« Pourquoi le nombre d’élèves par classe varie-t-il peu selon le niveau scolaire des élèves alors que le nombre d’options varie sensiblement en fonction de ce niveau ? » A mi-parcours du quinquennat Hollande, le sociologue Pierre Merle fait le bilan de la politique éducative au regard de l’objectif d’égalité sociale. Pour lui l’école reste inégalitaire et par suite « un ferment de l’extrémisme ». P Merle ne fait pas de cadeau. Mais il propose aussi : lier les dotations aux établissements à des objectifs sociaux, imposer ceux-ci au privé sous contrat. Pour une ministre qui veut répartir les moyens sur de nouvelles bases, voici des pistes…
En mai 2012, Vincent Peillon, nouveau ministre de l’Éducation nationale, avait pour objectif la refondation de l’école, gravée l’année suivante dans le marbre de la loi. Benoît Hamon, son successeur, avait indiqué poursuivre la même ambition. Sur les réformes les plus emblématiques, alors que Najat Vallaud-Belkacem, attachée également à la refondation a accédé au ministère de la rue de Grenelle, un bilan d’étape est déjà possible.
Des chantiers en panne
Un des chantiers les plus importants est la réforme de la formation des maîtres. Sous l’ère Sarkozy, le ministre Darcos avait profondément modifié celle-ci en rattachant les ex-IUFM aux universités. Combinée à la recherche d’économies, la mastérisation de la formation des enseignants avait entraîné la suppression d’un élément central de leur cursus : l’année de stage auprès des élèves. Le résultat fut calamiteux : une chute brutale des candidats au professorat. En 2013, la création de postes d’enseignants et celle des ESPE, Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation, ont rétabli la confiance : les candidats sont redevenus plus nombreux même si, dans certaines disciplines comme les mathématiques, ils demeurent insuffisants. Cette réforme constitue un progrès indiscutable bien que les ESPE, toujours rattachées aux universités, soient souvent des variables d’ajustement en termes d’emplois et de budget. Dans une période marquée par le gigantisme des fusions-absorptions universitaires, les ESPE, guère plus grosses que des IUT, sont des petits poucets trop souvent abandonnés sur le bord de la route… Privé d’une gestion autonome et centralisée, parfois même de directives suffisamment claires, le grand projet des ESPE – l’indispensable renaissance de la formation des maîtres – risque de se déliter dans les égoïsmes des chapelles universitaires.
Débutée dès l’été 2012, la réforme des rythmes scolaires à l’école élémentaire constitue un de ces mauvais feuilletons que la société française réalise avec un aveuglement résolu. Décidée sans consultation par Nicolas Sarkozy, mise en œuvre docilement par Xavier Darcos, la semaine de quatre jours – une quasi exception dans les pays de l’OCDE – avait suscité l’opposition initiale des acteurs de l’école. Revenir aux cinq matinées de travail était une décision de bon sens, consensuelle parmi les chronobiologistes, et préparée par Luc Chatel à la vitesse prudente de l’escargot. Restait à savoir comment organiser ces 4,5 jours travaillés… Entre des maires qui ont fait de cette réforme un instrument de polémique politicienne ; ceux soucieux de limiter les dépenses ; une partie des parents et enseignants attachés à leurs habitudes et inquiets de surcoûts éventuels ; une réforme initialement trop restrictive dans ses modalités d’application, et l’école privée, franc-tireur, curieusement non engagée par cette réglementation, l’intérêt des chères têtes blondes a été oublié… L’immobilisme, ce poison mortifère si présent dans la société française, a transformé en batailles de tranchées une réforme qui aurait dû rallier tous les partis.
Relance et non refondation de l’éducation prioritaire
Un autre chantier a été celui de l’éducation prioritaire. Beaucoup de consultations, trop peut-être, ont fait oublier l’objectif initial. Le passé est parfois plus rassurant que l’avenir si bien qu’une énième relance, après celles de 1997 et 2006, s’est substitué à la refondation promise. Certes, les établissements relevant de l’éducation prioritaire ont été redéfinis avec la création des « REP + » (Réseau d’Education Prioritaire), et les enseignants en poste dans ceux-ci vont désormais bénéficier d’une réduction de leur service hebdomadaire. Au-delà de ces changements, sources inévitables de polémiques pour les établissements qui ont perdu leur label, les problèmes restent entiers : le label Éducation Prioritaire fait toujours fuir les élèves des catégories moyennes et aisées ; les populations d’élèves immigrés et d’élèves en grande difficulté demeurent massivement concentrées dans ces établissements ; le nombre d’élèves par classe n’a guère baissé alors que des recherches convergentes, nationales et internationales, montrent qu’il s’agit d’une politique particulièrement efficace pour les élèves en difficulté. La réduction du service hebdomadaire des professeurs en poste dans les REP + risque, de surcroît, de rendre encore plus difficile la nécessaire baisse des effectifs par classe dans les établissements qui concentrent les élèves en difficulté.
