Beaucoup reste à faire pour que la France devienne un acteur clé du numérique. Notre pays accuse un retard par rapport aux autres pays de l’OCDE. Plusieurs facteurs de blocage expliquent ces difficultés, notamment le cadre réglementaire trop instable. Stéphane Roussel, président de SFR et Gilles Babinet, responsable des enjeux du numérique auprès de la Commission européenne, en débattent dans l’Hémicycle.
L’Institut Montaigne a récemment publié une note plaidant pour un « New Deal» numérique. Notre pays aurait-il raté le virage du numérique ?
Stéphane Roussel : Notre pays accuse effectivement un retard certain par rapport aux autres pays de l’OCDE. Je dirais que nous sommes aujourd’hui au milieu du gué : si la France ne prend pas conscience rapidement que le numérique et ses infrastructures représentent un enjeu fondamental de croissance, de modernisation de l’économie et de réforme de l’État, elle obérera durablement son avenir économique et sa capacité d’innovation.
Gilles Babinet : Nous ne sommes aujourd’hui qu’au début de la révolution numérique, comme en 1880 face à l’électricité. Tout reste à faire, toutes les opportunités de devenir un acteur clé du numérique se présentent à nous. On ne peut donc pas parler d’échec à ce stade.
Quels sont selon vous les atouts de notre pays pour affronter cette « troisième» révolution industrielle ?
S.R. : Notre pays dispose d’atouts majeurs pour devenir un géant du numérique: des formations scientifiques d’excellence, des start-up et des entrepreneurs ambitieux, des réseaux de télécommunication de qualité … Contrairement aux idées reçues, la France a tout pour devenir une terre d’innovation. Du côté des infrastructures, elle dispose d’une couverture en très haut débit mobile exceptionnelle en faisant un des pays les mieux couverts au monde : 70 % de la population bénéficiera d’une couverture très haut débit nationale d’ici à fin 2013 dont plus de la moitié en 4G !
Le déploiement du très haut débit fixe et mobile est aujourd’hui une réalité. SFR a confirmé sa volonté d’investir 1,6 Md€ dans le réseau et les SI chaque année. Elle a déjà investi plus de 1,2 Md€ lors des enchères des fréquences de la 4G.
G.B. : Au-delà du déploiement des infrastructures, il faut chercher nos forces dans la qualité de notre système de formation supérieure, dans le dynamisme de notre écosystème digital ou encore dans notre expertise en matière de mathématiques appliquées. Dans une moindre mesure, la réforme amorcée par le gouvernement sur le financement de l’innovation présente un potentiel intéressant.
Et parmi les principaux freins ?
S.R. : Je vois au moins trois facteurs de blocage très concrets pour expliquer le retard français. Premièrement, le cadre réglementaire est trop instable et ne permet pas de créer les conditions permettant de sécuriser les investissements massifs exigés par le déploiement du très haut débit. L’éventualité d’une affectation rapide de la bande des 700 MHz au très haut débit mobile en est une nouvelle preuve : alors qu’en juin 2011, les pouvoirs publics avaient clairement indiqué qu’aucune nouvelle bande de fréquences ne serait disponible avant la fin de la décennie, une mise en vente des fréquences 700 MHz pourrait intervenir dès l’année prochaine.
Ensuite, la fiscalité, ou plutôt la surfiscalité, pénalise trop lourdement les opérateurs français (elle représente 20 % des investissements des opérateurs soit environ 1,2Md€ par an). Elle devrait plutôt partici-per à un rééquilibrage entre les acteurs économiques. Il est temps de changer d’approche pour préserver la compétitivité de l’industrie nationale des télécommunications. Il n’est plus acceptable que certains puissent se soustraire à la solidarité fiscale.
Enfin, la démagogie consumériste doit être stoppée: la tendance à la sur-réglementation va même à l’encontre de l’intérêt des consommateurs en particulier dans le secteur des télécommunications où les consommateurs tirent les bénéfices de la compétition entre opérateurs.
G.B. : En premier lieu, l’éveil au numérique de la fonction publique, bien trop faible alors qu’elle se doit d’être un des premiers vecteurs de diffusion de cette révolution.
