est finalement qu’un phénomène, soit de la part des parents, soit de la part de l’administration. Par rapport à cette dernière, se rajoute aussi le fait qu’ainsi ils remettent en question la factice compétence sans laquelle aucune hiérarchie ne peut se justifier.
Ce qui est réellement subversif, ce sont les processus mêmes de tout apprentissage3. Si l’on se préoccupait simplement, réellement et seulement des apprentissages, de leur essence et de leur finalité, c’est toute une conception et une organisation sociétale que cela bouleverserait. L’apprentissage est foncièrement libertaire parce qu’il ne peut échapper aux principes biologiques de la complexité et de la simplexité de la vie. Même PROUDHON ne l’avait pas saisi. Cela ne relève pas de l’idéologie mais de la vie. Mais cela inquiète les idéologues et les pédagogues eux-mêmes qui ressentent plus ou moins confusément qu’ils pourraient être dépassés… par la vie.
Dans l’état actuel de cette hétéronomie, la transformation des pratiques et par voie de conséquences la transformation de l’école, doit toujours se situer sur deux niveaux.
Celui de rapprocher les conceptions, les pratiques, l’auto-organisation des collectifs, de ce que nécessitent les processus d’apprentissages et leurs conditions. C’est toujours et cela restera toujours une recherche, ce qui induit que tout professionnel travaillant dans un espace éducatif collectif doit se considérer comme un chercheur, être considéré comme un chercheur et non comme un agent d’exécution.
Le second niveau c’est l’introduction d’un changement dans un milieu hostile qui ne tient pas à être déstabilisé. C’est le plus compliqué et ce qui puise le plus d’énergie. Il faut alors établir des stratégies parallèles qui compliquent et alourdissent les dispositifs4, il faut prudemment ralentir les transformations, les inscrire dans un autre processus, celui de la transformation d’un environnement humain qui doit, comme les enfants, rester dans un état sécure. Il faut peu à peu faire rentrer ce qui est autour de l’école dans un autre paradigme. Il faut le plus souvent tromper l’administration, faire semblant, donner l’apparence d’une certaine conformité pour pouvoir faire autrement. Il est significatif que lorsque l’Education Nationale prône du bout des lèvres l’innovation, celle-ci n’est acceptée que si elle s’effectue dans des cadres prévus, sans surtout bouleverser les cadres généraux. L’innovation doit être préalablement officiellement acceptée… et être une exception qui n’est pas donnée à ceux qui n’ont pas été adoubés. Le système s’auto-protège naturellement en permanence. La confusion entre ces deux niveaux devient néfaste quand ce qui a été un compromis provisoire s’institue alors définitivement. C’est à mon sens ce qui a stoppé l’évolution des mouvements pédagogiques. Les pratiques s’ajustent alors à la logique et au cadre général admis. Elles atténuent cette logique, en gomment ou en réparent quelques effets, peuvent la rendre un peu plus supportable pour les enfants et les adolescents, mais elles perdent la force de transformations qu’elles portaient en elles autrefois. Elles contribuent alors involontairement à pérenniser un système. C’est la limite des pédagogies quand elles ne tendent pas à briser les cadres dans lesquels elles évoluent.
On peut comprendre le renoncement de beaucoup d’enseignants face à la nécessité de prendre en considération l’hostilité d’un environnement qui va à l’encontre de ce qu’il faudrait faire pour qu’enfants et adolescents se construisent cognitivement, psychologiquement et socialement au mieux. Non seulement il faut qu’ils soient des professionnels mais aussi des militants, et souvent des militants désarmés. Le problème des parents et des inspecteurs fait l’objet d’une grande partie des échanges sur certaines listes de diffusion. Certains groupes comme les CREPSC5 consacrent une partie de leurs rencontres à se co-former pour apprendre à établir des stratégies, à se comporter face à l’hostilité, pour pouvoir ensuite agir dans l’intérêt des enfants, qui ne sont pas, eux, le problème.
C’est bien ce dont il faut que l’on prenne conscience : le problème général n’est plus de prouver la valeur des pédagogies modernes. Il est celui des représentations forgées par l’idéologie dominante depuis des siècles. Ce n’est pas qu’au niveau de l’école, c’est à tous les niveaux. S’il y a bien toujours lutte des classes, ce n’est pas par la lutte des classes dans un paradigme identique et qui sera reproduit que notre société se transformera, remettra en cause tout ce sur quoi elle se fonde. En ce sens, comment changer de paradigme éducatif peut être, pourrait bien être, le premier coin à enfoncer.
Bernard Collot
Bué, le 16.01.2013
1. Voir « Parents d’élèves, éveillez-vous ! » B.Collot, http://www.TheBookEdition.com
2. Voir « Chroniques d’une école du 3ème type, tome 2, Ecole et société », B. Collot, http://www.thebookedition.com
3. – Entendons-nous par ce que l’on appelle « apprentissages ». Il s’agit pour moi, dans le cadre de l’école, de la construction des langages, outils de l’autonomie dans un environnement et les interdépendances sociales (voir « l’école de la simplexité »), et à travers eux de la construction des personnes.
4. Par exemple les dispositifs compliqués d’évaluation non chiffrée à inventer essentiellement parce que l’absence d’une évaluation formelle et communicable laisse croire au laxisme des enseignants.
5. – Centres de Recherches des Petites Structures et de la Communication.