Les questions tabou
La limite d’un bilan d’étape tient à l’impossibilité d’être exhaustif. Depuis 2012, le ministère a ouvert de nombreux chantiers dont il est encore impossible d’évaluer les effets tels que le développement du numérique, la révision des programmes scolaires, la réforme du socle commun, la création du Conseil National d’Évaluation du Système Scolaire, le changement des pratiques d’évaluation… Ce qui surprend tient aux silences, aux oublis, réels ou calculés. À titre d’exemple, le nombre d’options linguistiques est faible dans les collèges de l’éducation prioritaire et particulièrement élevé dans les collèges favorisés. Ce système d’options est coûteux, inégal, source de ségrégation sociale et scolaire : les options linguistiques favorisent les classes socialement et scolairement homogènes. Voilà une question taboue. Pourquoi le nombre d’élèves par classe varie-t-il peu selon le niveau scolaire des élèves alors que le nombre d’options varie sensiblement en fonction de ce niveau ? Le principe d’égalité à la française est étrange : il est sollicité pour ne pas donner réellement plus à ceux qui ont moins, vite oublié pour donner plus à ceux qui ont plus… Le combat pour l’égalité filles-garçons est tout à fait légitime mais les inégalités selon l’origine sociale sont bien plus considérables et constituent le défi prioritaire de l’école française.
Un autre exemple de tabou concerne la politique d’affectation des élèves dans les établissements. Un projet récent du gouvernement vise à modifier la carte scolaire de façon à favoriser la mixité sociale des collèges, parent pauvre de la refondation. Dans les lycées publics, l’affectation des élèves par la procédure informatique Affelnet poursuit le même objectif depuis plusieurs années. L’objectif est louable mais en partie illusoire si, à côté d’un marché scolaire public réglementé pour favoriser une mixité sociale, des établissements source d’efficacité et d’équité, coexiste un secteur privé libre de toute entrave pour choisir les élèves souhaités. La récente recherche de Du Parquet, Brodaty et Petit a même montré que près de 20% des établissements privés, en dépit de leur mission de service public, ont recours à la discrimination ethnique dans leur politique de recrutement…
L’absence d’une politique globale et cohérente de mixité sociale
L’absence d’une politique globale et cohérente de mixité sociale débouche sur des effets connus : ghettoïsation des collèges populaires, embourgeoisement des établissements privés, concurrence publique-privée accrue qui impose une politique d’options sélectives pour que le secteur public conserve ses « bons élèves », le plus souvent regroupés dans de « bonnes classes ». Pour être efficace, le principe de mixité sociale doit s’appliquer à tous, privé compris. Reste à trouver des règles afin que cet objectif soit atteint. Dans la situation actuelle, le modèle économique du secteur privé l’incite à limiter la scolarisation des enfants d’immigrés et d’origine populaire : ceux-ci contribuent moins aux ressources, nécessitent plus d’encadrement pour réussir, ont en moyenne de moins bons résultats et, pour cette raison, nuisent à sa réputation au fondement de son attractivité scolaire et sociale. Une réelle refondation serait, pour favoriser la mixité, de faire varier sensiblement la dotation versée aux établissements en fonction de leur recrutement social. Lorsque la vertu n’est pas produite par la morale, elle est obtenue par la sanction ou l’incitation financière…
Les politiques françaises de discrimination positive et de mixité sociale sont pusillanimes, parfois même un trompe-l’œil, alors qu’elles devraient être centrales. Leurs déficiences contribuent en effet au dernier bilan PISA publié en décembre 2013 et à un constat sans appel : les inégalités de l’école française continuent de croître et dépassent largement celles de ses voisins européens. Une école où l’inégalité des chances s’accroît est une sorte de jeu truqué. Alors même que « le mérite » devient en catimini la prérogative des enfants des catégories aisées, les diplômes les plus élevés demeurent les sésames préférentiels de la réussite professionnelle. L’aphorisme de Rawls « nul ne mérite totalement son mérite » n’a jamais été aussi vérifié et ignoré.
Associée à une forte valorisation du diplôme, une école inégalitaire construit une société à son image : fracturée, divisée, traversée par la résignation, la révolte, la valeur délétère du « moi d’abord »… Un ensemble de comportements trop présents un peu partout, classe politique comprise, source de délitement des liens sociaux et de démobilisation collective. Le ferment idéal de l’extrémisme, de la démagogie et des grands retours en arrière… Au mitan du quinquennat, l’urgence de l’action, pour une école plus efficace et plus juste, n’a jamais été aussi grande.
Pierre Merle
Sociologue, professeur à l’ESPE et à l’Université Européenne de Bretagne
Dernier ouvrage : La ségrégation scolaire, La Découverte, 2012.
Pourquoi les inégalités françaises
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