Plus largement, il existe un frein générationnel, que l’on constate notamment au sein des directions des entreprises, souvent assez peu sensibilisées au numérique, en particulier dans les TPE et les PME. Il faut accélérer la transition générationnelle en marche pour diffuser plus largement la notion du numérique. Au niveau européen, on fait face à un problème d’intégration du marché, fragmenté entre 200 opérateurs, ce qui les empêche de faire des économies d’échelle. Parallèlement, le dumping consumériste actuel attaque les résultats et freine le financement des infrastructures 4G. Une concertation européenne renforcée
s’impose, tant au niveau des acteurs privés que des régulateurs, pour pouvoir installer le cadre réglementaire qui facilitera ce financement.
Enfin, il faut décliner l’effort de simplification administrative au monde de l’innovation. Le trop grand nombre de guichets crée chez
les chefs d’entreprises une propension à se transformer en chasseurs de primes.
Quelles mesures concrètes les décideurs de notre pays pourraient-ils prendre pour accélérer la croissance de l’économie numérique ?
S.R. : Chez SFR, nous avons le sentiment que le gouvernement a pris la mesure de l’enjeu. L’idée d’une « préférence pour le long terme» telle que présentée par Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin le 13 mars dernier amorce une politique industrielle pour les télécoms qui s’inscrit dans une volonté de privilégier les investissements durables. Nous soutenons cette approche.
La mutualisation des réseaux doit être encouragée dans l’économie de coûts fixes qui caractérise les télécommunications. Elle constitue une solution qui permettrait au secteur des télécoms de faire face aux investissements considérables du très haut débit fixe et mobile.
SFR est très favorable au partage de réseau dans les zones moins denses, notamment rurales, les fameuses « zones de déploiement prioritaire » qui correspondent aux deux tiers du territoire et couvrent 18 % de la population.
De façon plus générale, nous proposons qu’une concertation approfondie avec les acteurs du secteur soit initiée par les pouvoirs publics préalablement à toute décision les concernant.
G.B. : La première démarche à adopter est de réformer par le numérique, d’améliorer l’efficacité de la fonction publique par le numérique à tous les niveaux, qu’il s’agisse des services d’e-administration, de l’éducation, de la santé, de la justice, de l’intérieur. Dans tous ces domaines, le numérique peut permettre de réaliser d’importantes économies, en particulier dans le domaine de la santé avec le DMP notamment, et de maintenir dans le même temps des services publics de très bonne qualité.
Parmi les priorités, il faut rejoindre la moyenne de l’OCDE en termes de niveau d’investissement, porter au plus haut niveau de l’État la politique de transparence et d’open data, encourager la création de clusters spécialisés sur les thèmes de prédilection et d’expertise de la nation (algorithmique, self quantifying, santé, robotique) et former la fonction publique supérieure et les acteurs politiques au numérique.
De manière générale, l’esprit qui doit commander à ces efforts est la mise en place d’un cadre simple et stable, qui facilite la mobilité des acteurs du numérique et renforce l’attractivité du territoire pour les entrepreneurs étrangers.
Il est enfin nécessaire de se poser la question de la régulation des données personnelles, afin de permettre l’émergence d’une société d’innovation. Ne faudrait-il pas faire évoluer le mandat de la CNIL pour que la mention de l’innovation soit plus nettement prise en compte et que les contraintes technologiques pratiques soient plus largement considérées dans ses avis ?
Au-delà de la formation des décideurs et au moment où est voté au Parlement un texte pour la refondation de l’école, avez-vous le sentiment que l’Éducation nationale s’est suffisamment saisie de cet enjeu ?
S.R. : L’intégration du numérique dans le parcours scolaire est indispensable aujourd’hui: nous vivons dans une société connectée dont l’école ne peut être exclue.
Malheureusement, force est de constater que le numérique n’a pas tout à fait franchi les portes de l’école. Pour Yremédier, le gouvernement a lancé de nombreuses initiatives dans ce domaine, notamment la mise en place de l’option « sciences du numérique » au lycée. Ces initiatives vont clairement dans le bon sens.
L’enjeu ne porte pas seulement sur l’accès à l’outil numérique mais plus encore sur l’appropriation de la culture numérique. Pour avancer dans cette voie, il est nécessaire de donner un nouveau souffle au numérique éducatif en particulier par la formation des enseignants et à travers le développement d’une offre de services éducatifs. SFR a, par exemple, lancé l’e-ecole pour tous, un service clés en main pour les établissements comportant tous les éléments nécessaires à la mise en place du numérique à l’école.
G.B. : Il y a une prise de conscience manifeste de ce que le numérique peut apporter à l’école. Il importe d’insister en particulier sur le fait que l’infrastructure numérique et les équipements en tant que tels ne résolvent rien. Seules les expérimentations suivies d’un contrôle rigoureux de leur efficacité pédagogique et de la publication ouverte et transparente de leurs résultats permettront de dégager un consensus et de décrypter un débat trop souvent passionnel, qui anéantit toute tentative de réforme.
La révolution numérique ne risquet-elle pas de créer une double fracture territoriale et sociale ?
S.R. : Au contraire! Pour les territoires ruraux, le numérique est une opportunité à saisir: il leur permet de se désenclaver, d’être attractifs et de favoriser leur développement, en particulier par les services innovants (dématérialisation, cloud, open data, etc.). SFR montre sa volonté d’investir durablement dans les territoires notamment avec la fibre optique développée dans près de 600 communes réparties dans les zones les moins denses en France.
Quant à la fracture sociale, dans notre société connectée, il est aujourd’hui nécessaire que le numérique puisse devenir pour tous un nouveau moteur de l’ascension sociale : l’ascenseur digital. En 2010, SFR a lancé avec l’associationEmmaüs Défi et la Ville de Paris un programme de téléphonie solidaire permettant aux personnes en situation de précarité d’avoir accès à la téléphonie mobile et d’en maîtriser les usages. Aujourd’hui, ce programme renommé Emmaüs Connect est aussi déployé en province et comprend également les services internet.
G.B. : Au contraire, le numérique est un facteur de mobilité sociale qui a été mesuré sous plusieurs angles dans de nombreuses études. Cependant, une des nouvelles missions de l’État est de s’assurer qu’aucune catégorie sociale ou démographique ne reste à l’écart.
À ce titre, les efforts doivent être renouvelés, en particulier à l’égard des personnes en situation de handicap et des seniors.
Quant à l’accès aux réseaux, il convient, dans un cadre budgétaire contraint, d’appeler au pragmatisme le plus vigilant et d’agir en
fonction des territoires et de l’intensité des besoins en infrastructures.
Et du côté des entreprises, le bilan vous paraît-il satisfaisant ?
S.R. : Il faut être vigilants car du côté du secteur des télécommunications, le marché est aujourd’hui fortement déstabilisé et n’a pas encoreabsorbé le choc du low cast encaissé en janvier 2012 avec l’arrivée du quatrième opérateur. Le véritable problème industriel pour la France et l’Europe réside dans la faiblesse des fournisseurs de terminaux mobiles. Les investissements mobilisés par un déploiement de la 4G plus rapide que prévu rendent cruciale la juste valorisation de ce service par les opérateurs. Il s’agit d’une question capitale à l’heure où SFR et France Télécom doivent parallèlement déployer la fibre.
G.B. : Le bilan est loin d’être satisfaisant et c’est d’autant plus dommageable que les gains de productivité que rend possibles le cloud peuvent se faire à coût marginal. C’est pour ça qu’un effort pédagogique soutenu doit être entrepris auprès des PME et des TPE par l’ensemble des institutions et des acteurs concernés.
Quels sont selon vous les secteurs de la vie économique et sociale sur lesquels le numérique va avoir le plus fort impact dans les années qui viennent ?
S.R. : Deux secteurs sont sans doute parmi les plus prometteurs pour renforcer à la fois notre compétitivité et notre cohésion sociale : la santé et l’éducation. Des enjeux importants existent aussi sur le travail à distance et la domotique dans un proche avenir.
Dans le domaine de la santé, le numérique peut servir de levier pour améliorer l’efficacité de notre système. Les applications liées à la santé foisonnent et l’informatisation des données de santé est une des conditions de la qualité des soins. Du côté de l’éducation, les TIC peuvent contribuer à faire évoluer les pratiques pédagogiques et à renforcer l’apprentissage des cours reçus en classe.
G.B. : Je pense instinctivement à un impact sociétal potentiellement très important, dans le domaine de la démocratie participative. Dans le contexte actuel de défiance marquée des citoyens vis-à-vis du pouvoir politique, le numérique peut jouer un vrai rôle. Parmi les réformes nécessaires et en accord avec les ambitions en matière d’open data, on se doit d’envisager les moyens de développer considérablement la participation de la société à la vie de la cité. À ce titre, et de nombreux exemples étrangers en attestent, le numérique constituerait un levier très efficace.
Propos recueillis par Laurent Bigorgne de l’Institut Montaigne